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Il se coucha avec ses pères
M. Madeleine Jung
Perspective biblique
Telle est la formule la plus fréquente dans l'Ancien Testament pour clore l'histoire d'un hom¬me. Que les rois « fassent ce qui plaît au Seigneur » ou ce qui lui déplaît, ils se couchent avec leurs pères lorsque l'heure est venue. Méditons sur cette parole qui est pleine de sens et de douceur humaine autant que divine.
Il est à remarquer que cette expression n'appa¬raît qu'après Abraham, notre père dans la foi. Aupa¬ravant, dans les généalogies des onze premiers chapitres de la Genèse, on dit simplement: « il mourut ». L'histoire du peuple de Dieu n'apparais¬sait pas encore dans sa succession de générations à travers un temps repérable. Mais après Abraham, le père d'Israël, les pères se succèdent comme les maillons d'une chaîne vivante. Celui qui va prendre place aux côtés de ceux qui l'ont précédé s'insère donc à un endroit précis de l'histoire du salut. Ce maillon de chair et d'esprit qu'a été sa vie d'hom¬me, avec toutes les péripéties, tous les événements qui l'ont façonnée, vient s'ajouter à la tradition incarnée de « ses pères ». On trouve aussi parfois une légère variante: Il fut réuni à sa parenté, qui couronne souvent une vieillesse heureuse, la « sa¬tiété de jours » étant un signe de bénédiction.
Que signifie pour Israël cette formule d'enseve¬lissement?
Au sens le plus immédiat: Tu entreras dans la tombe, bien mûr, comme on entasse la meule en son temps (Job 5, 26). La distinction de l'âme et du corps est étrangère à la mentalité hébraïque, et, par conséquent, la mort n'est pas considérée comme la séparation des deux éléments. Un vivant est une âme vivante, un mort est une âme morte (Nb 6,6; Lév 21,11). La mort n'est pas un anéantis¬sement: tant que le corps subsiste, qu'il reste au moins les ossements, l'âme subsiste, dans un état d'extrême faiblesse, comme une ombre, dans le séjour souterrain du shéol (Jb 26,5; Is. 14,9; Ezéch. 32,17).
Ces idées justifient les soins donnés au cadavre et l'importance d'accordée à une sépulture convenable, car l'âme continue de ressentir ce qui arrive au corps. C'est pourquoi être abandonné sans sépulture, en proie aux oiseaux et aux bêtes des champs, était la pire des malédictions (I Rois 14,11; Jér. 16,4).
L'emplacement de la tombe avait une très grande importance. La tombe était une propriété de famille, soit qu'elle ait été creusée dans le do¬maine familial (Jos. 24,30; I Sam 25l, soit qu'une parcelle de terrain ait été achetée pour la sépul¬ture (Gen. 23)... Il était normal qu'on soit enseveli dans le tombeau de son père (Jug. 8,32; 16,31). C'est un souhait que l'on forme (II Sam. 19,38) et David rend ce dernier hommage aux ossements de Saül et de ses descendants. Etre exclu du tombeau de famille était une punition de Dieu (I Rois 13,22). Les expressions: se coucher avec ses pères et être réuni aux siens, employées pour la mort de certains grands ancêtres et des rois de Juda et d'Israël s'explique peut-être primitivement par l'usage du tombeau de famille, mais elles ont pris un sens plus large: elles sont une formule solennelle pour signifier la mort, et elles soulignent la permanence des liens du sang au-delà de la tombe.
A l'homme qui s'en va vers sa maison d'éternité, le Qohelet rappelle que: La poussière retourne à la terre comme elle en vint et le souffle à Dieu qui l'a donné (Qoh. 12,13). Il faudra la lente progres¬sion de la Révélation pour développer l'idée d'une immortalité qui dépasse la vie diminuée du Shéol.
Mais dans ce désert de l'au-delà, l'homme bi¬blique ne s'engage pas seul. Il retrouve la solida¬rité d'un même famille ou d'une même race. Il fait partie d'une génération, d'une vague d'humanité reliée aux précédentes; c'est ce que marquent les toledoth ou listes généalogiques qui forment la trame de l'Histoire sainte. Au sommet de la lignée, les ancêtres sont les pères par excellence, ceux en qui l'avenir de la race est préformé. Si les pa¬triarches sont « les pères » du peuple élu, ce n'est pas seulement par une paternité selon la chair mais par une paternité spirituelle, à cause des pro¬messes et des bénédictions qui leur ont été don¬nées et qu'ils transmettent à leurs fils. La succes¬sion des générations se situe par rapport à l'élection divine.
Israël se souvient de la geste des aïeux: Devant leurs pères, Dieu fit des merveilles (Ps. 78,4).
Ces merveilles ne sont pas tombées dans l'oubli, elles ont été conservées de père en fils afin que tous célèbrent le Dieu qui tira son peuple d'Egypte. En se couchant avec ses pères, dans le repos de Dieu, chaque fils d'Israël apporte un lot nouveau de « merveilles » qui va grossir le mémorial de l'Alliance, enrichir la mémoire vivante du peuple élu. C'est pourquoi les Sages se plaisent à pro¬clamer l'éloge des ancêtres, à les faire défiler un à un, portant sur eux le jugement de la tradition: Faisons l'éloge des hommes illustres, de nos an¬cêtres dans leur ordre de succession (Sir. 44,1).
Il y a plus: cette communion suprême aux pères fait remonter à la paternité divine. Qu'ils le nom¬ment El Shaddaï, Elohim ou YHWH, Dieu demeure pour les Israélites « le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob », le « Dieu de nos pères ». Dans sa grâce et sa fidélité se retrouvent et se perpétuent les générations de vivants.
Perspective chrétienne
Lorsqu'advient avec le Christ la plénitude des temps, nous ne trouvons plus dans l'Evangilel'expression traditionnelle: Il se coucha avec ses pères. La longue chaîne de la généalogie de Mat¬thieu a abouti à son terme: Jacob engendra Joseph, l'époux de Marie, de laquelle naquit Jésus que l'on appelle Christ (Matt. 1,16).
Il reste que, dans la nouvelle perspective du salut, chaque homme sauvé retouve ses pères, non plus dans le tombeau, mais dans la lumière du Christ ressuscité. L'image de l'Ancienne Alliance nous introduit dans la solidarité du Royaume, nous relie à la famille et à la communion des saints. Il ne s'agit plus l'une mort individuelle, mais d'un « événement d'Eglise ». En ce chrétien qui meurt, tout le corps du Christ s'achemine vers son accom¬plissement; ce n'est pas une brebis qui se sépare du troupeau, c'est au contraire la brebis qui rentre au grand bercail. Loin de s'enfoncer dans l'isole¬ment, le mourant s'engage dans la vie communau¬taire de l'éternité. Il est réuni à son peuple, le peuple de l'Au-delà.
Ces « pères » qui nous attendent, ce sont ces êtres aimés, endormis dans la foi, appelés un à un par le Père à franchir le seuil. Ils nous furent arra¬chés pour passer au-delà du voile. En vain les appelons-nous. Ils appartiennent à un autre monde. Le silence seul nous répond, mais c'est un silence de Dieu. En espérant les rejoindre pour l'éternité, nous les suivons par l'esprit, par le coeur, et avec eux c'est déjà une part de nous-mêmes qui est fixée au Pays de la Vie.
Quand je me coucherai dans le Repos de Dieu, que ce soit avec mes pères...