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SIDIC Periodical III - 1970/3
La question de l’identité juive (Pages 05 - 21)

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Le judaïsme religieux aujourd'hui - ses principaux courants
K. Hruby

 

La situation au départ

On a pu dire à juste titre que le Moyen Age, pour le judaïsme, a duré jusqu'en 1789 où, avec la Révolution française, s'ouvre une ère nouvelle: pour la première fois dans l'histoire d'un pays dit « chrétien », on reconnaît alors aux juifs l'égalité des droits avec leurs concitoyens non juifs. C'est le début de l'émancipation qui, lentement mais d'une manière irréversible, atteindra toutes les communautés juives d'Europe centrale et occidentale. Les communautés d'Europe orientale, par contre, vrai réservoir humain du judaïsme, resteront d'abord en grande partie en dehors de ce mouvement, le gouvernement tsariste s'opposant énergiquement, après quelques vélleités initiales, à toute vraie émancipation de l'élément juif.

Cependant, il ne faudrait pas considérer le judaïsme, à cette époque comme un bloc homogène, quasi monolithique. Toujours, il a connu dans son sein diverses tendances et différents courants spirituels, et cette diversité qui, pourtant, n'a jamais porté atteinte à son unité, a été incontestablement une de ses principales richesses et source de vitalité. Des sectes de l'antiquité jusqu'au Hassidisme, mouvement de réveil d'inspiration mystique qui a vu le jour en Pologne en plein 18e siècle, le judaïsme a toujours été extrêmement diversifié sans être pour autant vraiment divisé, en dépit des luttes et des combats que se sont souvent livrées entre elles ces diverses tendances. Il est également diversifié du point de vue des observances, le monde ashkénazi (judaïsme d'obédience « allemande ») se distinguant très nettement, dans sa manière de vivre et de concevoir le judaïsme, du monde séphardi (judaïsme du bassin méditerranéen, d'obédience « espagnole »), et cela en fonction des différences profondes entre les milieux culturels au sein desquels il est établi.

Cette unité dans la diversité des expressions, le judaïsme a pu la conserver, à travers les âges, non en dernier lieu à cause de son caractère foncièrement a-dogmatique. Il veut être, pour ses adeptes, un mode de vie, une voie à suivre. Cette voie lui est tracée par la Torah, la loi de Dieu. Ce qu'il demande à ses adeptes est beaucoup plus une fidélité aux préceptes de la Torah qu'une adhésion à des croyances formulées à la manière des dogmes chrétiens. C'est dans cette fidélité à la Torah que se résume la vie juive. Avec les interprétations de la tradition qui s'y sont ajoutées au cours des siècles, cette Torah est, pour le juif, l'expression authentique de la volonté d'un Dieu qui a fait alliance avec son peuple et qui, en retour, demande sa fidélité inconditionnelle. « Elle est un arbre de vie pour qui la saisit, celui qui la tient devient heureux » dit de la Torah la tradition rabbinique par application d'un verset biblique (Prov. 3,18). Pendant des siècles, cette phrase a constitué la norme suprême du judaïsme unifié, à tous les niveaux, par cet attachement à la Torah, il n'avait pas à craindre les différents courants intellectuels avec lesquels il n'a pas manqué d'être confronté, et qu'il a assimilés sans difficulté dans la mesure où ils étaient compatibles avec l'esprit de la Torah.

En fonction même des structures de la société, et antique et médiévale, jamais un courant de pensée n'avait affecté un élément absolument premier, et qui, est la cohésion intérieur du judaïsme et son identité: le kelal Y israe, la « communauté d'Israël » au sens le plus large, constituant une unité sans faille, dans la communion de tous ses membres à une mission et à une destinée identiques, et dans un sentiment de profonde solidarité des uns vis-à-vis des autres: Kol Yisrae 'arévim zèh la zèh, dit la tradition rabbinique, « tous les Israélites sont responsables les uns des autres » parce que profondément unis et solidaires dans une même voie spirituelle.

Certes, la pression sociale et économique exercée par l'hostilité générale du milieu ambiant avait aidé à maintenir et .à renforcer la cohésion interne du judaïsme. Cette hostilité à l'égard des juifs était d'ailleurs un phénomène universel, et rares furent les pays qui y échappaient. La situation de ghetto qui en découlait coupait l'élément juif, au moins en grande partie, de la vie et donc de l'évolution du milieu ambiant et fut propice au maintien d'une culture propre, centrée essentiellement sur les valeurs juives.

Telle fut, grosso modo, la situation d'ensemble du judaïsme européen à la veille de l'émancipation. Dans les pays de l'Est, nous l'avons dit, elle va se perpétuer, à quelques exceptions près, tout au long du 19e siècle. Dans les pays musulmans, elle est un peu différente sans être pour autant moins pesante. Là encore, elle n'évoluera qu'avec la pénétration des idées modernes et les bouleversements de structures qui l'accompagnent.

Changement radical de situation

Cette situation changera radicalement à la suite de l'émancipation. Certes, celle-ci ne sera pas obtenue du jour au lendemain, et l'on observe dans ce domaine des hauts et des bas, mais elle sera pratiquement un fait accompli au moment de la révolution de 1848. L'élément juif, qui, jusque là avait vécu en marge de la société dite chrétienne, selon ses us et coutumes, dans un milieu culturel qui lui fut propre et parlant, dans les pays germaniques ou dans l'orbite de la culture allemande, une langue particulière, le judéo-allemand médiéval, doit ainsi rattraper, en cinquante ans, un retard de plusieurs siècles. En grande partie, les juifs saisissent avec empressement la possibilité d'intégration culturelle et économique — les deux allant de pair — qui leur est ainsi offerte. Sur le plan de la communauté, cela provoque un détachement des cadres, unique dans l'histoire juive et crée un ensemble de problèmes nouveaux que le judaïsme doit affronter pour la première fois dans sa longue histoire. En peu de temps, tout un monde disparaît et cède la place à une situation entièrement nouvelle, qui ne manque pas de soulever de sérieux problèmes.

Le danger le plus grave que présente la nouvelle situation se situe au niveau de la transmission du patrimoine spirituel: 'Am ha-aretz eino hassid, dit la tradition rabbinique (Abot 11,5), « qui manque d'instruction ne peut pas être pieux »: la législation de la Torah, pour être mise en pratique, — et c'est de cela qu'il s'agit principalement dans la « piété » juive, — doit d'abord être étudiée à fond. Et c'est en tout premier lieu sur cette étude que portait l'effort séculaire des institutions communautaires juives.

Or, avec les communautés ancien style, ces institutions ont tendance à devenir de plus en plus rares, voire même à disparaître. Un exemple: vers 1800, on comptait en Allemagne une trentaine de Y éshivot (académies talmudiques); en 1840, il n'en restait en tout et pour tout qu'une seule... Les écoles d'Etat que les enfants juifs se mettent à fréquenter à l'instar de leurs camarades non juifs présentent un programme trop complet pour qu'on puisse encore trouver le temps d'y ajouter une information juive digne de ce nom. Dans certaines communautés on crée bien des écoles juives modernes qui tâchent de réunir les deux aspects, mais cet effort n'est pas général. C'est ainsi qu'une désaffection presque totale par rapport aux valeurs spirituelles du judaïsme intervient très vite dans la génération montante.

Et il y a surtout l'impact de la vie tout court. Des choses qui ne présentaient guère de problème tant que les juifs vivaient en société fermée, deviennent soudain des obstacles majeurs. Les piliers même des observances juives sont vite ébranlés: comment en effet respecter le sabbat et les fêtes du calendrier juif si l'on est socialement et économiquement inséré dans une société dont le rythme de vie est très différent? Comment continuer à observer scrupuleusement les lois alimentaires si, dans la vie quotidienne, on doit côtoyer sans arrêt des non juifs, et qu'on ne peut pas toujours éviter de partager la table avec eux?

