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SIDIC Periodical XXVI - 1993/3
Repenser Jésus Juif (Pages 14 - 17)

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Reponse à l'article de J. H. Charlesworth
Daniel Schwartz

 

Je suis heureux que vous m'offriez cette occasion de répondre brièvement à l'article du Professeur Charlesworth: ''Repenser Jésus juif". J'espère que mes quelques remarques seront à la hauteur de ce forum et qu'elles rendront justice à cet éminent partenaire dans le dialogue.

La thèse du prof. Charlesworth est fondamentalement celle-ci: s'il était permis, dans le passé, de nier l'historicité de Jésus ou de douter de l'authenticité de tout ce qu'on lui a pratiquement attribué, cela ne se justifie pas de nos jours du fait des découvertes que le professeur présente ici. Certaines de celles-ci (qui concernent les paroles de Josèphe au sujet de Jésus, l'évidence de la crucifixion â Jérusalem et l'histoire de l'église du Saint Sépulcre) sont liées particulièrement à la personne de Jésus; nous ne les discuterons pas ici. Il n'y a jamais eu de raisons sérieuses de douter de l'historicité de Jésus ou du fait qu'il ait été exécuté et enseveli. D'autres découvertes (celles des Pseudépigraphes de l'Ancien Testament et des Rouleaux de la Mer Morte) sont liées plus généralement au judaïsme de l'époque du Second Temple et montrent que les croyances et les valeurs attribuées à Jésus ou contre lesquelles il réagissait, se trouvent bien a leur place au temps et aux lieux où celui-ci a vécu.

L'importance des nouvelles découvertes et méthodes d'investigation

Pour saisir l'importance du sujet, il faut nous rapporter à ce qui est mentionné une seule fois, en passant, par le prof. Charlesworth dans son article à propos de la littérature rabbinique (1).

Lorsqu'il note "la pauvreté des sources pour le judaïsme d'avant 70" qui caractérise l'époque préqumranienne (p. 4), J.H. Charlesworth adopte une attitude qui est assez récente chez les spécialistes. Peu auparavant, en ce 20ème siècle, les savants qui cherchaient à déterminer le type de judaïsme vécu par Jésus se tournaient habituellement vers le vaste "corpus" de la littérature rabbinique (Mishnah, Talmuds, Midrashim, etc...), textes qui, même s'ils étaient pour la plus grande part attribués a des sages ayant vécu après celui-ci et s'ils avaient été mis par écrit des siècles après sa mort, étaient supposés avoir préservé ou reflété des traditions juives courantes à son époque. C'est ce que supposaient, par exemple, des savants tels que Leo Baeck, Joseph Bonsirven, R. Travers Herfort, Joseph Klausner et George Foot Moore, qui ont beaucoup écrit sur ce sujet; c'est aussi la conviction de base d'une oeuvre de la taille du Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrash de Strack Billerbeck. On supposait alors que le judaïsme palestinien du temps de Jésus se reflétait dans la littérature rabbinique; que Jésus s'y trouvait bien chez lui; et quant aux affirmations qu'on lui attribuait et qui ne cadraient pas avec cette conception, on les soupçonnait souvent d'être des créations de générations chrétiennes postérieures.

En cette fin du 20e siècle, cependant, deux lignes d'évolution, se renforçant mutuellement, sont venues ébranler cette théorie. D'une part, suivant l'exemple des recherches faites sur les Evangiles à la lumière de la critique des formes ou de la critique rédactionnelle, les spécialistes de littérature rabbinique sont de plus en plus en plus nombreux à reconnaître que celle-ci reflète aussi l'époque et les intérêts des hommes qui les ont transmises et mises par écrit. Cela signifie que quiconque utilise une source rabbinique, fût-elle même attribuée à un contemporain de Jésus (Hillel par exemple) comme témoin de ce qu'était le judaïsme palestinien au temps de Jésus (et non pas au temps de ceux qui transmirent ou mirent par écrit le texte), celui-là le fait actuellement à ses risques et périls. Il y a, d'autre part, les découvertes présentées par J.H. Charlesworth, qui fournissent des sources appartenant nettement à la période du Second Temple, et leur grand volume constitue un sujet d'étude susceptible d'occuper bon nombre de savants leur vie durant. Ainsi, au moment même où les chercheurs apprennent qu'ils ne peuvent utiliser la littérature rabbinique comme témoin d'une époque qui fut celle de Jésus ou l'a précédée du peu, voilà qu'on leur présente de nombreux autres textes sur lesquels ne planent pas les mêmes doutes quant à la chronologie. De ce fait, et du fait aussi du goût des nouveautés, il est facile de comprendre pourquoi l'intérêt s'est porté sur les nouveaux textes, textes que J.H. Charlesworth s'est employé, plus que beaucoup d'autres, à faire connaître dans sa collection des Pseudépigraphes en deux volumes, et dans les volumes à paraître des Rouleaux de la Mer Morte.

