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Dimension communautaire de la repentance dans les liturgies Juive et Chrétienne
Lucy Thorson
Cet article, traduit de l'anglais, est extrait d'une thèse de M.A. présentée par l'auteur. Il s'agit d'une recherche sur l'aspect communautaire du repentir (Teshuvah) dans la liturgie juive de Yom Kippur, guidée par la conviction que les chrétiens gagneraient à reconnaître cette dimension qui n'est encore souvent que peu soulignée dans la liturgie catholique de la Réconciliation. On trouvera la 1ère partie de cet article, développée plus à fond, dans le Canadien National Bulletin on Liturgy, vol. 29, N.144, printemps 1996.
Yom Kippur: un appel au repentir collectif
La dimension communautaire de la Teshuvah est particulièrement évidente dans les prières de pénitence (Selihot) qui sont récitées quotidiennement pendant les Jours redoutables et aussi pendant le mois qui précède,celui d'Elul. Ces prières de demande de pardon sont mises en relation avec les "Treize attributs" de la miséricorde divine, conformément à l'affirmation du verset talmudique: "Il existe la promesse divine qu'aucune prière au cours de laquelle les Treize attributs seront évoqués ne rencontrera une sourde oreille". L'idée des "Treize attributs" se base sur Exode 34,5-7: Après le péché du Veau d'or, Moïse prie pour le pardon du peuple et demande à Dieu: "Fais-moi, de grâce, voir ta gloire" (Ex 33,18). Dieu répond à sa prière et lui fait connaître "toute sa bonté" (33,19). Dieu descend ensuite dans une nuée et proclame:
Adonaï, Adonaï, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et fidélité, conservant sa grâce à des milliers, supportant le crime, la rébellion et la faute (absolvant celui qui se repent).
Confession commune des péchés
L'énumération des "Treize attributs" de la miséricorde divine est suivie par la confession commune des péchés (viduy). La liturgie des Jours redoutables présente deux confessions des péchés, l'une courte et l'autre longue. La confession est au pluriel, manifestant cette conviction que le péché affecte la communauté entière, ce qui suppose une doctrine juive de la responsabilité collective (mais non pas de la culpabilité collective): "Tous les juifs sont responsables les uns des autres", dit le Talmud. Chaque individu fait partie du corps unique qu'est Israël, et la communauté prend sur elle la responsabilité de ce qui se fait en son sein. La purification qui est demandée dans ces confessions n'est pas seulement celle des personnes individuelles, mais aussi celle de toute la maison d'Israël.
Individu et communauté
Il y a deux formes de confession des péchés dans la liturgie du Jour du Grand pardon: l'une visant l'individu et l'autre, la communauté. La confession des péchés est récitée dix fois en souvenir du temps où le grand prêtre, au Temple, invoquait le Tetragrammaton (le Nom ineffable de Dieu) à dix reprises au cours de la confession du Yom Kippur.
La confession des péchés, dans la liturgie de ce grand jour, correspond à la fois au désir personnel et collectif d'être pardonné. La personne individuelle reçoit le pardon de ses péchés dans le contexte d'un pardon collectif. Lorsque la communauté commence la confession silencieuse des péchés, elle le fait sans aucune introduction ni préambule; elle va droit à l'essentiel: "Notre Dieu et Dieu de nos pères... nous avons péché et trahi..." Par contre, avant de commencer la seconde forme de confession commune, celui qui guide cette prière l'introduit par la récitation publique de prières de pénitence; et au centre de celles-ci se trouve la proclamation des Treize attributs de la miséricorde divine: ceux-ci ne peuvent être priés qu'à voix haute par l'ensemble de la communauté, car il n'est pas au pouvoir d'une simple personne individuelle d'approcher Dieu au jour de Kippur et de demander pardon pour ses péchés.
En ce grand jour, le pardon personnel est obtenu dans le contexte d'un pardon communautaire. Au moment où chacun individuellement, dans la communauté, récite la confession brève commençant par: "Nous avons péché, nous avons trahi..", il n'y a pas place pour une demande de pardon: la communauté est consciente alors de son péché et éprouve la douleur du remords; ce n'est qu'ensuite, lorsque l'ensemble de la communauté fait la confession longue, que vient la supplication pour obtenir le pardon: "Et pour tout (= nos péchés) pardonne-nous, fais-nous grâce, accorde-nous le pardon".