L'interrogation ne s'arrête d'ailleurs pas à ces problèmes-là, pourtant importants du point de vue de la conception de toujours du judaïsme d'une vie conforme aùx prescriptions de la Torah. Elle va plus loin et soumet à une analyse critique l'ensemble du judaïsme tel qu'il est à peine sorti du ghetto dont il porte très fortement les marques. Nécessairement, on est amené à faire des comparaisons avec l'aspect que présente la vie religieuse de la société ambiante à laquelle on commence à s'intégrer, et cette comparaison n'est pas toujours flatteuse.

Il ne faut pas oublier que pendant les 17e et 18e siècles, le judaïsme, sous l'influence du mouvement de Safed, lié à la personne d'Isaac Luria (16e siècle), avait été entraîné spirituellement dans le sillage de la Cabbale et de son mûssar (doctrine ascétique et morale). D'une très haute élévation en elle-même, cette tendance avait néanmoins provoqué, dans le peuple peu instruit, un vrai foisonnement de pratiques superstitieuses, confondues souvent avec des attitudes de piété authentiques. Les kawwanot (« intentions ») cab-balistiques avaient envahi le rituel au même titre que les piyyiitim (poésies religieuses) celui des jours de fête. Les offices à la synagogue étaient interminables et la belle spontanéité inhérente aux attitudes de prière juive avaient souvent cédé la place à un aspect chaotique: tout le monde criait et gesticulait en même temps, chacun à sa manière, l'officiant avait de la peine à se faire entendre, la prédication, pourtant si importante dans la synagogue de l'antiquité, était complètement tombée en désuétude. En plus, la prière se faisait exclusivement en hébreu, langue de moins en moins comprise dans la mesure où l'on désertait l'enseignement traditionnel. Quel spectacle attristant aux yeux des non juifs, et quelle situation intolérable aux yeux d'un juif épris de culture et d'esthétique modernes!
On constatait avec un sentiment de gêne grandissant que le judaïsme, dans son expression religieuse, était totalement différent du milieu religieux chrétien ambiant et que, du berceau à la tombe, le juif, par les exigences de sa religion, sesingularisait constamment du milieu ambiant auquel par ailleurs, il voulut s'assimiler dans toute la mesure du possible. Est-ce que tous ces us et coutumes, héritage d'un autre âge et expression d'une mentalité entièrement différente, constituent réellement des éléments essentiels de la religion juive? Car c'est bien de religion qu'il s'agit maintenant, cet élément seul — et non pas comme du temps du ghetto, tout un mode de vie — différenciant désormais le juif du non juif.

Cette situation aussi, qui touche profondément au problème de l'identité juive, était une situation entièrement nouvelle et inédite car jusqu'alors que ce soit dans l'antiquité ou pendant le Moyen Age, jamais les juifs n'avaient cessé de se considérer comme un peuple à part. Or, dans la société pluraliste moderne, cette notion fondamentale elle-même est mise en question. Puisqu'on aspire à l'intégration aussi complète que possible dans la société ambiante, avec tout ce que cela comporte, peut-on continuer de se singulariser en même temps par un mode de vie entièrement différent et constituer ainsi une société à part au sein de la société nationale? Ne sera-t-on pas plutôt juif comme d'autres sont catholiques ou protestants, sans que cela affecte leur appartenance et leur solidarité nationales? Tant de questions se posent à la fois à la conscience du juif pris dans l'engrenage de son intégration dans une société si différente de la sienne, et il faut donc d'urgence trouver des solutions.

La carence des chefs religieux

Le judaïsme, bien entendu, ne manque pas, à cette époque extraordinaire pleine d'imprévus, de chefs spirituels. Mais ces chefs qui, souvent, sont des talmudistes de renom, des gedolei ha-dor (« sommités de leur génération »), des hommes intègres, d'une piété exemplaire, des zélateurs pour la Torah, ont reçu leur formation à une époque où tous ces problèmes ne se posaient pas encore et — et c'est là un aspect tragique — ils y restent en très grande partie totalement étrangers: R. Aqiba Eger de Posen, R. Moshe Schreiber Sofer de Presbourg, R. Mordecai Benet de Nikolsbourg, pour ne nommer que les plus célèbres, restent littéralement prisonniers du cadre où ils ont toujours évolué, qui se brise devant leurs yeux, mais dont ils sont incapables de sortir. Pour eux, le judaïsme se résume dans la législation talmudique, seule habilitée à donner des réponses à toutes les questions. Tous les problèmes que soulève la situation nouvelle sont d'ailleurs pour eux, en très grande partie, de faux problèmes, étant donné qu'ils ne les perçoivent même pas. Certes, ils voient bien les dangers que présente le bouleversement profond qui est intervenu dans la vie juive avec la fin du ghetto et l'émancipation. Ils veulent y pallier à leur façon, en n'acceptant tout simplement pas cette nouvelle situation.

C'est à ce moment qu'est née ce qu'on appelle, d'ailleurs fort improprement, « l'orthodoxie juive » qui, pendant une période de transition très pénible et malgré des intentions hautement respectables, se confond pratiquement avec un esprit de fermeture à l'égard de tous les phénomènes que ne cesse d'engendrer la nouvelle situation du judaïsme. Des « réformes », des modifications dans la législation religieuse, des adaptations au niveau de la vie, la nécessité de se familiariser avec la culture moderne, l'exigence de mettre de l'ordre dans le domaine culturel, de parler correctement la langue du pays où l'on vit et de s'en servir dans la prédication et l'instruction. Folie tout cela et expression d'un esprit d'apikorsitea, (d'impiété), qui ravage les rangs du judaïsme et qu'il s'agit de combattre par des mesures de coercition.

R. Mordecai Benet, pourtant relativement ouvert à la culture moderne, ne voit en tout cela qu'une tendance pernicieuse d'entrer à tout prix dans les bonnes grâces des chrétiens. R. Moshe Sofer, le Hatam Sofer (d'après son célèbre compendium talmudique en six volumes) est le plus militant: infatigablement, il dénonce toutes les tentatives de « réformes » à la police impériale de Vienne, demande qu'on lui restitue le pouvoir discrétionnaire de l'autorité rabbinique du temps du ghetto (qu'il veut d'ailleurs maintenir), pour faire entendre raison aux récalcitrants, si nécessairepar l'usage du cachot et du pilori. Des réformes à la synagogue? « Que soit défiguré instantanément qui ose toucher à la synagogue », dit-il dans son testament spirituel. Usage de la langue allemande? « Ne touchez même pas aux livres de R. Moshe de Dessau (Moïse Mendelssohn) », répond-il dans le même document. Et quand on lui rapporte qu'il existe à Vienne des juifs qui tiennent leur boutique ouverte le samedi, il s'exclama: « Quels idiots! pourquoi ouvrir le magasin quand la loi de la Torah leur interdit de vendre, ». L'usage du Hérèm (anathème synagogal) prend de telles proportions que même le pouvoir civil s'émeut et restreint son application. Mais dans une société en pleine évolution, quelle est encore la signification de cette mesure? Chacun vit, du point de vue juif, comme il l'entend, sans se soucier des foudres des « obscurantistes », comme on les appelle de plus en plus fréquemment, de ceux pour qui le temps s'est arrêté et qui voudraient renfermer les juifs dans le ghetto pour les tenir sous leur férule.

Les « réformateurs »

Sur l'autre bord se situent les hommes qui, tout en étant acquis aux idées modernes et persuadés que toute tentative d'arrêter l'évolution serait un anachronisme, sont néanmoins très préoccupés de l'avenir du judaïsme et cherchent à s'adapter aux conditions de vie nouvelles, à le faire sortir de sa gangue séculaire et à lui permettre de trouver un nouveau mode d'expression.

Dans les débuts, cette recherche d'adaptation de la vie juive aux conditions modernes ne va pas sans excès. Il est certain que par exemple un homme comme David Friedlânder (1750-1834), malgré la pureté de ses intentions, étaient trop unilatéralement épris de l'« esprit des lumières » (Aufklârung) pour être capable de saisir la nécessité d'assurer, à l'intérieur même des réformes la continuité avec le judaïsme historique, et non la rupture. Et un personnage comme Moïse Mendelssohn, considéré habituellement comme le « père de la réforme du judaïsme », et qui avait été le premier juif allemand à entrer de plein pied dans le milieu culturel ambiant, resta jusqu'à la fin de ses jours fidèle, dans sa vie privée, au style de vie traditionnel.

