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«Un avenir différent : Juifs et Chrétiens. P euvent-ils tirer des leçons de l’histoire ?» : une réponse
Andrew White
Je suis heureux de répondre à l’excellent article d’Edward Kessler. Mon seul problème est d’être d’accord avec lui sur à peu près tout ce qu’il dit.
Historiquement, juifs et chrétiens ont eu besoin les uns des autres, et cela habituellement non pour des raisons positives, mais plutôt pour se définir eux-mêmes. A la question : « Qui suis-je ? » on a trop souvent répondu, dans le passé, par : « Je suis ce que l’autre n’est pas ». Au mieux, cette tension a eu pour résultat une certaine créativité, poussant à clarifier la philosophie et la théologie de chacune des traditions religieuses. Pour un christianisme encore embryonnaire, c’est cette tension qui est à l’origine du développement de la christologie et, dans le judaïsme, celle-ci a amené Maïmonide à exposer ses 13 principes de la foi – principes qui posèrent de grands problèmes dans la communauté juive mais qui furent très précieux pour les chrétiens, leur permettant de mieux comprendre la nature du peuple juif.
Tolérance
Edward a raison d’affirmer que dans les premières années de la séparation (parting of the ways) et de l’évolution du christianisme, on constate des signes de grande tolérance entre les deux communautés. Bien des problèmes qui furent à l’origine de la terrible polémique antijuive peuvent remonter à une philosophie occidentale comme le néo-platonisme d’Origène, et à bon nombre de croyances hellénistiques. Nous savons que le judaïsme lui-même a pu être influencé par certaines de ces philosophies pré-chrétiennes, comme le donne à penser le terme grec de synagogue. Si, cependant, nous considérons l’enseignement des Eglises orientales et les relations de celles-ci avec le judaïsme, nous trouvons un mode de relation tout à fait différent. Derek Webster, qui est un prêtre et un éducateur anglican, nous donne quelques aperçus exceptionnels de la tradition primitive des monastères coptes dans sa traduction des écrits du Père Abbé (Abbot) Nicolas et de son disciple Jean le Nain.
Extrait de L’Abbot et le Nain par Derek Webster(1)
JUIF
« En Juda, Dieu s’est fait connaître ;
Son nom est grand en Israël.
Sa tente s’est fixée en Salem,
et à Sion sa demeure (Ps 76, 2-3) ».
Ils avaient d’abord pensé qu’il était mort. La caravane s’arrêta, mais rapidement, pour laisser le juif avec Abbot Nicolas et Jean le Nain. « Il a marché sur un nid de scorpions. Leur venin est entrain d’agir actuellement. Nous voyageons vite et ne pouvons pas nous en occuper. Laissez-le mourir en paix ou habiter ici jusqu’à notre retour. Vous serez bien payés », c’est ainsi que le chef de la caravane demanda qu’on héberge et soigne Jeshua le Scribe. Il fit signe à trois esclaves : deux d’entre eux transportèrent le malade, visiblement très fiévreux, jusqu’à la chambre d’hôtes. Le troisième prit un petit coffre et le plaça à côté de la natte servant de lit. (…)
Tandis que Jean lavait le corps de Jeshua, Nicolas préparait une compresse de figues pour le pied et une boisson de vinaigre et d’herbes du désert. La fièvre persista pendant dix jours et dix nuits au cours desquels le Scribe passa par des états de conscience et d’inconscience. Au matin du onzième jour, il retrouva vie. S’asseyant un peu, il refusa avec fermeté les remèdes de Nicolas. « Cela a le goût du vin des vignes de Sodome », murmura-t-il, « et… des champs de Gomorrhe ; leurs raisins sont amers, leur vin est un poison de serpents… » ajouta Nicolas en finissant pour lui le texte de l’Ecriture avant d’éclater d’un rire amical. (…)
