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SIDIC Periodical XI - 1978/1
Catéchése chrétienne et judaïsme (Pages 23 - 28)

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L'art de traduire - La Bible, traduite et commentée par André Chouraqui
Présenté par Madeleine Morawska

 

Les éditions Desclée de Brouwer ont livré dernièrement au public un ouvrage magistral, la traduction intégrale de la Bible portée à terme par un seul auteur, André Chouraqui de Jérusalem. Pour sa remarquable beauté et son extrême originalité, cette version entièrement renouvelée des textes scripturaires demande à être étudiée attentivement. L'auteur y fait oeuvre de novateur. Son intuition créatrice l'aide à dépasser les conventions traditionnelles, à inventer un langage neuf et une forme originale qui puisent à la fois aux sources archaïques de l'hébreu biblique et aux richesses parfois inédites de la langue contemporaine. L'attrait de la traduction réside précisément dans cette fusion excellente de l'ancien et du nouveau qui permet au lecteur de pénétrer dans les demeures du passé par des voies inusitées jusqu'ici.

Les pages qui suivent se proposent de jeter une lumière sur l'itinéraire d'André Chouraqui comme traducteur et innovateur. Elles ont été composées à partir du texte de deux de ses conférences, données, l'une à Jérusalem, l'autre à Rome, au SIDIC, respectivement en septembre et octobre 1977, et de l'ouvrage lui-même, les 26 volumes de la Bible, traduits et présentés par l'Auteur. André Chouraqui travaille en ce moment à un livre sur la traduction. Il y reprendra systématiquement toute la problématique concernant cet art. L'article qui suit voudrait permettre au lecteur d'avoir, en quelque sorte, un avant-goût de l'oeuvre qui va paraître.


La traduction de la Bible qu'André Chouraqui vient d'achever est organiquement liée aux milieux culturels dans lesquels il a vécu. Son pays natal, l'Algérie, était le carrefour des langues et des cultures françaises, arabes, espagnoles et pour les juifs, spécialement pour sa famille, des langues et cultures hébraïques et araméennes. Les habitants du pays y vivaient dans le cadre de plusieurs registres culturels et traduire était pour eux un exercice naturel et immédiat auquel chacun était entraîné sans se poser de questions techniques. Pour le jeune comme pour l'ancien, pour le savant comme pour l'illettré, vivre, c'était traduire. Son grand-père entretenait une vaste correspondance en cinq langues: arabe, français, espagnol, hébreu, araméen. C'est cette expérience ancestrale qui, dès son adolescence, a livré André Chouraqui aux démons de la traduction. Malgré l'accueil favorable reservé à ses premières oeuvres, les choses en seraient restées là s'il ne s'était établi, voici 20 ans, à Jérusalem, et si son enracinement en Israël n'avait donné une impulsion, décisive cette fois, à son travail de traducteur.

La traduction - travail artisanal

Traduire la Bible, c'est affronter les problèmes que pose toute traduction. Après avoir lentement gravi les flancs de la montagne biblique, de la Genèse aux Chroniques, et de Matthieu à l'Apocalypse, André Chouraqui a trouvé accumulée devant lui une quantité invraisemblable de problèmes théoriques et de solutions empiriques découverts en cours de route. Solutions empiriques, car le travail du traducteur, dit-il, est encore un ouvrage artisanal, dans le meilleur des cas un art, et non pas une science, bien que ce travail s'appuie sur les sciences — linguistique, histoire et sciences connexes, surtout l'archéologie — et qu'il progresse selon le rythme de la découverte scientifique en ces domaines. L'homme moderne sait aller dans le cosmos, mais il ignore le secret de faire franchir à une idée, sans la mutiler, les frontières hermétiques des langues et des cultures. Les ouvrages qui traitent de l'art de traduire sont rares; ceux qui existent omettent presque toujours les problèmes relatifs à la transposition en langues indo-européennes de textes rédigés en langues sémitiques et ignorent totalement la question de l'interprétation, au siècle de l'atome, des sources historiques datant de l'âge du Bronze et du Fer.

Caractère sacral des textes bibliques

Inspirée, sinon dictée par Dieu lui-même, la Bible est considérée par les juifs et par les chrétiens comme un texte sacré. Qu'il le veuille ou non, le traducteur est pris dans le faisceau, toujours éblouissant, parfois aveuglant, de ce rayonnement sacré. En interprétant le texte de la Bible, il est en contact direct avec Dieu, et, comme Jacob luttant avec l'Ange, il ne peut manquer d'être blessé au tressaut de la hanche. Aussi, sa version traîne-t-elle, en boitant, derrière le texte original, et le traducteur en est conscient.

