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Art juif - art chrétien : Les origines de l'art chrétien seraient-elles juives?
Joseph Gutmann
Il y a environ soixante dix ans, Joseph Strygowski suggéra que les manuscrits chrétiens enluminés de l'Ancien Testament pourraient bien trouver leurs racines dans une tradition, jusqu'ici inconnue, de manuscrits juifs enluminés. Son hypothèse ne pouvait alors s'appuyer sur aucune évidence littéraire et difficilement sur quelque document artistique.
Durant les quarante dernières années, cependant, d'étonnantes découvertes archéologiques de restes qui témoignent de l'art juif au Proche-Orient — par exemple, la synagogue du troisième siècle de Doura Europos et les catacombes de Beth Shearim — ont donné une nouvelle impulsion à l'examen de la théorie de Strygowski: la possibilité d'origines juives pour l'art chrétien. La synagogue de Doura Europos a été le point central de cette étude dans les recherches récentes des savants. Ceci est facile à comprendre étant donné que les fresques de la synagogue de Doura représentent le premier cycle narratif continu et significatif d'images bibliques qui soit parvenu à notre connaissance. Une déco-ration biblique figurative de cette étendue et de cette complexité n'apparaît pas avant le cinquième siècle dans les églises.
La synagogue de Doura Europos a été découverte en 1932 par un groupe d'archéologues de l'université de Yale et de l'académie des inscriptions et belles lettres. Située entre Damas et Bagdad, Doura Europos est sur la rive droite de l'Euphrate en Syrie. Sa préservation, dans cette « Pompei de l'est » comme l'a appelée le fameux historien Mikhail Rostovtzeff, peut être attribuée au savoir faire de l'armée romaine. Pour protéger les murs de la ville contre les opérations de siège des Sassaniens en 256 après J.C., un certain nombre de monuments proches du mur de la ville avaient été recouverts d'un revêtement de terre. La synagogue se trouvait près de la porte ouest de la ville, et c'était un terrain fortifié, elle fut ainsi fortuitement préservée. C'est là que, pour la première fois, un monument d'art juif a été mis à jour: le complexe synagogal entier d'une petite communauté juive. Ce complexe synagogal, daté de 244/245 après J.C., consiste en une enceinte entourée de chambres du côté de la rue que l'on traversait pour entrer, un vestibule à colonnes et la synagogue proprement dite. Deux entrées donnent sur le mur ouest. Les murs intérieurs sont complètement recouverts par cinq bandes de peintures courant le long des quatre parois de la pièce. La bande la plus basse au-dessus des deux rangées de bancs et la bande juste au-dessous du plafond sont des lambris décoratifs à panneaux représentant des animaux, des masques et des incrustations de simili-marbre. A peu près soixante pour cent des décorations originales des trois bandes du milieu ont été préservées. Elles figurent environ cinquante huit épisodes bibliques sur quelque vingt huit panneaux intacts. Toutes les bandes horizontales convergent et sont interrompues par la niche de la Torah sur le mur de l'ouest; au-dessus de la niche se trouvent deux grands panneaux flanqués de deux étroits panneaux verticaux sur chaque côté. La niche de la Torah est orientée vers Jérusalem et tout près d'elle un siège spécial est réservé au plus ancien personnage de la synagogue. On peut voir des inscriptions grecques, araméennes et iraniennes sur les murs. Le plafond plat était originellement recouvert de tuiles décoratives avec des inscriptions; depuis elles ont été replacées dans la reconstitution de la synagogue au musée national de Damas en Syrie.
Bien que la synagogue de Doura soit moins connue que les manuscrits de la mer morte et qu'on ait moins largement orchestré son importance, elle implique plus d'un aspect révolutionnaire.
Elle a bouleversé des théories précieusement retenues pendant longtemps sur l'attitude juive à l'égard des images et sur les origines de l'art chrétien. La prétendue obéissance à la lettre au fameux second commandement « Tu ne feras pas d'images gravées... » a été un problème particulièrement ardu pour les théologiens et pour les savants depuis la découverte de Doura. Certains d'entre eux, comme Erwin R. Goodenough, soutiennent depuis lors que le judaïsme des rabbins pharisiens, en raison des prétendues restrictions à lui imposées par le second commande-ment du Pentateuque, n'aurait jamais toléré les peintures de Doura. Par conséquent ces peintures devaient être le produit d'un judaïsme plus libéral et plus assimilé, à savoir un judaïsme héllénistique. Goodenough et ses disciples qui soutiennent que le judaïsme héllénistique a été la voie de transmission de l'art juif à l'art chrétien négligent le fait que la pénétration de l'héllénisme dans le Proche-Orient antique a été éprouvé comme une rupture non seulement par ceux qui vivaient en dehors de la Palestine mais aussi par ceux qui vivaient dans la Palestine même. Dans la plupart des centres héllénistiques, comme Alexandrie, le Pentateuque avait été transformé à partir d'un texte du Proche-Orient ancien en un texte grec susceptible de s'adapter aux besoins des juifs citadins: les simples et sobres récits du Pentateuque, les rites et les prescriptions cultuelles avaient été dotés de significations allégoriques, symboliques et philosophiques.