Puisqu'on ne sait pas trop où commencer les réformes, on se tourne vers la seule institution qui a survécu de l'ancien ordre, la synagogue. C'est ansi que pendant longtemps, la vraie norme pour l'étendue des réformes appliquées sera l'organisation du culte synagogal. Le pionnier en ce domaine est Israël Jacobson (1768-1828), qui est le premier à introduire dans le judaïsme un office se déroulant en grande partie en langue allemande, avec choeurs mixtes et accompagnement d'orgue. Après plusieurs tentatives en ce sens, — la synagogue de ce style à Berlin sera fermée en 1823 à la suite d'une intervention, auprès des autorités civiles, des éléments traditionalistes de la communauté, — un « Temple » (tel sera désormais de préférence le nom donné aux synagogues réformées) est fondé dans le climat plus libéral de Hambourg (en 1818), et le prédicateur Gotthold Salomon rédige un nouveau rituel dont il élimine, entre autres, toutes les allusions à une restauration nationale du peuple juif en Palestine et à l'ère messianique, comme « incompatibles avec l'esprit moderne ». Quarante rabbins « ancien style », parmi eux 'A. Eger, M. Schreiber et M. Benet, déclarent ce rituel irrecevable et le condamnent formellement comme « innovation pernicieuse » dans leur déclaration solennelle Eleh divrei haberit (Voici les paroles de l'Alliance »: cf. Deut. 29,1). Bien que le « Temple » de Hambourg reste unique dans son genre, il ouvre cependant la voie aux réformes du culte synagogal dans de nombreuses communautés. Dans la plupart des cas, elles restent cependant loin en-deçà de ce qui a été tenté à Hambourg, où il s'agit manifestement d'une organisation modelée sur le culte protestant (par exemple les fameux cantiques en langue allemande qui y occupent une large place.) Il faut en effet tenir compte de ce que la plupart de ceux qui continuaient à fréquenter la synagogue étaient de formation ancienne et s'accomodaient mal de modifications cultuelles qui constituaient une rupture trop brusque avec leurs habitudes de toujours.

Nature de l'opposition traditionaliste en matière cultuelle

Ce qu'on reprochait du côté traditionaliste aux réformes dans le domaine du culte synagogal se situe à différents niveaux, et les oppositions ne sont d'ailleurs pas unanimes.

En premier lieu, on trouvait inconcevable l'introduction, dans le culte même, de prières en langue vulgaire, en l'occurence en allemand. Certes, la tradition juive dit en toutes lettres que la prière peut être faite « en toute langue », mais ce principe ne peut pas être invoqué, d'après les traditionalistes, à un moment où le maintien de l'hébreu dans le culte est l'un des derniers éléments permettant d'affirmer l'identité juive. Puis on s'oppose à toute modification des textes de prière traditionnels en fonction de l'esprit du temps, comme par exemple l'abolition des passages touchant l'espérance messianique et la reconstruction de Jérusalem. On rejette également toute tentative d'« élaguer » l'office, de l'abréger (par exemple en supprimant la double récitation, d'abord par les fidèles, puis par l'officiant, de la prière centrale, des « Dix-huit bénédictions », mode de procéder qui est un vestige des usages de l'antiquité, avant qu'il y eût des textes de prières), l'« épurer » des éléments cabbalistiques qui l'ont envahi. Quant aux innombrables piyyûtim ou insertions poétiques dans l'office des fêtes, les positions sont plus nuancées. Premièrement, il existe à ce égard mille usages différents selon les communautés; secondement, les piyyûtim ne font pas partie de la prière à proprement parler.

Touchant la prédication à la synagogue, tombée, nous l'avons relevé, en désuétude depuis de longs siècles, l'accent que les réformateurs y mettent apparaît hautement suspect aux traditionalistes. Ne serait-ce pas simplement une autre tentative d'assimiler l'office synagogal au culte protestant où la prédication est au centre? Mais en soi, aucun élément traditionnel ne s'y oppose; bien au contraire: c'est le rétablissement d'un usage antique. Mais on ne veut pas admettre qu'on prêche en allemand (ou, mutatis mutandis dans une autre langue « non juive »); il faudrait donc continuer de se servir à cet effet du judéo-allemand. Bientôt, cette opposition devient anachronique, le judéo-allemand n'étant plus compris par la jeune génération. Et on s'accommodera partout de la prédication dans la langue du pays.

L'introduction de l'orgue est considérée, d'ailleurs à juste titre, comme hûqat ha-goï, un emprunt à des usages non juifs, et rejetée avec la dernière violence. Le « Orgelstreit » (querelle autour de l'orgue) agitera pendant longtemps les esprits dans les communautés. A ce premier argument s'ajoute l'interdiction de jouer d'un instrument de musique, à la synagogue, après la destruction du Temple, en signe de deuil permanent. En plus, il est évidemment interdit de faire jouer cet instrument par un juif les sabbats et jours de fête. Peut-on alors recourir aux services d'un non juif?

Quant aux choeurs, — évidemment sans accompagnement d'orgue, — rien ne s'oppose à leur introduction dans le culte, pourvu qu'il ne s'agisse pas de choeurs mixtes, les femmes n'ayant pas le droit de faire entendre leur voix à la synagogue pour ne pas détourner les hommes de la prière.

Du point de vue des dispositions intérieures de la synagogue, les réformateurs préconisent l'abolition de l'estrade de lecture — bimah ou almémor, vulgairement « blemmer » — qui, traditionnellement, se dresse au milieu de la salle. Elle a souvent des dimensions assez considérables et coupe évidemment la vue vers l'« arche sainte » et le pupitre de l'officiant, placé en proximité de celle-ci. Les orthodoxes considèrent cette disposition comme absolument intouchable. En Europe occidentale, on se montre plus accommodant à cet égard et la bimah sera réunie dans presque toutes les synagogues de type « conservateur » avec le pupitre de l'officiant et rapprochée de l'arche sainte.

Depuis toujours, le judaïsme a tenu à la séparation des sexes dans le culte. Or, la réforme préconise des « bancs familiaux » à l'instar de certaines églises. Sur ce plan, les traditionalistes même modérés ne cèderont pas, et la séparation sous forme de galeries spéciales pour les femmes,sera maintenue dans la plupart des synagogues.

Un élément relativement mineur est le costume de cérémonie — imitation de la robe des pasteurs — dont on veut doter les officiants. Tandis que les ultra-orthodoxes rejettent cette idée comme hûqat-ha-goï, « usage étranger au judaïsme », les modérés, même orthodoxes, l'accepteront peu à peu dans l'intérêt du « decorum » et du fait que des usages de ce genre ont toujours existé dans certaines régions.

Autres réformes

Mais ces réformes malgré tout, purement extérieures, ne constituaient pas une vraie réponse aux problèmes de l'heure. Il fallait aller plus loin, et les appliquer à l'ensemble de la vie juive.

Le protagoniste de cette attitude fut Abraham Geiger (1810-1874), qui fonda dans ce but, en 1837„ la « Wissenschaftliche Zeitschrift für judische Theologie » (Revue scientifique de théologie juive). Dans la même année, Geiger convoque une conférence rabbinique à Wiesbaden, première d'une longue série, consacrée à l'étude de l'ensemble des problèmes qui se posent. Mais la division qui règne parmi ses collègues, pourtant tous acquis à l'idée de réforme, est trop grande, et la conférence ne donne pratiquement aucun résultat palpable.

En 1841, une nouvelle édition du « Rituel de Hambourg », pourtant plus modérée dans sa formulation, que celle de 1819, fait rebondir la question. Le grand rabbin de Hambourg, Bernays, interdit l'usage du rituel, ses défenseurs font appel au sénat de la Ville libre, et douze rabbins conservateurs prennent la défense du rituel.

Entre temps, une certaine stabilisation est d'ailleurs intervenue dans les réformes synagogales. En 1824, le prédicateur Isaac Noah Mannheimer avait doté la nouvelle synagogue de Vienne d'une liturgie de style conservateur, — sans orgue et choeur mixte, — qui servira désormais de modèle à beaucoup de communautés (« Wiener Ritus »). En 1842, une synagogue de style « réforme modérée avait ouvert ses portes à Londres. Frappée immédiatement d'anathème par le Chief Rabbi, elle continue néanmoins à prospérer.