Par surcroît, ce texte sacré est le livre du monde le plus anciennement et le plus fréquemment traduit: en 1431 langues et dialectes, dit-on, et de multiples fois dans chacune de ces langues. Pour ce qui est du français, le seul livre des Psaumes a été traduit plus de 2000 fois. Ces traductions projettent une ombre géante sur le traducteur moderne. Les plus célèbres d'entre elles, en effet, celle des Septante, les Targoumin, la Vulgate et même la St. James Version et la Bible de Luther, sont nimbées d'une auréole sacrée qui entoure non seulement la Bible et sa traduction, mais souvent les traducteurs. La lettre d'Aristée affirme que le texte des Septante a été dicté par l'esprit de Dieu. De fait, pour l'Occident, cette version a été déterminante pour fixer dans toutes les langues le vocabulaire, le style et la pensée de la Bible. Même lorsqu'il entend réagir contre l'hellénisation de la Bible pour revenir à la Veritas hebrdica si chère à son coeur, Saint Jérôme vit encore sous l'influence de la première traduction de la Bible, en grec.

Influence culturelle grecque

L'oeuvre des Septante constitue, à n'en pas douter, un monument de la civilisation humaine, mais elle reflète trop exactement son époque et, de ce fait, imprègne la Bible des idées et parfois des préjugés du moment.

La traduction des Septante est en effet une oeuvre résolument apologétique et résolument syncrétiste. Apologétique, elle est faite pour démontrer aux Juifs d'Alexandrie et du monde hellénistique que les Prophètes étaient philosophes au moins autant que Platon et Aristote; il était donc nécessaire de couler la Bible dans le moule de la pensée et du style de la Grèce. Les Septante se livrent facilement à ce travail d'adaptation vu que Platon et Aristote se présentent, à leurs yeux, comme des disciples de Moïse. Si Platon et Aristote ont lu Moïse, les éléments essentiels de la pensée et de la terminologie philosophiques grecques doivent se trouver déjà dans l'enseignement mosaïque. Que ce singulier mariage de Jérusalem et d'Athènes ait été réellement célébré par les Septante à Alexandrie, il est facile de le prouver; citons quelques exemples.

A l'époque des Septante, le mot « Theos » désigne les dieux de l'Olympe et le mot « Nomos », la loi de ces dieux. Sans hésiter, les rabbins d'Alexandrie s'approprient ces deux termes, les détournent de leur sens originel et leur attribuent une signification juive. En effet, dans le grec des Septante, « Theos » désigne Elohim,et « Nomos », la Torah. Si l'on songe que l'Être éternel, l'Elohim du Sinaï rêvait de détrôner les dieux de l'Olympe, quelle revanche pour ceux-ci que de donner leur propre nom à ce vieil adversaire pour qu'il puisse se faire entendre en grec? 1

La structure du vocabulaire grec des Septante reflète le dualisme foncier de la philosophie grecque et l'introduit résolument dans la Bible: comme les Grecs, les Septante font une distinction entre l'âme et le corps, entre le temps et l'éternité, alors que pour les Hébreux le nephesh désigne l'être 2 même de l'homme sans aucune allusion à la division platonicienne âme-corps et le olam, la totalité du réel, espace et temps, perçue dans son insondable mystère, sans aucune allusion à la distinction, courante en grec, de temps-éternité et d'esprit-matière.

C'est seulement au prix de cette intégration linguistique que les Septante ont pu faire de la Bible un ouvrage lu dans toute l'étendue de l'Empire. La version s'impose d'autorité d'autant plus facilement que la langue originale de la Bible est presque totalement disparue après le naufrage du peuple hébreu et de sa patrie en l'année 70. De fait, les traducteurs de la Bible, dans les 1431 langues et dialectes où elle a été traduite, reflètent plus la terminologie et les structures mentales des Septante que celles des Hébreux.