Quatre problèmes

Ces découvertes sont certainement imposantes, et il est bien sûr important d'inventorier les implications éventuelles, pour la connaissance du judaïsme ancien et du christianisme, de chacun de ces nouveaux textes ou données. Je voudrais, néanmoins, dans les limites de l'espace qui m'est départi, signaler quatre problèmes éventuels, dont trois concernent l'histoire ancienne, et le quatrième les relations actuelles entre chrétiens et juifs.

Le premier problème historique concerne l'affirmation de la p. 5 que: "A la différence des Rouleaux de la secte de la Mer Morte, les Pseudépigraphes ne sont pas d'abord ou simplement la production littéraire du'un petit groupe de juifs qui s'étaient retirés et isolés dans le désert. Les Pseudépigraphes juifs anciens éclairent le paysage intellectuel des juifs qui, comme Jésus, vivaient au premier siècle, avant l'année 70".

Par cette affirmation, l'auteur reconnaît que les Rouleaux de la secte de la Mer Morte ne peuvent être utilisés comme de bons témoins du paysage intellectuel qui fut celui de Jésus, mais il ne réussit pas à prouver que le cas soit différent en ce qui concerne les Pseudépigraphes juifs anciens. Que savons-nous, en fait, du background géographique ou social de la plupart des Pseudépigraphes dont nous parle Charlesworth? — A peu près rien! Bien plus, une lecture attentive de la table des matières des deux volumes de Charlesworth: Old Testament Pseudepigrapha montre que le nombre de ces documents pouvant remonter au second, au quatrième ou au septième siècle, ou même plus tard, l'emporte de beaucoup sur celui des textes remontant sûrement à la période qui précède ou qui inclut le 1er siècle (et même parmi ces derniers, certains restent discutables: Les Vies des Prophètes, par exemple, semblent être en fait du 4ème ou du Sème siècle) — Mettre en contraste, à ce propos, l'argumentation assez vague de D.R.A. Hare en faveur des débuts du ler siècle (OTP pp. 380-381) avec l'oeuvre, en voie de parution, de D. Satran: Biblical Prophets in Byzantine Palestine. Est-il vraiment aussi évident que la distance géographique, idéologique et même chronologique qui sépare les auteurs des Pseudépigraphes d'un Galiléen du ler siècle soit moins importante que celle qui pouvait bien le séparer des fauteurs de rébellions du ler siècle, ou des traditions rabbiniques qui furent mises par écrit plus tard en Galilée?

Le second problème historique concerne une mode actuelle du côté des savants. J'ai signalé déjà la critique des formes et la critique rédactionnelle des textes évangéliques comme le facteur principal d'influence sur les chercheurs, qui datent maintenant les traditions rabbiniques d'une époque se rapprochant davantage du moment de leur rédaction. J.H. Charlesworth, cependant, suivant un mouvement de retour de pendule chez les érudits, affirme clairement que les Evangiles ont conservé des données pré-pascales: "La critique rédactionnelle n'est possible que parce que des traditions ont été conservées, qui ont pu être mises par écrit (p. 4)"; mais le même retour de pendule se manifeste clairement aussi dans les sciences rabbiniques, et cela en partie du fait des découvertes que l'auteur expose ici. Les documents halakhiques de Qumran, en particulier, ont prouvé à plusieurs reprises au cours de ces dernières années que les textes rabbiniques plus tardifs renferment des traditions de l'époque du Second Temple. On peut lire, par exemple, à ce sujet les articles de L.H. Schiffman: "Qumran and Rabbinic Halakhah" et de J.M. Baumgarten: "Recent Qumran Discoveries and Halakhah in the Hellenistic-Roman Period" in Jewish Civilization in the HellenisticRoman Period (ed. S. Talmon), Sheffield 1991, pp. 138-147 et 147-158 (respectivement).