C'est à Berlin que les choses sont allées le plus loin. Le « Verein des Reformfreunde (Association des Amis de la Réforme), fondé en 1842 et inspiré par S. Holdheim, pousse les réformes à l'extrême: il rejette en bloc la législation talmudique comme « périmée », remplace l'office du sabbat par un service dominical et s'attaque même à la pratique de la circoncision. Une tentative analogue se manifeste à Frankfort s/M., mais même les rabbins les plus favorables au nouveau style adoptent une prudente réserve. En effet, la question majeure reste sans solution: en vertu de quel principe peut-on procéder à des « réformes » dans quelle mesure celles-ci sont défendables eu point de vue de la loi rabbinique, et quelle est la valeur de cette loi? Est-elle vraiment Torah she-be'al pèh. Loi orale, équivalente à tous points de vue à la Torah écrite comme l'affirme l'othodoxie, ou est-elle simplement une interprétation de celle-ci et donc variable selon les époques et les circonstances? Et, surtout, qui a vraiment qualité de statuer dans ce domaine?

Sur l'initiative d'A. Geiger et de L. Philippson, toute une série de conférences rabbiniques se tiennent entre 1844 et 1846. Cette fois-ci on y discute de tout: législation matrimoniale, mariages mixtes (problème majeur à cette époque), question du sabbat, des fêtes, légitimité de l'orgue dans le culte, cérémonies de deuil, bain rituel, circoncision, lois alimentaires. Des réunions analogues ont lieu en 1868 (Cassel), 1869 (Leipzig), 1871 (Ausbourg). Le résultat concret, il faut bien le reconnaître, reste nul. Sur le plan général, c'est la tendance conservatrice prudente, hostile à tout excès et à toute rupture irréparable qui l'emporte. On laisse faire beaucoup de choses, par « epikie », et parce qu'on est pris de court par l'évolution, mais on recule devant la perspective de les officialiser et de les ratifier.

Cette tendance conservatrice, modérée, respectueuse, comme on dira de préférence, du « judaïsme historique » et soucieuse de ne pas perdre lacontinuité avec celui-ci, trouvera un leader de premier plan en la personne de Zacharias Frankel (1801-1875) \qui, en 1854, fonde à Breslau le « jüdisch-theologisches Seminar » (Seminaire théologique juif). 11 réussira à s'entourer de collaborateurs hautement qualifiés, et ce séminaire servira de modèle à de nombreuses institutions du même genre en divers pays. La nécessité de doter les communautés juives de chefs spirituels de formation moderne (se fait effectivement sentir de manière impérieuse, et l'institution de Breslau combla ainsi une grave lacune. A la même époque, le Chief Rabbi d'Angleterre, *Marcus Nathan Adler, fonde à Londres le jewish College (1852/ 55). Breslau fournira les cadres pour la « Landesrabbinerschuk » de Budapest (1877) et la Israelitische-theologische Lehranstalt » de Vienne (1893). Aussi le « Seminaire Israëlite de France (c'est le nom que prendra, après son transfert de Metz à Paris, l'ancienne Ecole rabbinique centrale), s'inspirera de la même formule (1859). Par contre, la « Lehranstalt für die Wissenschaft des Judentums » (Institution pour la science du judaisme), fondée en 1872 à Berlin, est de tendance plus libérale.

Un élément important, qui a grandement facilité l'approche scientifique des sources de la tradition juive dans ces institutions, est la « Wissenschaft des Judentums » (Science du judaïsme), dont le fondateur et, en même temps, le représentant le plus important est Leopold Zunz (17891886). Le but de cette tendance est de remplacer définitivement la méthode d'enseignement exclusivement dogmatique et dialectique, telle qu'elle fut toujours en vigueur dans les académies talmudiques « classiques », par des études systématiques, critiques et basées sur des critères scientifiques. D'autres représentants de cette orientation sont N. Krochrnal, S.J. Rappoport et S.D. Luzzato.

Le contexte hongrois

Tandis que les choses avaient tendance à se stabiliser en Allemagne, et que l'exemple allamand fit école en d'autres pays, c'est la Hongrie qui devient un terrain de luttes particulièrement acharnées entre les éléments orthodoxes et les novateurs, qu'on y désigne sous le nom de « néologues ». Du point de vue culturel, le judaïsme hongrois, surtout dans le Nord et le Nord-Est du territoire magyar de cette époque (la « Grande Hongrie » d'avant 1918), était sous l'influence polonaise. Le Hassidisme s'y était implanté. Mais aussi en d'autres régions, par exemple dans l'Ouest, — partie de la Hongrie rattachée à l'Autriche en 1921, — des communautés strictement orthodoxes 'étaient solidement enracinées et s'opposaient farouchement au moindre changement. En plus, les « néologues » prônaient la magyarisation des juifs hongrois, autre abomination aux yeux de leurs ennemis. Le cheval de bataille des orthodoxes étaient surtout, à un moment donné, le projet de création, à Budapest, d'un séminaire rabbinique moderne. Fermés à toute ouverture culturelle, les chefs de file de l'orthodoxie devaient considérer une telle tentative comme l'abomination de la désolation. En Hongrie, cette lutte entre les deux tendances a pris des dimensions qu'elle n'a pas connues ailleurs, et en 1871 intervint la rupture définitive par la création ide deux communautés distinctes dont chacune était désormais reconnue par l'Etat comme institution indépendante.

La « néo-orthodoxie » allemande

Entre temps, les éléments strictement traditionalistes s'étaient également ressaisis en Allemagne. En 1851 fut fondée à Franckfort s/M. la « Israelitische Religionsgesellschaft » de tendance orthodoxe, qui gagna comme chef spirituel celui qui allait devenir l'animateur de ce qu'on appelle la « néo-orthodoxie », Samson Raphael Hirsch (1808-1888). Sous la devise Torah 'im dérèkh éretz (cf. Abot 11,3), interprétée par: « fidélité intégrale à la tradition de pair avec l'ouverture à l'égard de la culture moderne », Hirsch se fit l'apôtre ardent d'une orthodoxie « ouverte ». Pour lui, la problématique agitée par les « réformateurs » était basée sur des présupposés faux: cq n'est pas la Torah qu'il faut essayer d'adapter à tout prix à la mentalité moderne, mais c'est bien cette mentalité qu'il faut mettre au service de la Torah: « La réforme dont le judaïsme a besoin, disait-il, est une orientation de l'esprit du temps vers la Torah, et non un nivellement de la Torah en fonction de cet esprit ». Hirsch a exprimé l'ensemble de ses idées dans deux écrits principaux: « Neunzehn Briefe über das Judentum » (Dix-neuf lettres sur le Judaïsme) et « Horeb oder Versuche über Jisroêls pflichten in der Zerstreuung » (Horeb: essais sur les devoirs d'Israël dans la Diaspora). Les grandes communautés —en l'occurence celle de Frankfort — n'offrant plus dans leurs institutions, un cadre suffisant permettant à un juif fidèle aux principes de la Torah de prospérer, il incita ses adeptes à rompre avec elles et à constituer des communautés à part, procédé devenu administrativement possible, en Prusse, par le « Austrittsgesetz » (Loi permettant de quitter la communauté) de 1878.

D'autres leaders orthodoxes, tels Esriel Hildesheimer de Berlin et Selig S. Bamberger de Wurtzbourg, ne partageaient pas ce point de vue, faisant remarquer que le plus grand bien était toujours l'unité de la communauté, à laquelle il ne fallait porter atteinte à aucun prix et sous aucun prétexte, même le plus légitime.

Sous l'impulsion de Hildesheimer, le judaïsme orthodoxe fut également doté d'un séminaire qui, rapidement, accéda à une grande notoriété, le « Orthodoxes Rabbinerseminar » de Berlin (fondé en 1873), appelé communément « Hildesheimer'sches Seminar ».