Renaissance de l'hébreu

Dé- nos jours, le développement des études hébraïques et de l'esprit historique, l'essor des connaissances archéologiques et linguistiques, les progrès de l'exégèse, ont mis à la disposition du traducteur une somme prodigieuse d'informations sans cesse accrue. La résurrection de l'hébreu, redevenu dans l'Etat d'Israël, une langue vivante parlée par les habitants du pays, a rendu les biblistes israéliens, qui emploient quotidiennement cette langue, plus sensibles aux structures linguistiques et au poids spécifique de chaque mot et de chaque tournure de phrase. Je ne pense pas qu'il suffise de parler l'hébreu moderne pour traduire la Bible et il faut même se défier des anachronismes toujours possibles à l'hébraïsant moderne. Mais, pour la première fois, le bibliste n'est plus irrémédiablement condamné à se référer à des dictionnaires, eux-mêmes composés en fonction des traductions et commentaires antérieurs. L'irremplaçable recours aux valeurs de la langue vivante est désormais une réalité.

Interprétation du langage biblique

Il reste, qu'il existe différentes manières de lire, de comprendre et donc d'interpréter la Bible. Les rabbins disaient volontiers que chaque verset de la Bible a 70 sens. Il existe, par conséquent, 70 manières de les comprendre. Il suffit de lire les traductions modernes de la Bible, même celles qui se reflètent réciproquement, pour saisir combien ces docteurs de la loi avaient raison. Si, bousculant tant d'idées acquises, André Chouraqui propose une 71e lecture de la Bible, ce n'est pas pour inventer une orthodoxie nouvelle, mais, tout au plus, pour démontrer la nécessité de s'engager dans des voies nouvelles afin de débarrasser le texte de la poussière des siècles et lui permettre de respirer à nouveau son éternelle jeunesse.

Le souci principal du traducteur moderne sera donc de se libérer du poids des habitudes acquises. Celles-ci, comme il a été dit, remontent presque toutes aux Septante, dont la manière d'interpréter les textes de la Bible continue, après 22 siècles, d'influencer fortement le bibliste moderne. Passons en revue quelques aspects de la question.

Les noms propres

Les Septante hellénisent résolument les noms des personnes et des lieux. Moshè devient « Moïse », Y ehoshoua' et Yeshoua' deviennent « Iesou ». C'est même de très bon gré que les auteurs de la version des Septante donnent des noms « civilisés » aux personnages de la Bible les libérant des ombres « barbares » du « patois » cananéen. Mais, compte tenu de l'atmosphère culturelle de leur temps, pouvaient-ils vraiment faire autrement? Les clin et les autres gutturales n'existent pas en grec, pas plus que les chuintantes, d'où ces transformations qui, par la suite, s'imposent même dans les traductions dont les langues sont totalement étrangères à l'influence grecque et qui auraient pu redonner aux personnages bibliques leur véritable identité sémitique. Pour toutes ces raisons on continue d'appeler Yeshoua', «Jésus» en français, « 'Aïssa », en arabe, et d'autant de manières différentes qu'il y a de langues. Parfois l'éloignement des sources est tel qu'il est impossible de découvrir sous les plâtres la véritable identité de l'homme: en anglais, par exemple, qui soupçonnerait que le nom de « James » désigne le « Jacob » de la langue française ettout prosaïquement le Ya'aqob hébraïque? Et qui soupçonnerait aussi que les « Fils de Zébédée » sont tout bonnement les Ben Shabtai?3

Il n'est pas question d'interdire aux gens de parler de « Moïse », de « Jésus » et même de « James ». Mais toute traduction scientifique de la Bible se doit de rompre avec des habitudes que l'on ne peut plus justifier et de restituer au texte sa couleur locale et historique. Ce principe s'applique en premier lieu au nom de Dieu qu'André Chouraqui transcrit simplement de l'hébreu: YHWH Elohim, sûr ainsi, de ne pas déformer le sens premier de ces noms sacrés.

Les substantifs

Il faut, là encore et au prix d'un effort sérieux, se détacher des habitudes contractées.