L'ordre reflète ici un aspect fondamental du jour du Grand pardon, et de l'alliance entre Dieu et le peuple d'Israël qui est à sa source. C'est seulement après qu'on ait affirmé l'amour et la relation étroite existant entre Dieu et le peuple qu'on va reconnaître en commun les péchés énoncés dans la confession brève. Immédiatement après, nous avons la prière:
Notre Dieu et Dieu de nos pères, fais-nous grâce et pardonne nos transgressions en ce jour du Pardon; écoute nos prières, efface et éloigne de ton regard nos transgressions et nos péchés.
Le pardon accordé au cours de la liturgie de Kippur est donc à la fois personnel et communautaire. Nous avons là la confirmation de l'une des doctrines fondamentales du judaïsme qui considère chaque personne selon une double perspective: à la fois comme une personne individuelle indépendante et comme faisant partie d'une communauté, un membre du corps d'Israël.
A ce propos, Maïmonide enseigne:
Le jour du Grand pardon est un temps de repentance pour tous, pour l'individu comme pour la multitude; il est le but de la saison pénitentielle imposée à Israël pour la grâce et le pardon.
Pour faire l'expérience des deux types de pardon au jour de Kippur la personne individuelle, au sein de la communauté, doit répondre à deux obligations: Pour obtenir le pardon, elle doit se repentir, reconnaître son péchés, ressentir du regret, être résolue à ne plus commettre ces fautes et confesser ses péchés. Pour partager le pardon collectif, elle doit être liée à la communauté: plus le lien est fort, plus l'absolution obtenue par la médiation de la communauté est importante. Le jour de Kippur il y a donc une double absolution, à titre individuel et à titre de l'appartenance au groupe, ou alors il n'y a pas d'absolution du tout.
Conclusions
En résumé, le caractère communautaire du jour de Kippur est l'expression de certaines doctrines fondamentales du judaïsme. Premièrement, la forme et la substance des prières liturgiques expriment la conviction que le peuple juif est tenu, du fait de l'alliance sinaïtique, de rendre un témoignage communautaire à la Torah dans le monde. Intégrité et sainteté sont les conditions d'un tel engagement; si celles-ci s'affaiblissent, ce sera une atteinte à l'alliance, à la fois personnelle et communautaire. La fidélité individuelle contribue en même temps à la tâche collective.
Deuxièmement, les textes liturgiques du jour de Kippur confirment l'enseignement juif, à savoir que le péché déforme et affaiblit l'image divine selon laquelle tout être humain a été créé; qu'il est un éloignement de Dieu, une brisure du lien entre Dieu et l'humanité; qu'il créé une distance entre la personne et Dieu; qu'il signifie s'éloigner de la présence divine. De ce fait, l'essentiel de la Teshuvah et de la confession des péchés, c'est le désir de se retrouver en présence de Dieu.
Troisièmement, la liturgie du jour de Kippur affirme la conviction que Dieu accueille favorablement tout être humain et lui pardonne ses péchés dès qu'il retourne à Lui. Il est donc possible de se défaire des liens du péché. Les étapes d'un renouveau spirituel tel que le révèle la liturgie sont les suivantes: avoir conscience de s'être détourné de Dieu, exprimer le regret de ses péchés, les confesser et prendre la solennelle résolution de ne plus les commettre, recevoir le pardon divin.
Quatrièmement, la structure de la liturgie du jour de Kippur montre que, selon la foi juive, il n'y a pas besoin d'un prêtre ou d'un médiateur pour obtenir le pardon: chacun peut le recevoir au sein de la communauté en se repentant sincèrement et exprimant le désir de commencer une vie nouvelle, honnête et bonne.
Enfin, la liturgie du jour de Kippur met en relief deux points de doctrine qui découlent de la conception juive de la responsabilité collective: d'une part, chacun doit chercher à se réconcilier avec son prochain avant de solliciter le pardon divin; d'autre part, prier comme un juif consiste à prier en tant que membre d'une communauté, la communauté d'Israël. C'est pourquoi la majorité des prières du jour de Kippur, y compris la confession des péchés, se font au pluriel. Le langage des prières est l'expression à la fois des personnes individuelles et de la communauté entière: en prononçant le "nous", chaque personne reconnaît, énonce les péchés qu'elle partage avec toute l'assemblée parce que chacune n'est pas seulement une personne privée, mais est aussi un membre de la communauté prise comme un tout.