L'évolution dans les autres pays d'Europe

Dans les autres pays d'Europe occidentale et centrale, l'évolution prit une tournure à peu près analogue. Dans certains pays, tels l'Angleterre et la Hollande, les structures et les institutions de la communauté juive restèrent orthodoxes. Mais dans la plupart des autres pays fut adoptée officiellement la via media d'un conservatisme éclairé. Bien que les formules variaient beaucoup de pays en pays, et que ce qui aux yeux des uns était conservateur », apparaissait plutôt aux autres Hongrie), on réussit ainsi à éviter les ruptures et les scissions au sein des communautés.
Dans l'ensemble, les communautés ayant opté pour des réformes vraiment radicales restaient des groupes isolés. C'est seulement au 20e siècle que les tendances libérales connurent un nouveau regain d'intérêt, et c'est en 1926 que fut fondée la World Union for Progressive Judaism (Union mondiale du judaisme progressiste).

Le bastion et, en même temps, le grand réservoir humain de l'orthodoxie « ancien style » resta l'Europe orientale, où les idées modernes ne pénétrèrent que lentement et où dominait en partie le Hassidisme qui, au 19e siècle, se mua souvent en obscurantisme de mauvais aloi. Là, la population juive restait groupée en zones d'habitation exclusivement juives, la question de l'assimilation au milieu ambiant ne se posa le plus souvent pas, les institutions communautaires, les traditions ancestrales, la langue, l'habillement particulier, etc. furent conservés et les communautés continuaient de vivre sous la férule des autorités rabbiniques non « rongées » par l'« esprit allemand ». Ceux qui ne s'accommodaient pas de cet état de choses quittèrent le plus souvent ces régions pour aller vivre ailleurs.

C'est en 1912 que l'orthodoxie tente également de se doter d'une sorte d'organisation, sous forme de l'Agûdat Yisraël, fondée à Kattowice grâce à l'initiative d'un orthodoxe allemand, Jacob Rosenheim de Frankfort s/M.

L'évolution en Amérique

Le judaïsme «réformé »


La vraie différenciation du judaïsme moderne en diverses tendances n'interviendra pas en Europe, où le poids de la vision traditionnelle reste malgré tout très sensible au sein des communautés, mais aux Etats-Unis, donc dans un pays qui, aussi du point de vue de l'implantation juive, est une « terre nouvelle ».

Certaines communautés, le plus souvent « portugaises », — donc fondées par des juifs d'origineespagnole, — y étaient implantées dès le 17e siècles. Déjà en 1824, certaines tendances « réformatrices » s'y étaient manifestées: sous l'influence du « Temple » de Hambourg se constitue à Charleton « The Reformed Society of Israelites » qui, dans une déclaration de principes, prend nettement ses distances par rapport à l'ancienne vision rabbinique à base talmudique. Nous y lisons entre autre:

« Je crois d'une foi parfaite que les Lois de Dieu, telles qu'elles sont transmises par Moïse dans les Dix Commandements, constituent la seule vraie base de piété à l'égard du Tout-Puissant, et de moralité parmi les hommes. »

Mais la vraie heure de naissance de ce qui deviendra le judaïsme américain sonnera avec les différentes vagues d'immigration, d'abord de juifs allemands. Avec ses immigrants arrivent des rabbins acquis aux idées de la réforme qui, en Europe, n'avaient pu trouver un champ d'action suffisamment ouvert pour appliquer leurs idées. Des synagogues de type réformé se constituent un peu partout: en 1842 est fondée la communauté Har Sinai à Baltimore, en 1843 la synagogue Emmanu-El à New York.

En 1846 arrive aux Etat-Unis un personnage qui deviendra le vrai organisateur du judaïsme réformé aux Etat-Unis, Rabbi Isaac Meir Wise (1819-1900). Fait curieux: dans les débuts, le judaïsme de type réformé portera aux Etats-Unis un caractère presque exclusivement allemand. Le respect des idées importées de ce pays est si grand qu'on maintient même la langue allemande à la synagogue et dans les publications, persuadé qu'elle est la seule capable de véhiculer vraiment ces idées. Mais cette phase sera vite dépassée par une américanisation rapide. A côté de Wise, il faut mentionner David Einhorn, immigré en 1856. Pendant cette première phase, les réformes sont introduites progressivement dans les communautés, au niveau de chacune d'elles. En 1869 se réunit à Philadelphie la première conférence rabbinique américaine.

L'année 1869 amena aux Etats-Unis celui qui va devenir le théologien du mouvement: K. Kahler (1843-1926), auteur d'une « Dogmatique systématique du judaïsme » (jewish Thealogy Systematically and Historically Considered). Formé à l'Université d'Erlangen, en Allemagne, dans l'esprit de la théologie protestante libérale, Kohler s'attaque sans ambages et dès le début aux questions « brûlantes » qu'on a toujours esquivées dans les rangs de la réforme allemande. Au premier plan, c'est évidemment la question de la portée et de la valeur actuelle de la Loi de Moïse et de la législation rabbinique qui en découle. S'agit-il par définition d'un élément immuable, ou bien sommes-nous simplement en présence d'un ensemble de préceptes, d'us et coutumes soumis aux lois d'évolution et donc, somme toute, changeables? La réponse de Kohler sera sans équivoque: il faut abandonner le concept monolithique de révélation qui, jusqu'alors, a prédominé dans le judaïsme.

C'est dans la Pittsburg Platform de 1885, qui est en grande partie l'oeuvre de Kohler, que sont énoncés les principes de la réforme. Voici les éléments principaux de ce document capital:

1 — Reconnaissance de la valeur de toute religion. Le judaïsme est l'expression la plus élevée de l'idée de Dieu.

2 — Reconnaissance de la Bible comme l'instrument le plus puissant de religion et l'instruction morale. Cependant, la Bible reflète les idées primitives de son époque.

3 — La législation mosaïque a une valeur pédagogique à un moment déterminé et en vue de la vie nationale en Palestine. Actuellement n'ont valeur absolue que les lois morales. On ne maintiendra que les cérémonies qui contribuent à élever et à sanctifier la vie. Il faut par contre rejeter tout ce qui n'est pas adapté aux idées et aux sentiments de la civilisation moderne.

4 — Les lais mosaïques et rabbiniques concernant l'alimentation, le vêtement, la pureté sacerdotale, etc. sont périmées. Ce sont des idées entièrement étrangères à notre niveau intellectuel et spirituel. Leur observance serait plutôt susceptible de dresser une barrière, que de promouvoir une élévation spirituelle.

5 — L'espérance messianique s'exprime dans les tendances modernes de culture universelle. Les juifs ne se considèrent plus comme une nation mais uniquement comme une communauté religieuse. Il faut rejeter toute idée de retour du peuple juif en Palestine et de rétablissement du culte sacrificiel.

6 Nous reconnaissons dans le judaïsme une religion progressive, qui s'efforce toujours d'être en accord avec les exi gences de la raison. Il est cependant nécessaire de préserver l'identité historique. Reconnaissance de la fonction du christianisme et de l'islam, le but commum poursuivi par tous, juifs, chrétiens et musulmans étant un vaste esprit humanitaire.

7 Reconnaissance de l'immortalité de l'âme mais rejet de l'idée d'une résurrection corporelle, d'une géhenne et d'un paradis.

8 Nécessité de créer des conditions propices à un état de justice sociale.

Cette fois-ci, il ne fallait plus se faire des illusions sur une conciliation possible entre les idées clairement exprimées dans ce document, adoptées par les principaux représentants de la réforme, et les positions du judaïsme traditionnel.: c'est la rupture consommée d'avec le « judaïsme historique », malgré l'affirmation de vouloir « préserver l'identité historique » qui y figure.

Désormais, le judaïsme réformé aux Etat Unis va s'organiser en tant que Corpus separatum, avec ses institutions propres. Certes, il restera toujours « ouvert » à tous, se considérant simplement comme l'expression la plus adaptée du judaïsme à l'époque moderne, mais tous ceux qui, d'ailleurs pour des raisons diverses, répugnent à l'idée d'une rupture avec le kelal Y israël et ses principes de toujours, ne peuvent néanmoins pas le suivre dans cette voie. Ils ne manqueront d'ailleurs pas de prendre leurs distances.