Prenons par exemple le mot malakh. Les Septante le traduisent exactement par le terme « aggelos », que Jérôme et tous les autres traducteurs rendent par « ange », « angel ». A l'époque des Septante cette traduction était exacte: l'ange était en grec comme en hébreu, le messager d'un homme, d'un roi ou d'un dieu. Puis le sort s'est acharné sur ce terme. Il a souffert du traitement subi de la part des peintres, des sculpteurs et plus encore des théologiens; auréoles, ailes, allures et postures « angéliques » ont été plaquées sur la rude réalité hébraïque. Les kérouvîm, qui représentaient dans la conscience des hébreux de terrifiants animaux mythiques, sont devenus dans le langage courant de doux et attrayants chérubins. Ces exemples extrêmes montrent combien le langage des traducteurs subjugués par le caractère sacré de la Bible et de ses traductions, restait figé dans un vocabulaire qui, dans ses structures essentielles, n'avait pas changé depuis deux millénaires. Or, les mots ont une vie et changent de sens aujourd'hui plus vite encore que jadis. Pour être exact, il faudrait donc cesser de parler d'« anges » et de « chérubins » et les désigner sous leur vraie nature de « messagers » 4 et de « griffons »5 ou mieux de kérouvîm.6 Il faudrait se livrer au même exercice critique pour chaque terme et savoir si le mot choisi conserve encore dans la langue vivante le sens qu'on lui prête. Cet exercice est d'autant plus difficile que les traducteurs, généralement élevés dans ce que l'on pourrait appeler le « sérail » biblique, connaissent la réelle signification des mots, et pensent que les vocables qu'ils emploient, usés jusqu'à la corde, véhiculent encore pour l'ensemble des lecteurs le sens qu'ils ont pour eux.

Les racines

Un autre examen, plus difficile encore, est celui des significations réelles des racines, des formes des verbes et des substantifs, des relations qui existent entre les différents membres des familles de mots et de la valeur de chacun selon sa place dans la phrase. Seul un examen de cette nature, dépourvu de toute complaisance et libéré des vieilles habitudes, permettra au traducteur de faire autre chose qu'une glose sur un texte supposé connu. La rigoureuse analyse des maîtres mots de la Bible laisse le traducteur sincère désemparé.

Comment traduire kabôd dont la connotation est l'idée de poids,' de pesanteur des réalités importantes et que l'on traduit d'habitude par « gloire »? Comment traduire qalal qui exprime l'idée d'« alléger », de soustraire son poids à la réalité pour la rendre stérile, morte, et que l'on a pris l'habitude de traduire par « maudire »? Comment traduire barakh qui indique une attitude de soumission, du corps et de l'âme tout à la fois, d'acceptation de la volonté de Dieu et des faveurs dont bénéficie l'homme qui sait plier le genou, qui sait « baraquer » (s'accroupir) pour recevoir la barakah de Dieu? Ce terme indique avant tout une posture et non un acte, or c'est le mot « bénir », « benedicere » qui est utilisé dans la traduction, expression qui désigne un discours et non un acte.

Enfin, comment traduire ashrei qui exprime l'idée d'une marche allègre sur la route sans obstacle qui conduit vers Dieu? « makarios », ont décrété les Septante qui, d'un mot, introduisent ainsi dans la Bible l'idéal hédoniste des Grecs. « Heureux », « bienheureux » entonne le choeur docile des traducteurs qui étouffent ainsi l'âpre cri des auteurs bibliques: non pas appel au bonheur, chez ceux-ci, mais élan, appel au combat qui libère les « matrices » de Elohim des menaces de la mort. « Allégresses »,8 « alacrités », rendent peut-être mieux l'expression sans la cerner tout à fait. Mais la bonne méthode consiste à écarter d'abord les poncifs qui se présentent d'eux-mêmes sous la plume des traducteurs et à les remplacer par des solutions neuves, si possible plus exactes. Même si elles doivent être provisoires, ces solutions d'attente ont du moins le mérite d'arracher le lecteur à la torpeur des habitudes, de poser les problèmes et d'inviter à la réflexion, à l'analyse, et peut-être, à l'invention d'un langage nouveau qui corresponde mieux au langage biblique.

Le temps des verbes

La version des Septante, la Vulgate et à leur exemple, toutes les traductions postérieures ont attribué aux Hébreux la conception du temps qu'avaient les Grecs et les Latins: pour ceux-ci il y a un passé, un présent et un futur qui se conjuguent selon les modalités complexes des verbes grecs et latins.

La conception du temps chez les Hébreux et dans les langues sémitiques est radicalement différente. Le verbe ne décrit pas un temps passé, présent ou à venir, mais une action accomplie ou inaccomplie. Les linguistes le savent, le verbe hébraïque est par essence intemporel. Le traducteur se heurte constamment à la difficulté de faire correspondre la valeur des temps, et plus encore, la valeur de l'accord des temps, de l'hébreu et du français. Comment par exemple traduire des mots aussi simple que az vashir Moshè, qui signifient littéralement: « alors (dans le passé) Moshé chantera »?