La santé de Jeshua se rétablissant, on découvrit en lui un hôte plaisant et gentil. Homme d’âge moyen, menu, avec une barbe déjà grisonnante, il était d’une famille de Jérusalem. Il avait fait le voyage en Egypte pour réclamer un héritage. Il attendait maintenant patiemment la caravane et, tandis que les jours passaient, l’amitié pour ses hôtes ne tarda pas à grandir. Parlant tranquillement à Jean une chaude après-midi, à l’ombre du mur de la cour, il lui dit : « Puis-je vous poser trois questions ? ». Jean sourit, devinant ce qui allait suivre. « La première est celle-ci : Quand j’étais malade, ai-je bu du vin ou mangé ce qui rampe et grouille ? Ai-je pris dans un même repas du fromage et de la volaille ? » - « Mon ami, lorsque l’Abbé a su que vous étiez de cet ancien peuple, il a pris soin de ne vous donner que ce qui est permis par votre Loi. Le vin que vous avez bu n’avait pas été offert à des idoles. En fait d’animaux rampants, vous avez mangé des sauterelles, mais cela est permis. Vous avez aussi mangé du fromage, mais pas de volaille en même temps. Est-ce ici une maison de roi, que nous mangions chaque jour de la viande ? » Jean rit à cette idée. Jeshua sourit et continua : « Ma seconde question est celle-ci : La chambre d’hôtes où je me trouve a-t-elle vu mourir quelqu’autre personne venue chercher consolation auprès de vous ? » - « Mon ami, personne n’a perdu la vie ici, même si parfois nous avons craint pour vous ! Pas l’ombre d’un cadavre n’a pu vous rendre impur », dit le Nain. Jeshua continua : « Voici la troisième question : En me lavant et en me bandant chaque jour, avez-vous observé quelque écoulement de mon corps ? » - « Aucun », répondit Nicolas qui venait d’arriver sans qu’on l’aperçoive. « N’ayez pas peur, vous n’êtes pas impur. Même si notre connaissance est limitée et si nos moyens sont pauvres, nous avons suivi vos lois comme nous avons pu. Mais, bien sûr, ajouta-t-il, les yeux pétillants, vous avez mangé, bu, dormi et retrouvé la force de vivre dans les cellules de deux Gentils obstinés ». (…)
Le visage de Jeshua s’éclaircit : il était soulagé qu’aucune impureté n’ait été commise, et égayé par la bonne humeur de Nicolas, il dit tranquillement : « Vous m’avez sauvé la vie. En faisant cela, vous avez obéi à la loi essentielle d’Israël, car elle est donneuse de vie. Lorsque la chair et le sang sont menacés, les préceptes moins importants sont mis en veilleuse. L’Ecole à laquelle j’appartiens affirme que l’homme doit vivre grâce à la Loi et non pas y trouver la mort ». Nicolas dit : « Nos lois aussi sont donneuses de vie. Par son souci de vous voir retrouver la vie, Jean a manifesté son amour. Cette voie est celle du Maître qui est notre Loi. On l’appelle chez nous la Loi de l’amour ». « Peut-être, dit alors doucement Jeshua, que nos deux voies sont comme les rivières jumelles qui ont suivi le même cours pendant longtemps avant de se séparer. Se rencontreront-elles de nouveau ? » Nicolas réfléchit un moment et dit enfin : « Deux lutteurs ne s’entraînent-ils pas pour la même compétition avec des maîtres, des régimes et des exercices différents, et chacun d’eux combat fort bien ? Chacun suit les conseils de son moniteur, chacun mange ce qui lui est donné pour le fortifier, chacun accomplit les mouvements fixés … mais pourquoi ? Dans quel but ? C’est ce que chacun sait : le plaisir de la force et le charme de l’adresse, l’enthousiasme du combat et la joie de la victoire ? Oui, mais plus que cela. Ce que chacun devient va imprégner toute sa vie. Cependant, grisonnant avec le temps, puisque chaque chemin a une fin, ne peuvent-ils pas se rencontrer, s’embrasser, rire et pleurer un peu sur les illusions de leur jeunesse ? Ainsi les pratiques religieuses préparent-elles à ce qui s’étend bien au-delà d’elles. La Loi est une amie qui conduit à Sa Présence elle-même. Grâce à son observance, l’esprit se réjouit avec l’Esprit. Sa forme extérieure abrite la Vérité : ainsi la pureté du corps chante la perfection du cœur ; la discipline révèle l’Amour. Un jour viendra, mon ami, où dans le silence de la contemplation Il nous donnera assez d’amour pour nous appeler mutuellement d’abord « mon prochain », puis « mon frère ». Finalement nous ne verrons plus ni Jeshua, ni Nicolas, mais Lui seulement. Nous nous rencontrerons de nouveau ». (…)
Comme il rejoignant la caravane, Jeshua ouvrit son petit coffre et, gravement, offrit au Maître et au disciple deux châles de prière. Les regardant partir, Jean dit : « Ainsi s’en va le juif Jeshua. Connaît-il la forme grecque de son nom ? » - « Oui, je pense qu’il le sait », répondit Nicolas, « c’est Jésus ».