Le judaïsme réformé s'« américanise » très rapidement. Prônant l'assimilation intégrale, dans la vie courante, au milieu ambiant, et éliminant toute l'idée « nationale » dans le sens des espérances historiques exprimées dans la liturgie synagogale, il adoptera aussi, un peu plus tard, des positions généralement négatives face au mouvement sioniste moderne. En vertu de ses principes même, il ne peut pas ne pas considérer ce mouvement autrement que comme un retour à des conceptions définitivement dépassées. Ce point de vue ne (sera cependant pas celui de tous les chefs de la réforme.

Une certaine unification de structure est assurée au judaïsme réformé par l'Union Prayer Book, oeuvre d'I.M. Wise. Celui-ci quitte maintenant la prudente réserve des débuts; la liturgie traditionnelle y est totalement bouleversée, et la langue anglaise occupe une place prépondérante.

C'est le même I.M. Wise, génial organisateur, qui fonde, en 1873, L'Union of American Hebrew Congregations et qui, deux ans plus tard, dote le judaïsme réformé d'une institution qui assurera désormais la [formation — souvent brillante —de ses chefs spirituels conformément aux principes du mouvement, le Hebrew Union College de Cincinnati. (En 1922, Stephen S. Wise fondera à New York le Jewish Institute of Religion). En 1889 est constituée la Central Conference of American Rabbis.

Du point de vue de la pratique religieuse, et donc principalement synagogale, les réformes adoptées sont les suivantes:

1 — Une large place est réservée aux prières en langue vulgaire.
2 — On introduit dans le service l'orgue et les choeurs mixtes.
3 — Les galeries réservées aux femmes sont abolies et remplacées par les « bancs familiaux ».
4 — Il est admis de prier la tête découverte, bien que cet usage ne soit pas généralement adopté.
5 — On introduit des cérémonies de BarMitzva pour les filles, à l'occasion de leur majorité religieuse.
6 — Le deuxième jour de fête des regalim (fêtes de pélerinage: Pâque, Pentecôte et Fête des Tentes) est supprimé.
7 — On facilite la conversion au judaïsme de non juifs.

Quoi qu'on pense de la compatibilité de la voie dans laquelle il s'est engagé avec les principes même du judaïsme, il ne faut cependant pas sous estimer l'effort considérable fait par le judaïsme réformé aux Etats-Unis dans le domaine du maintien d'une conscience juive chez ses adeptes. Très consciemment, il veut être « the American way of life » du judaïsme. Pour cette raison, il n'a pas hésité à se doter de structures calquées sur le mode de vie américain. Ses « Temples », présents dans toutes les agglomérations de quel-qu'importance à travers les Etats-Unis, sont surtout, et souvent en premier lieu, des centres de culture et de vie sociale. Le « Centre communautaire » dans l'annexe de la synagogue, — et souvent plus important que celle-ci, — formule adoptée de nos jours dans la plupart des communautés de toutes tendances, est à l'origine une initiative de la réforme.

Il a aussi su former des rabbins qui sont de vrais chefs de communauté, des animateurs. Le niveau intellectuel du Hebrew Union College a toujours été très élevé, et des sommités de la science juive y ont enseigné dès le début.

Certes, la collaboration avec les autres tendances n'a pas toujours été facile, et souvent elle a été franchement impossible. C'est vrai plus particulièrement quant à la facilité avec laquelle certains rabbins réformés procèdent à des conversions au judaïsme, contrairement aux règles plus que strictes en cette matière de la Halakha (loi religieuse). Les unions de tels « convertis » avec des juifs d'origine ne peuvent pas être reconnues par les rabbins traditionalistes, et il y a là manifestement un danger pour l'unité de fond du peuple juif.

Par ailleurs, le judaïsme réformé, en vertu du principe même d'évolution constante et d'ouverture qu'il prône, n'est pas resté insensible à l'évolution générale dans l'ensemble du monde juif, avec lequel il s'est d'ailleurs toujours solidarisé. Un certain mouvement de retour à des positions plus positives et plus compréhensives à l'égard du judaïsme historique se dessinait réellement dans ses rangs. En même temps, il finit aussi par s'accommoder du mouvement sioniste, et plusieurs chefs de la réforme étaient en même temps des leaders sionistes de haute marque, tel par exemple Stephen S. Wise, que nous avons déjà mentionné, et bien d'autres.

Déjà en 1937, et donc avant la guerre et le génocide, cet ensemble de tendances s'exprime nettement dans les « Guiding Principles of American Rabbis », adoptés par la conférence rabbinique de Columbus (Ohio). Nous y lisons entre autres:

I, article 5 — Nous considérons la reconstruction de la Palestine, pays sanctifié par des souvenirs et des expériences, comme une promesse de renouveau de vie pour beaucoup de nos frères. Nous soulignons l'obligation du judaïsme entier d'encourager cette reconstruction comme celle d'un foyer juif, en s'efforçant d'en faire non seulement un havre de refuge pour les opprimés mais également un centre de culture juive et de vie spirituelle.

III, article 9 — La prière est la voix de la religion, le langage de la foi et de l'aspiration... Afin d'approfondir la vie spirituelle de notre peuple, nous devons cultiver la forme tradi
tionnelle de communion avec Dieu par la prière, et à la maison, et à la synagogue.
Comme mode de vie, en plus de ces postulats moraux et spirituels, le judaïsme exige la préservation du sabbat et des fêtes, et la conservation de toutes les coutumes, symboles et cérémonies qui sont source d'inspiration. Il exige qu'on cultive des formes distinctives de musique et d'art religieux et l'emploi de l'hébreu, en même temps que la langue vulgaire, dans notre culte et dans l'instruction.

Une simple lecture des principaux éléments de ce document suffit pour qu'on mesure la distance qui le sépare de la Pittsbur g Platform, et le chemin parcouru entre les deux.

Les événements entre 1939 et 1945 ont encore accéléré ce mouvement de retour aux sources et ont renforcé les liens de solidarité qui unissent le judaïsme réformé, malgré toutes les divergences, aux autres fractions du judaïsme, qui ont d'ailleurs elles aussi, au moins en partie, modifié leur attitude à son égard. Souvent, on y considère le judaïsme réformé avec moins de suspicion, et moins comme une rupture de bans avec la voie juive de toujours. Un autre lien de solidarité qui unit actuellement tous les juifs, y compris les adeptes de la réforme, est évidemment l'Etat d'Israël.

Le judaïsme réformé des Etats-Unis étant numériquement de loin le groupe le plus important du judaïsme réformé, le reste des communautés de même style à travers le monde reconnaissent volontiers aux Américains le « leadership » dans ce domaine.

Le mouvement conservateur

En ce qui concerne l'épithète de « conservateur », nous l'avons employée assez fréquemment pour que son sens, dans ce contexte, soit suffisamment clair: il s'applique à ce qu'on est convenu d'appeler le « judaïsme historique », et donc aux tendances soucieuses de sauvegarder l'unité du judaïsme à la base d'une expérience commune. Nous avons parlé à cet égard d'une via media entre l'othodoxie, d'une part et, d'autre part, la réforme. En Amérique, le judaïsme conservateur est évidemment tout cela aussi. Mais il est en même temps plus que cela: il ne se contente pas d'être un élément conciliateur entre deux extrêmes mais il élève la prétention, un peu comme le judaïsme réformé, d'être l'expression par excellence du judaïsme à notre époque, au-delà de toutes les étiquettes. Il veut être kelal Y israël tout court, l'expression de la communauté juive universelle, « the Catholic Israël » comme dira son chef le plus éminent Salomon Schechter.