En Palestine survint une nouvelle génération de savants, les Pharisiens, qui s'attachèrent à résoudre les problèmes posés par l'héllénisme. Non contents de transmettre simplement un texte ancien du Proche-Orient, ils entreprirent de construire une nouvelle et radicale forme de judaïsme. En admettant une double Loi révélée par Dieu, la loi écrite et la loi orale, ils gardèrent intact le Pentateuque, la loi écrite, tout en introduisant à travers la loi orale des changements majeurs susceptibles de dépasser le mode de vie héllénistique. Ces changements révolutionnaires substituèrent à un judaïsme centré sur le peuple, la terre, le temple, les prêtres et les sacrifices, un judaïsme de type individuel centré sur la synagogue, l'étude et la prière. Le centre de cette nouvelle forme de judaïsme était l'internationalisation des lois des pharisiens (halakhot), lois qui exigent, parmi d'autres obligations, des prières d'intercession dans une relation sans intermédiaire avec Dieu pour assurer à l'individu son salut et sa résurrection dans le monde à venir.
Comme nous pouvions nous y attendre, ce qui reste de l'art juif à Doura et dans d'autres synagogues de la période de l'église primitive, permet de déchiffrer le nouveau message de salut du judaïsme rabbinique des pharisiens et non celui d'un judaïsme mystique, comme le pensent quelques savants.
Il faut noter également que l'attitude du judaïsme rabbinique à l'égard de l'art a changé elle aussi. Rabbi Johanan, de la Palestine du troisième siècle, n'avait pas de raison de censurer ses contemporains quand ils commencèrent à décorer les murs de leurs conventicules avec des peintures. Un siècle plus tard Rabbi Abun ne présenta pas davantage d'objections quand les juifs commencèrent à poser des mosaïques figuratives sur les sols de leurs synagogues. Des penseurs chrétiens contemporains, il faudrait le remarquer par ailleurs, ont vigoureusement repoussé les images. Tertullien, père de l'église, condamna l'art comme l'oeuvre du démon, et le synode d'Elvire, dans l'Espagne des débuts du quatrième siècle, a décrété: « Il ne doit pas y avoir d'images dans les églises... » On a soutenu à juste titre que sauf dans le cas d'une évidence artistique, nous n'aurions jamais pu soupçonner l'existence d'images chrétiennes, avant l'année 300 à partir de la littérature qui nous reste.
Les peintures tout à fait spéciales de la synagogue de Doura ou leurs modèles immédiats ont-ils exercé une influence sur l'art chrétien, comme le certifient certains savants? Si nous comparons le sacrifice d'Isaac de Doura avec les représentations qui en sont données dans l'art byzantin postérieur, nous découvrons dans les deux cas que le bélier n'est pas empêtré dans un fourré mais attaché ou sur pied près d'un arbre, et que la main de Dieu et non celle d'un ange, intervient pour arrêter l'action. De la même manière, l'onction de David à Doura et les représentations dans l'art byzantin postérieur diffèrentdu récit biblique en montrant seulement six frères présents au lieu de sept. Ce parallélisme de l'iconographie qui existe entre Doura et l'art chrétien postérieur, vérifié dans d'autres cas, et basé sur l'interprétation rabbinique des récits bibliques, n'est cependant pas suffisant pour garantir une conclusion.
Pour de nombreuses oeuvres artistiques chrétiennes, des savants certifient qu'il existe un fondement dans des modèles primitifs juifs perdus, puisqu'ils incorporent des éléments de légendes juives (haggadah). On trouve dans ces exemples des représentations telles que: le serpent dans le jardin d'Eden représenté comme une créature ressemblant à un chameau à quatre pattes; le corbeau envoyé par Noé, se repaissant d'une carcasse; la rencontre de Joseph avec un ange ailé, au moment où il va retrouver ses frères; Benjamin assis à la droite de son frère Joseph au repas qu'ils partagent ensemble en Egypte. Ces récits de légendes juives non bibliques ne permettent pas de conclure avec évidence à l'existence de cycles d'anciens manuscrits juifs enluminés, car les mêmes légendes juives se retrouvent fréquemment dans les écrits des pères.
La question de savoir si les origines de l'art chrétien étaient en dépendance d'un art juif préexistant doit, pour le moment, rester une question ouverte. Cependant il ne fait pratiqueemnt plus de doute que les débuts de l'art chrétien, dans la spécificité du message chrétien de salut, ne peuvent être vraiment compris si l'on ne tient pas compte des changements révolutionnaires introduits primitivement par le judaïsme rabbinique pharisien. *
* Le lecteur intéressé peut se référer à la vaste bibliographie présentée sur ce sujet par J. Gutmann: « No graven images: studies in art and the hebrew Bible » New York. Ktav Publishing House, 1971.