Jetons un rapide coup d'oeil sur un cas qui illustre ces deux problèmes historiques. Charlesworth, mentionne deux fois (pp.5 et 9) l'amour de Jésus pour les "ennemis" (Mt 5, 43-44), et il suggère que les appels apocalyptiques (de type pseudépigraphique), ou ceux de Qumran, à la vengeance divine contre les ennemis des juifs peuvent avoir constitué le background d'un tel texte; mais il n'est pas nécessaire d'aller plus loin que l'oeuvre de Josèphe pour découvrir des juifs du 1er siècle ayant haï leurs ennemis; et il n'est pas du tout certain que les appels rabbiniques à la vengeance,ou les critiques faites à ceux-ci citées en bon nombre de commentaires, n'aient pas été à l'origine de la déclaration de Jésus. Il n'est pas certain non plus, à ce sujet, que l'avertissement attribué par Matthieu à Jésus soit en fait historique: il se pourrait bien que l'image d'un Christ pacifique soit due aux évangélistes, conscients des conséquences de la révolte juive, ou n'éprouvant que peu de sympathie pour le nationalisme juif, plutôt qu'au Jésus de l'histoire. Il s'agit, en tout cas, d'un sujet très discuté à la suite des importantes découvertes archéologiques faites à Massada dans les années 60. Cf. D.R. Schwartz: "On Christian Study of the Zelots" in idem: Studies in the Jewish Background of Christianity, Tübingen 1992, pp. 128-146.

Le troisième problème consiste simplement dans la tentation de forcer les textes pour découvrir des parallèles. J.H. Charlesworth signale I1 Q Temple 57, 17-18, où il est indiqué qu'un roi ne doit pas épouser une seconde femme tant que la première est encore en vie, "parce qu'elle seule restera avec lui tous les jours de sa vie", et il voit là une interdiction du divorce, ajoutant: "Ce qui est demandé au roi est exigé des autres avec encore plus de rigueur" (p. 8). Ainsi, ce passage offrirait un parallèle à la prohibition totale du divorce par Jésus, attestée en Mc 10, 10-12. Cependant, tel qu'il est écrit, le passage en question, dans le Rouleau du Temple, n'interdit pas explicitement le divorce; il interdit la polygamie, laissant la porte ouverte à l'éventualité qu'un roi puisse en fait se séparer de sa femme par divorce, même s'il ne peut se remarier tant que celle-ci est vivante. Bien plus, même si notre texte signifie qu'un roi ne doit pas se séparer par divorce de sa femme, ce qui est très possible, le fait est que les lois juives du mariage sont plus sévères pour les personnes en autorité que pour les personnes ordinaires: pour les lois concernant les prêtres et celles, plus sévères, concernant les grands-prêtres, on pourra se référer à Lv 21; pour la règle propre au roi, qui se trouve paraphrasée dans le Rouleau du Temple, voir Dt 17, 17. Ainsi, vouloir étendre ce cas à la prohibition totale est purement gratuit. De telles interprétations, trop enthousiastes, des textes, et qui forcent les parallèles, sont fréquentes dans les recherches sur Qumran, et ailleurs.