La nécessité de certaines réformes, de certaines adaptations aux temps modernes n'est pas contestée par un grand nombre de juifs, aussi américains résolument « ouverts » aux valeurs culturelles du milieu ambiant mais néanmoins soucieux d'éviter toute rupture avec la grande Tradition juive dans son ensemble. Par la force des choses, l'évolution américaine sera, sur ce plan, plus rapide que l'évolution en Europe. Mais là aussi, nous assistons à une période de tâtonnements, d'expérimentation. Seulement, il faut reconnaître que ces expériences y sont grandement facilitées par une très grande liberté qui, dans ce domaine, n'existait pas en Europe. Du point de vue juif, compte tenu des exceptions que nous avons déjà signalées, il n'existait pas en Amérique de tradition communautaire, et aucun organisme lourd, établi depuis toujours, ne pesait de son poids sur ces expériences. Quiconque n'était pas content de certaines réformes introduites à la synagogue habituelle fréquentait désormais simplement une autre, plus conforme à ses goûts. Bien que l'appartenance religieuse soit, aux Etats-Unis, un facteur social à certains égards plus important qu'en Europe, elle n'y fait néanmoins pas partie de l'état civil de l'individu, comme c'était le cas, à l'époque, dans tous les pays d'Europe.

Tant que la réforme n'avait pas mis cartes sur table, on pouvait espérer d'arriver effectivement à une telle via media dans la vie juive, caractérisée par une très grande liberté d'option mais sauvegardant néanmoins un ensemble de principes essentiels. Cet espoir s'évanouit définitivement après la promulgation de la Pittsburgh Platform, et les positions qui y étaient prises à l'égard de la législation, et mosaïque, et rabbinique.

C'est à ce moment que les éléments qui, sans être « orthodoxes », étaient néanmoins restés respectueux de la tradition, se groupent autour d'un personnage qui exprime, dans toute sa manière d'être, cette attitude d'ouverture respectueuse, et qui est le Dr. Sabato Morais, rabbin de la communauté Michvé Israël à Philadelphie. La première préoccupation étant de former des chefs spirituels capables de guider les fidèles selon ces principes, on procède, en 1886, à la création du Jewish Theological Seminary of America à New York, autour duquel va se structurer progressivement ce qui deviendra le judaïsme conservateur. Le but du séminaire est « de grouper tous les éléments du judaïsme attachés à la Loi mosaïque et aux traditions ancestrales et la préservation en Amérique de la connaissance et de la pratique du judaïsme historique ». Tous ces éléments sont clairement exprimés dans une déclaration de principes publiée par Morais à l'occasion de l'ouverture du séminaire:

A la base de notre Séminaire est la croyance que Moïse était en vérité inspiré par le Dieu vivant afin de promulguer des lois pour le gouvernement d'un peuple sanctifié en vue d'une mission imprescriptible. (La croyance) que ces mêmes lois qui ont pris corps dans le Pentateuque, sont inévitablement d'application, et locale, et générale. Celles comprises dans la première catégorie perdent leur caractère obligatoire hors de la Palestine; les autres, par contre, sont obligatoires partout. Les deux, formulées nécessairement d'une manière large, ont besoin à toutes les époques d'une interprétation orale. Pour cette raison, les interprétations des pères sont aussi anciennes que les lois écrites des livres saints. Ces vérités n'ont été contestées par aucun prophète, qui succéda à Moïse, et si nos grands voyants ont mis l'accent plus particulièrement sur les obligations morales, ils l'ont fait simplement parce que les observances cultuelles étaient considérées faussement, par leurs contemporains, comme une dispense des principes de rectitude sociale: voilà ce que les fondateurs du Jewish Theological Seminary considèrent comme leur credo.

Morais est rejoint par un ensemble de savants hautement qualifiés, parmi lesquels il faut mentionner très particulièrement dans une première phase, Marcus Yastrow et Alexandre Kohut.

L'essor du mouvement conservateur s'explique aussi, en très grande partie, par un phénomène d'ordre sociologique. Entre 1880 et 1890 arrivent aux Etats-Unis plusieurs vagues d'immigrants juifs originaires d'Europe Centrale, fuyant les pogromes organisés avec une régularité inquiétante, par la police tsariste. Beaucoup de ces juifs continueront tout simplement le mode de vie qui a toujours été le leur, et grossiront les rangs de l'orthodoxie. Cependant les éléments plus jeunes et donc plus dynamiques auront bientôt du mal à se situer dans un cadre qui, comme celui de l'orthodoxie officielle aux Etats-Unis à cette époque, semble être préoccupé exclusivement par la conservation pure et simple des conditions de vie en Europe orientale, et qui considère la reconstruction fidèle de la vie du « shtetl » (bourgade juive d'Europe de l'Est) comme la seule planche de salut pour la survie du judaïsme dans ses formes traditionnelles. Certes, on vit maintenant dans un autre continent, mais on ne tient absolument pas compte de ce qu'on est entré également dans une autre sphère culturelle: il faut continuer de parler Yiddish, envoyer les enfants dans des écoles traditionnelles, rester groupés dans des quartiers juifs pour se préserver de toute « influence étrangère », s'habiller comme on l'a toujours fait, vivre selon le rythme des fêtes juives etc. Comme on avait appris autrefois quelques bribes de russe, de polonais, d'ukrainien, on peut bien apprendre quelques bribes d'anglais, mais là s'arrête l'« assimilation ». C'est surtout la deuxième génération, celle née déjà en Amérique, qui ne supportera pas ce cloisonnement, qui désertera les quartiers juifs, et qui cherchera un autre mode de vie n'excluant pas une certaine intégration dans le milieu ambiant.

Mais où trouver ce mode de vie? Certes, il y a le judaïsme réformé. Mais il est presque exclusivement « allemand » quant à ses origines, on n'y accueille pas toujours avec sympathie les « pollacks » parlant un anglais fortement teinté de Yiddish et dont l'affluence risque de faire apparaître le judaïsme, qu'on a si bien réussi à « intégrer » dans la vie américaine, comme un élément exotique aux yeux de l'entourage non juif. Et, il faut bien le reconnaître, les « pollacks » sont souvent mal à l'aise dans les « Temples » de la réforme, qui ne leur rappellent en rien l'atmosphère chaude et familiaire du « shtible », de l'oratoire traditionnel. S'ils ont envie de prier, ils veulent le faire « à la juive », et non pas dans une atmosphère qui leur paraît froide et guindée.

Il s'agira donc aussi, dans l'effort conservateur, d'assurer à cet élément une vraie « intégration » dans la vie américaine, sans lui faire perdre ses racines authentiques. De cela, l'orthodoxie s'avère radicalement incapable, au moins à cette époque.

Dès le début, nous l'avons fait remarquer, le mouvement conservateur ne veut pas être une tendance parmi d'autres. Son but est de rester ouvert et de servir de plate-forme à toutes les tendances du judaïsme, pourvu qu'elles restent fidèles aux grands principes de la tradition. Certes, il se distingue de l'orthodoxie sensu stricto. Il n'est pas fermé à toute approche scientifique de la Bible et de la littérature rabbinique, à l'intérieur de laquelle il admet un certain principe d'évolution. Il reconnaît aussi la nécessité de rendre plus attrayant le culte synagogal, d'y introduire un certain « decorum » et ne s'oppose pas à des réformes limitées à ce but. Il reconnaît que la langue du pays est l'anglais et refuse d'identifier le judaïsme, comme le fait une certaine orthodoxie, avec la culture yiddish, légitime mais néanmoins partielle et fortement liée à un mode de vie désormais périmé. On prêchera et enseignera donc en anglais, mais on maintiendra l'hébreu comme langue de prière et favorisera les études de cette langue et sa connaissance.

L'âme du judaïsme conservateur et en même temps celui qui lui imprimera ses orientations profondes sera Solomon Schechter (1850-1915), l'un des plus grands savants juifs de son temps, qui arrive aux Etats Unis en 1908 et dont le Jewish Theological Seminary, qu'il va d'ailleurs réorganiser, sait s'assurer la précieuse collaboration. Savant, nous venons de le dire, de renommée mondiale, professeur à l'Université de Cambridge, Schechter, malgré toute ouverture, reste profondément enraciné dans toutes les valeurs que lui a transmises son milieu d'origine, le judaïsme de l'Est européen (il est né en Roumanie). Et c'est lui qui trouvera la synthèse entre cette fidélité inébranlable et l'ouverture que nécessite notre époque. Voici l'une de ses premières déclarations au momento de la réorganisation du Séminaire. Elle contient déjà tout son programme, toutes les méthodes qu'il entend appliquer, et toute son inspiration profonde:

Le Judaïsme doit subsister ou disparaître aussi bien par ce qui le distingue des autres religions par ce qu'il a en commun avec elles... le judaïsme est absolument incompatible avec l'abandon de la Torah... Nous devons cesser de parler d'occidentalisation de notre religion... Il n'existe point d'autre religion juive que celle enseignée par la Torah et confirmée par l'histoire et par la Tradition, ancrée dans la conscience de l'Israël universel (« Catholic Israël »). Nous devons, ou bien rester fidèles à l'Histoire, ou bien prendre le chemin de toute chair et rejoindre la grande majorité. L'enseignement au séminaire sera en accord avec cet esprit, et ainsi essentiellement limité à exposer et à élucider le judaïsme historique dans ses diverses manifestations.