En définitive, la liturgie du jour de Kippur met l'accent sur l'aspect communautaire de la Teshuvah tout en affirmant la dimension personnelle du repentir. Les pratiques et prières liturgiques invitent chacun individuellement à faire l'expérience de la Teshuvah en tant que membre de la communauté entière; et nous voyons ici la confirmation d'une conviction fondamentale pour le judaïsme: un juif n'accomplit jamais un acte de culte en tant qu'individu isolé; il le fait toujours en tant que membre de la communauté d'Israël.
La dimension communautaire dans la liturgie chrétienne de la pénitence
Dans sa réforme du Sacrement de pénitence, le Concile Vatican II a voulu exprimer son caractère à la fois sacré et ecclésial, et son effet qui est la réconciliation. Il est devenu clair, d'après plusieurs documents du Concile, que la réconciliation avec Dieu et celle avec l'Eglise sont liées (cf. Lumen Gentium N. 11; Décret sur la formation des prêtres, etc...). La dimension sociale de tout acte, bon ou mauvais, est mise en relief, et aussi le rôle joué par l'ensemble de la communauté dans la réconciliation des pécheurs avec Dieu. Ceci répond à l'un des principes fondamentaux du renouveau liturgique, exprimé dans la Constitution sur la liturgie, N.26:
Les actions liturgiques ne sont pas des actions privées, mais des célébrations de l'Eglise...
(C'est pourquoi) chaque fois que les rites, selon la nature propre de chacun, comportent une célébration commune avec fréquentation et participation active des fidèles, on soulignera que celle-ci, dans la mesure du possible, doit l'emporter sur leur célébration individuelle et quasi privée.
L'une des principales préoccupations du Concile Vatican II a donc été de retrouver l'esprit communautaire de l'Eglise primitive et de mettre en relief l'aspect public et communautaire des sacrements, un aspect qui avait été oublié mais qui a été redécouvert grâce aux mouvements de réforme biblique et liturgique des débuts du 20e siècle, et qui a été au centre des délibérations du Concile à propos du Sacrement de pénitence.
Le nouveau rite de réconciliation
Après une étude approfondie de l'histoire, de la liturgie et de la doctrine du sacrement de pénitence, un nouveau Rite de Réconciliation a été officiellement promulgué en 1973. Celui-ci n'est plus un sacrement de "pénitence", mais de "réconciliation; même si le titre du nouveau Rituel est "Rituel de la pénitence", le sacrement est essentiellement considéré, non pas comme "pénitence", mais comme réconciliation avec Dieu et avec l'Eglise. Le mot "réconciliation" met l'accent sur la dimension sociale et ecclésiale ainsi que sur la réciprocité des liens entre Dieu et son peuple et entre les membres de ce peuple. Le terme de "confession", ce moyen d'autojustification et de purification, n'est en général utilisé dans le nouveau Rituel que pour désigner une partie du sacrement et non pas le sacrement lui-même.
Ce nouveau Rituel, qui est entré en vigueur en 1975, ne représente qu'une étape d'un long processus historique dont nous avons un reflet dans les trois formes de célébration proposées par ce nouveau rite: individuelle, collective et collective avec absolution générale. La forme A ( le rite pour la réconciliation individuelle) reflète la tradition de la pénitence privée qui s'était largement répandue en Europe depuis le début du 17e siècle. La forme B (rite de réconciliation avec préparation collective suivie de la confession et de l'absolution individuelles) et la forme C (rite de réconciliation collective avec confession et absolution générales) rappellent par certains traits la pénitence canonique publique pratiquée dans les premiers siècles du christianisme, en particulier l'accent mis sur l'aspect communautaire du péché et du pardon. Le nouveau Rituel est une sorte de "mosaïque" marquée par les différents modes selon lesquels les chrétiens ont cherché et obtenu la réconciliation à diverses périodes de l'histoire.
Les formes B et C veulent être une célébration collective de la réconciliation des pécheurs avec l'Eglise et avec Dieu. La communauté est unie dans l'écoute de la Parole de Dieu; elle est rassemblée par la conscience commune qu'ont les gens de leur état de pécheurs, et de leur besoin de la miséricorde divine. On rappelle à ceux-ci qu'ils sont constamment convoqués par la Parole de Dieu, que chacun d'entre eux porte la responsabilité des autres et que la communauté se trouve engagée dans un processus constant de conversion. Chaque membre de la communauté chrétienne est de quelque manière blessé par le péché et a besoin de guérison; chacun est faible et a besoin de s'affermir.