Le quatrième problème, lié aux relations entre chrétiens et juifs, concerne les conclusions du prof. Charlesworth. Dans le texte original (p. 197), il fait un lien entre le fait de reconnaître que "Jésus fut un juif du ler siècle" et cette conclusion que "Jésus n'est plus un obstacle sur la voie de l'amélioration des relations entre juifs et chrétiens"; cependant, comme il le note un peu plus loin, "il pourrait être trop tôt" pour ce second point. Pour ce qui est de reconnaître que Jésus fut un juif, il n'y a là rien de nouveau. Les premiers chrétiens le savaient, les rabbins aussi; Luther a consacré à cela un traité fameux, etc ... La question est de savoir ce que Jésus, qui fut "un juif du ler siècle", a à faire avec les juifs. Ceux-ci peuvent être définis essentiellement par la nation ou par la religion, même si la distinction est parfois artificielle. Charlesworth a choisi d'esquiver le problème, dans son article (p. 9), en ne rapportant que les impressions de Pilate et non pas la vérité des choses, le problème de Jésus en tant que juif nationaliste (un type de juif bien connu de Josèphe et d'autres témoins du ler siècle, et dont on rencontre clairement des cas semblables parmi les juifs d'aujourd'hui (cf. mon article cité plus haut). Ce choix ne lui a permis d'examiner la "judaïcité" de Jésus qu'en ce qui concerne la religion sensu stricto; mais, en fait, tous les juifs et toutes les sortes de judaïsme, de nos jours comme depuis presque 2.000 ans, se définissent religieusement en fonction de leur relation (quelle qu'elle puisse être) au judaïsme rabbinique, celui de la Mishna et du Talmud. Si l'on coupe ce judaïsme de celui qui existait au temps de Jésus, si on considère la génération qui a vu la naissance du christianisme et la destruction du Second Temple comme ayant vécu un tournant si décisif que tout ce qui a prévalu et a été conservé par la suite dans le monde juif était pratiquement un novum, sans aucun lien avec ce qui a précédé, alors en quoi cela serait-il important pour les relations actuelles entre juifs et chrétiens de prouver que Jésus a bien été un juif du premier siècle? Cela ne nous amènerait-il pas plutôt à la triste conclusion que Jésus fut une sorte de dinosaure juif, et que le judaïsme est coupé non seulement de la nouvelle "Alliance", mais aussi de l'Ancienne?

Il est toujours facile de soulever des questions en marge des travaux de quelqu'un d'autre et d'alléguer ensuite le manque de place. J.H. Charlesworth s'est trouvé, lui aussi, limité par la place. Comme il le note à la fin de son article, (1) il a partagé dans d'autres de ses oeuvres sa conviction que "la littérature rabbinique a conservé, elle aussi, bon nombre d'éléments essentiels pour la connaissance de la vie religieuse et de la liturgie de juifs du premier siècle, tels que Jésus". On pourrait se reporter, à ce propos, à son article: "Jewish Prayers in the Time of Jesus", Princeton Sentinary Bulletin, Supplementary Issue 2 (1992), pp. 36-55. Les questions posées ci-dessus ne doivent être prises que pour ce qu'elles sont: un modeste rappel de ce que, à côté de tous les nouveaux matériaux sur lesquels J.H. Charlesworth attire à juste titre notre attention dans cet article, il existe tout ce qui les a toujours entourés, qui est encore vécu de nos jours et qui, tout comme la personne de Jésus, pourrait être repensé actuellement, à la lumière justement de ces nouveaux matériaux.



" Le professeur Daniel Schwartz enseigne à Jérusalem à l'Université Hébraïque (Département d'Histoire juive) et au Centre chrétien d'études juives St Pierre de Ratisbonne. Il est un spécialiste de l'époque intertestamentaire; a écrit de nombreux articles ou livres et, entre autres, deux livres édités chez J.C.B. Mohr à Tübingen: Agrippa I (1991) et Studies in the Jewish Background of Christianity (1992).

(1) Ici, il est fait référence à un passage, vers la fin du texte original anglais, p. 196, où J.H. Charlesworth affirme: "Dans ce chapitre, j'ai concentré mon attention sur les Rouleaux de la Mer Morte et les Pseudépigraphes. Cette limitation ne doit pas faire penser que je renonce à ma ferme conviction, attestée par mes publications, que la littérature rabbinique conserve elle aussi bon nombre de textes essentiels pour la connaissance de la vie religieuse et de la liturgie de juifs du ler siècle, tels que Jésus".

 

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