Schechter hésitera longtemps avant de donner au mouvement conservateur des structures, voulant éviter précisément qu'il devienne un mouvement religieux comme un autre et désireux de lui conserver ce qu'il appelle sa « catholicité ». Mais il finira cependant par reconnaître qu'un manque de structure serait un handicap trop grand,qui risquerait d'empêcher l'évolution du mouvement. En 1913, il se résigne à fonder la United Synagogue of America, qu'il qualifie comme une « union de communautés pour la promotion du judaïsme traditionnel ». Il définit dans les termes que voici le but de cette organisation:

— ... d'affirmer et d'établir la loyauté à l'égard de la Torah et de son explication historique;
— de promouvoir l'observance du sabbat et des lois alimentaires;
— de conserver dans le culte les références au passé d'Israël et les espérances touchant son rétablissement;
— de maintenir le caractère traditionnel de la liturgie, avec l'hébreu comme langue de prière;
— d'encourager la fondation d'écoles religieuses...

Le but de l'United Synagogue of America sera, non pas de ratifier les innovations introduites par quelques-uns de ses groupes de base, mais de servir de carrefour à tous les éléments essentiellement loyaux à l'égard du judaïsme traditionnel...

Elle offre une base suffisamment large pour admettre la collaboration de toutes les synagogues qui se dévouent à la cause de la conservation du judaïsme traditionnel, qu'elles soient elles-mêmes de style conservateur ou orthodoxe... Le but de cette union est de sauvegarder tous les éléments positifs que (ces synagogues) ont en commun.

Les réalisations de la United Synagogue sont multiples. Elle a entre autre créé un rituel de prières où, à côté des prières traditionnelles, figurent aussi des passages en anglais. Elle a surtout été active dans le domaine de l'éducation, a fondé de nombreuses écoles et a édité un grand nombre de manuels et de textes. Elle a créé un comité permanent chargé d'interpréter la loi religieuse en fonction des circonstances concrètes qui peuvent se présenter dans la vie courante, et d'intervenir dans tous les domaines où cette loi doit être appliquée. Son corps rabbinique, formé au Jewish Theological Seminary, est réuni dans la Rabbinic Assembly.

Le courant conservateur — car il est toujours beaucoup plus cela qu'un mouvement — est incontestablement celui qui a le plus fait, depuis quelques décennies, pour la conservation de la vie juive aux Etats Unis, et c'est encore lui qui y est en progression permanente. Il a su éviter toute uniformité trop grande, toute prise de position trop tranchante, dans un esprit de fidélité absolu aux grands principes du judaïsme.

Le judaïsme orthodoxe

Dans cette présentation, le judaïsme orthodoxe apparaît fatalement comme un parent pauvre, mais telle n'est absolument pas notre intention. Seulement ses grands principes sont connus, il ne les a jamais abandonnés et est resté intégralement fidèle à son inspiration profonde. En cela il a certainement une fonction essentielle dans la conservation des valeurs juives.

Nous nous sommes surtout attaché à décrire une certaine évolution, une certaine diversification intervenue dans le judaïsme. Souvent, cela nous a amené à présenter l'orthodoxie comme l'opposition éternelle à toute évolution, à toute adaptation. C'était vrai à un moment donné, mais nous avons toujours eu le souci de souligner la pureté d'intention de ses chefs et les motifs qui les ont amenés à adopter ces positions.

L'orthodoxie elle-même n'est pas restée figée dans cette attitude. Aux Etats-Unis, elle a aussi fini par opter en faveur d'une certaine « américanisation ». En 1898 y a été fondée l'Union of Orthodox Jewish Congregation. Son corps rabbinique est réuni dans l'Agûdat ha-Rabbanim, et la formation des rabbins est assurée par une institution très réputée, le Rabbi Elchanan Theological Seminary and Y eshiva College à New York, auquel est d'ailleurs annexée une section pour la formation du personnel féminin des écoles religieuses l'Orthodox Girls' Teachers Training School.

Nous avons souligné, au début de cet article, combien il était aléatoire de vouloir donner des étiquettes aux différentes tendances religieuses du judaïsme. Les structures orthodoxes restent très fortes, plus particulièrement aux Etats-Unis, où un grand nombre de synagogues est toujours detype orthodoxe. Mais là encore il existe beaucoup de nuances. A côté de cette orthodoxie « moderne » subsistent et se reconstituent, aussi aux Etats-Unis, des communautés hassidiques d'Europe Orientale, telles celles dirigées par les rabbis de Lubavich, de Szatmar, de Bobov, etc., qui restent intégralement fidèles non seulement à leurs conceptions de toujours mais aussi à leur style de vie traditionnel, et qui ne voudraient pas être confondues avec d'autres communautés qu'on appelle pourtant également « orthodoxes »: la fidélité de base est toujours la même mais la forme d'expression change, même à l'intérieur d'un groupe.

Nous nous sommes aussi abstenu de donner des statistiques. Certes, on pourrait dire facilement, à l'aide des indications officielles, qu'il existe tant de synagogues ou de communautés de type orthodoxe, conservateur, réformé etc. Mais cela ne veut encore rien dire de l'attitude personnelle de ceux qui les fréquentent ou qui y sont officiellement affiliés. On peut très bien fréquenter, à l'occasion des grandes fêtes, une synagogue orthodoxe, puisqu'elle est conforme à certaines habitudes, à une certaine tradition à laquelle on est habitué, tout en menant, pendant le reste de l'année, une vie qui n'a rien de particulièrement orthodoxe. Tout reste donc assez flou, assez imprécis, et il ne faudrait pas durcir indûment les choses par comparaison à ce qui se passe en d'autres confessions.

En guise de conclusion

Nous avons voulu montrer avant tout que les différentes tendances religieuses dans le judaïsme moderne, si réelles qu'elles soient ne constituent néanmoins pas des. « confessions » à l'instar, par exemple, des confessions chrétiennes. Toutes sont soucieuses, aujourd'hui plus peut-être qu'au siècle dernier et encore au début de ce siècle, de rester solidaires, chacune à sa manière, du kelal Y israël de l'Israël universel, et d'éviter toute attitude qui risquerait de compromettre cette solidarité. L'évolution générale dans le monde juif y est certes pour beaucoup: le génocide et la souffrance commune des juifs de toutes tendances parce que juifs ont profondément marqué la conscience collective et l'ont réveillée là où elle était somnolante ou endormie. Tout cela a renforcé un sentiment de solidarité bien plus fort que les divergences idéologiques et les options en faveur de telle ou telle mode d'expression. La création de l'Etat d'Israël, nous l'avons dit également, a encore renforcé ce sentiment et, en même temps, la foi en la vitalité du judaïsme, pourtant si durement éprouvé. Il ne faut pas être nécessairement « sioniste » dans le sens moderne du mot pour sentir les choses de cette manière. Après une période de relative diversification, le judaïsme, grâce à l'existence d'un Etat juif, retrouve ainsi un dénominateur commun, dans un sens essentiellement spirituel. Telle est d'ailleurs la signification profonde de l'expérience israélienne pour la conscience juive.

Il faut être conscient de tous ces éléments si divers quand on regarde le judaïsme, sans parti pris, sans préjugé et sans idées préconçues, mais avec sympathie, comme une réalité spirituelle, vivante. C'est ce qui nous est demandé par la déclaration conciliaire « Nostra Aetate », dont nous fêtons en ces jours-ci le cinquième anniversaire de promulgation.

 

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