Nous voyons là, dans le développement du christianisme oriental, un très bel exemple du respect que juifs et chrétiens avaient les uns pour les autres. L’Abbé suggère même que le juif aussi est un pèlerin sur la voie du salut, idée qui n’aurait guère été acceptée par les Eglises occidentales de la même époque. L’histoire des relations juifs/chrétiens en Orient est très différente de celle des relations entre chrétiens occidentaux et juifs ashkénazes. Même après le développement et l’expansion de l’Islam au Moyen Orient, les relations entre juifs et chrétiens furent en général excellentes. Ceux-ci vivaient ensemble en tant que dhimmis, ayant souvent besoin les uns des autres pour survivre. Ils avaient tant de choses en commun ici, en Orient ; même pour le culte, il n’y a qu’à comparer les offices de la Synagogue séphardite et la liturgie syrienne orthodoxe : les uns sont en hébreu, l’autre en araméen, mais il y a quelque chose de commun dans le rythme, les rubriques et la forme.
J’ai participé récemment à un séminaire avec Aba Gabriel, l’archevêque éthiopien de Jérusalem. Il y avait parmi les auditeurs vingt cinq jeunes étudiants évangéliques des Etats-Unis. Ils étaient venus en Israël pour étudier les racines juives du christianisme et pensaient qu’ils allaient trouver là quelque chose de nouveau : ils manifestèrent une totale surprise lorsqu’ils découvrirent que cette antique communauté n’avait jamais perdu ses racines juives. Ses membres se considèrent encore comme intimement liés au peuple d’Israël, observant toujours des lois alimentaires et certaines fêtes juives, et vénérant les saints Prophètes.
Pourquoi l’expérience de l’Eglise d’Occident a-t-elle été si différente de celle d’Orient ? Serait-ce que nous avons perdu notre orientation ? Le mot orientation signifie littéralement « à partir de l’Orient ». Lorsque l’Eglise a perdu ses racines orientales, lorsqu’elle a cessé de regarder vers Bethléem et Jérusalem, elle a perdu ses racines juives et les a remplacées par des réalités païennes. Regarder vers l’Est, c’est continuer à avoir une théologie de la terre – la terre de nos Pères et l’origine de nos deux traditions de foi.
Instruction
Edward a montré clairement l’importance de l’instruction si nous voulons tirer les leçons de l’histoire. Comme chrétiens, nous avons besoin de nos frères et sœurs juifs pour nous aider à comprendre les Ecritures que nous avons en commun. Un des exemples les plus significatifs de la fécondité d’une étude commune des juifs et des chrétiens nous est donné à l’époque du Puritanisme. Les juifs ayant été expulsés d’Angleterre au 13e siècle les Puritains, dans un désir renouvelé de comprendre l’Ancien Testament, découvrirent qu’il était à peu près impossible de trouver sur place un enseignement suffisant de l’hébreu. Finalement, les érudits de ce groupe firent le voyage en Hollande, où ils étudièrent sous la direction des rabbins d’Amsterdam. L’acquisition de ces nouvelles connaissances eut des conséquences lointaines et durables : Cromwell permit aux juifs de retourner en Angleterre et la croyance en la fidélité de Dieu envers Israël, peuple et pays, se propagea parmi les croyants.
L’Eglise doit réaliser et populariser le fait qu’il nous faut prendre la peine de connaître l’interprétation juive des Ecritures si nous voulons comprendre à la fois les Ecritures juives et le Nouveau Testament. Mon premier point est donc que nous devons nous rappeler nos origines. Nous avons une histoire et un but communs. Juifs et chrétiens sont appelés à être ensemble les dépositaires d’une éthique sacrée qui devrait être bénéfique pour l’ensemble de la société. Je dirais qu’il nous faut apprendre la nature du pouvoir dans la religion – pouvoir dont on peut user et abuser. Tout comme un marteau et un ciseau peuvent créer une belle sculpture ou causer sa destruction, la religion peut aussi créer quelque chose de beau ou le détruire. Elle peut être cause de conflits et de guerres ou de guérison et d’intégrité. Plus une religion a de pouvoir, plus elle risque d’être destructrice. Le christianisme acquit du pouvoir d’abord avec la conversion de Constantin ; lorsqu’il devint la religion officielle de l’Empire romain, nous voyons que la polémique antijuive d’Occident, se développant, acquit un pouvoir de destruction qui conduisit finalement à la Shoa.