Les formes B et C du nouveau Rituel tentent de retrouver le sens du péché en tant que réalité sociale: Les péchés peuvent être secrets, mais ils ne sont jamais privés. Les formes collectives réunissent des gens en communauté et leur offrent la possibilité de comprendre que le péché affecte réellement l'ensemble du groupe. Les vertus ou les vices de chacun peuvent élever ou abaisser le niveau moral de la communauté. Cette réalité devient actuelle dans la réconciliation collective.
De nos jours, les gens ont une vision plus globale et une conscience sociale plus développée. Les célébrations collectives du Sacrement de réconciliation peuvent leur permettre d'exprimer cela. Les formes B et C peuvent donner aux participants un plus grand sens du lien qui les unit les uns aux autres, d'un renouveau qui est à la fois individuel et communautaire.
Liturgie de la teshuvah et "revitalisation" du sacrement de réconciliation
La dimension sociale du péché et du pardon, comme nous l'avons vu, est bien présente dans la liturgie du Yom Kippur. Ce thème s'enracine dans l'alliance entre Dieu et son peuple, qui est fondamentale pour le judaïsme. Les Ecritures et la tradition juives témoignent du lien étroit unissant Dieu et le peuple d'Israël, relation scellée par une alliance qui influe sur la manière de se conduire envers le prochain. La relation qu'il a avec Dieu amène le juif à reconnaître que les péchés commis envers le prochain sont aussi des péchés contre Dieu. Pour la religion de l'Alliance, le sens de l'appartenance au peuple est essentiel, le sens que le salut est donné dans la communauté et à travers elle. Aussi le juif reconnaît-il la nécessité que la confession des péchés et le pardon adviennent dans un contexte communautaire lorsqu'il a désobéi à la Loi divine ou fait du tort au prochain. Cela fait partie intégrale de la tradition et de l'auto-définition juives.
Ce sens aigü de l'aspect social du péché et du pardon dans le judaïsme pourrait aider les chrétiens à prendre conscience de cette dimension dans leur propre religion. Pendant des années, l'Eglise s'est efforcée de bien comprendre le rapport entre Dieu, le péché et le prochain. A certains moments de son histoire, celle-ci a eu tendance à mettre l'accent sur le caractère individuel, privé, du péché et du pardon: nous en avons un clair exemple dans l'importance donnée à la confession privée dans l'Eglise catholique romaine. Le sacrement de réconciliation, qui est essentiellement communautaire, est censé symboliser dans l'Eglise cette conviction de foi que toute personne est sauvée dans le contexte de la communauté; mais ce symbole, contrairement à ce qui se passe dans la confession des péchés du Yom Kippur (avec laquelle il a quelques relations), a dégénéré en affaire privée entre "Dieu et moi". Nous pouvons donc dire que, pendant un certain temps, l'Eglise "a oublié" de donner une expression concrète aux dimensions sociale et communautaire du péché et du pardon dans le Sacrement de réconciliation.
Le témoignage de l'histoire confirme que, pendant des siècles, la compréhension que l'on avait du sacrement de pénitence et sa célébration liturgique étaient centrées sur la purification de la souillure du péché chez des personnes individuelles. L'Eglise s'était malheureusement éloignée et coupée de ses racines, qui sont dans la tradition juive, tradition selon laquelle le pardon, plutôt que de purifier intérieurement, implique une réconciliation avec toutes les personnes que le péché a affectées. Le manque de contact avec la notion juive et rabbinique de la repentance, avec sa dimension communautaire, a certainement contribué à ce que, pendant de longs siècles, l'accent ait été mis à tort uniquement sur l'aspect individuel.
Cette tendance s'est inversée au 20e siècle sous l'influence des mouvements biblique et liturgique et avec les réformes du concile Vatican II. L'une des raisons de ce changement a été la prise de conscience, par l'Eglise, qu'une reprise de contact avec la tradition biblique et juive pourrait aider à triompher de la tendance, déjà ancienne, à considérer le péché et son pardon comme une affaire personnelle. Le Concile choisit, en fait, de mettre davantage l'accent sur la dimension communautaire du repentir; une dimension qui a pris ces dernières années une place importante dans la théologie catholique des sacrements telle qu'elle se présente dans les écrits de bon nombre de théologiens éminents.
Le nouveau Rituel permet aux catholiques de redécouvrir les dimensions communautaire et sociale du péché et du pardon, et de retrouver les racines de celles-ci dans la tradition biblique et juive. Les rites communautaires, en particulier, font écho à certains aspects spécifiques de la liturgie de pénitence telle que la vivent leurs frères et soeurs juifs.