Le pouvoir du judaïsme débute en 1948 seulement, avec la création de l’Etat d’Israël. Après avoir vécu en tant que minorité opprimée le peuple juif, pour la première fois au cours de milliers d’années, eut l’opportunité de vivre sous sa propre souveraineté. Cette période qui a suivi la Shoa fut à la fois le point le plus élevé et le plus bas de l’histoire des relations entre juifs et chrétiens. Le point le plus élevé, car ce fut le début d’une réévaluation du judaïsme par l’Eglise à la lumière de la Shoa : la première conférence, historique, du Conseil international des chrétiens et des juifs (ICCJ) en 1947 eut pour résultat la publication des Dix Points de Seelisberg. Ce fut le point le plus bas du fait de la réponse largement négative d’une grande partie de l’Eglise à la création de l’Etat d’Israël. La naissance d’Israël mit fin aussi aux excellentes relations qui existaient entre juifs et chrétiens au Moyen-Orient.
Les leçons de l’histoire
Ainsi, au cours des 50 dernières années, la Shoa et Israël ont été les questions dominantes dans les relations entre juifs et chrétiens et, en tant que peuple, il nous faut apprendre les leçons de l’histoire.
En tant que chrétiens, nous devons :
reconnaître les abus de pouvoir de notre religion et en son sein ; prendre conscience des effets catastrophiques de la « substitution » ; nous repentir de l’antisémitisme ; nous réorienter, regarder vers l’Orient et nous informer sur les traditions anciennes ; avoir une certaine compréhension de nos origines, considérant Jésus comme un juif ; créer un midrash chrétien à partir des Ecritures juives et du Nouveau testament, un midrash qui soit vulgarisé et qui ne soit pas réservé aux seuls lieux d’étude ; considérer le judaïsme et voir l’importance qu’il attribue à la communauté et à la continuité ; travailler à une guérison entre les Eglises d’Orient et d’Occident ; réévaluer l’enseignement du judaïsme.
Pour les juifs, je suggère qu’il leur faudrait à leur tour :
comprendre quel est le pouvoir de la religion, son usage et ses abus ; savoir ce qui est advenu au christianisme, et du fait de celui-ci, après la conversion de Constantin ; contribuer à la guérison entre juifs orientaux et occidentaux, ashkénazis et séphardis ; ne pas se laisser piéger en permettant au pouvoir de porter tort à l’étranger dans le pays, exactement comme les juifs subirent des torts lorsque, pendant 2000 ans, ils furent étrangers en d’autres pays ; revoir la manière dont est présenté le christianisme dans l’enseignement pour les enfants juifs de manière à ce que soit reconnu le changement d’attitude qui est positif.
La nuit dernière est mort mon ami et guide, Lord Coggan. C’est l’archevêque Coggan qui pendant de nombreuses années a été le cardinal Bea du monde anglican. Ayant été Président du CCJ [Conseil des chrétiens et des juifs, N. de la T.], il avait été invité à prêcher à l’occasion du 50e anniversaire à la cathédrale St Paul. Dans son allocution mémorable, il appelait juifs et chrétiens à regarder vers l’avenir et à s’engager dans une mission conjointe basée sur l’héritage divin qui leur est commun, sur l’éthique judéo-chrétienne et sur le shabbat. Nous pouvons et nous devons apprendre de l’histoire à user de notre pouvoir commun pour créer ce qui est beau, juste et saint. Nous devons chercher ensemble à instaurer l’ère messianique dans toute sa plénitude. Alors se réaliseront les paroles du prophète Michée : « Quand les nations ne s’exerceront plus à la guerre et que nous demeurerons chacun sous nos vignes et nos figuiers, … nous marcherons au nom du Seigneur notre Dieu à tout jamais » (Mi 4,3-4).
1.Derek Webster, The Abbot and the Dwarf, St Paul Publications, ch. 19.