Les traducteurs ne s'embarrassent pas de ces nuances et mettent presque tout au passé. Sans doute n'ont-ils pas entièrement tort puisque, en fin de compte, on est en présence de deux échelles de valeurs dont les barreaux ne correspondent pas.

Dans sa traduction de la Bible, Chouraqui recourt le plus souvent au présent.9 Ce temps très souple en français et puissamment évocateur, est, lui aussi, intemporel. La langue de Racine admet le présent historique qui décrit au présent une action passée, et celle de Claudel utilise un présent prophétique qui permet d'évoquer au présent un événement futur. Si l'accompli doit continuer de se traduire par le passé, si l'inaccompli peut judicieusement correspondre à un futur, ces verbes ont en même temps valeur de présent et parfois d'impératif.

Les ressources du langage moderne

La fonction essentielle du traducteur libéré des habitudes est ainsi d'inventer un langage neuf pour traduire plus exactement les termes hébraïques. Lorsque le terme propre lui fera défaut, il ne devra pas hésiter à le chercher dans les immenses réserves de la langue moderne. L'expérience enseigne que le mot juste existe presque toujours.

Le mot nir, par exemple, associe en hébreu les idées de lumière et de sillon. Chouraqui le traduit par le mot « rayon » auquel la langue française attribue au moins deux sens: on parle en effet de rayons de lumière et de rayons de salades. Le mot hashmal revient trois fois dans Ezéchiel dans un sens inconnu de nous. Les Septante et la Vulgate ont élégamment rendu ce hashmal par les termes electron et electrum et de fait, hashmal désigne en hébreu moderne l'électricité. Pourquoi donc traduire din hashmal par « un éclat de vermeil » qui souligne la difficulté réelle du texte et ne pas recourir au terme « coruscation » 10 qui indique le vif éclat d'un astre ou d'un métal en état de fusion? Le mot hashmal n'apparaît dans la Bible hébraïque que trois fois, ainsi donc, le mot « coruscation » ne se répéterait pas trop souvent.

Les néologismes

La recherche d'un nouveau langage est une activité passionnante pour la traducteur.

Le mot berechit, par exemple, est rendu, chez les Septante, par l'expression « en arché ». Aussitôt après Aquila remplaçait justement ce terme par « en kephalaïon » qui cerne de plus près l'expression hébraïque. Jérôme, pris entre l'hébreu et les deux traductions grecques, choisit un moyen terme: « in principio », que les traducteurs français rendent généralement par « au commencement ». Or, bereshit est un mot très certainement voulu. Employé comme substantif, il n'apparaît qu'une seule fois dans toute la Bible hébraïque. Il fallait trouver un mot qui, en français, soit aussi un mot voulu, un hapax, comme il l'est en hébreu. Chouraqui forge ainsi le néologisme « entête » qui recouvre les différents sens du terme hébraïque et dont les siècles n'ont pu épuiser les significations.11

Parfois il faudra donner un sens nouveau à un mot connu, comme pour rahamim. Les traducteurs rendent ce terme par « avoir compassion », « faire miséricorde », cédant toujours à une tendance qui pousse les occidentaux à traduire par des termes abstraits les réalités concrètes de la Bible.'2 Le verbe rahem a en fait, une signification précise; il désigne l'action de « la matrice qui reçoit, préserve et donne la vie ». Le Dieu d'Israël est le Dieu de la vie; il fait pour l'univers entier ce que la matrice fait pour le foetus; il est « l'Elohim des matrices, l'Elohim plein de matrices »; d'où le verbe « matricier » qui existe déjà en terminologie industrielle sous forme d'adjectif, « matriciel », dans le Dictionnaire des mots sauvages de Maurice Rheims qui l'a relevé dans un texte de Maurice Druon.

La traducteur doit aussi veiller à la fréquence de l'emploi des termes. Ainsi du mot méodekha dont l'équivalent est « forces » dans toutes les traductions de la Bible, surtout lorsqu'il s'agit du fameux verset « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu... de toutes tes forces ». En fait, le mot méod ne veut pas dire « force » mais « beaucoup ». Il revient dans ce sens 265 fois dans la Bible, mais une seule fois avec la valeur d'un substantif, sous la forme méodekha qui constitue une sorte d'hapax qu'il sera de bonne méthode de souligner. Deux formules sont possibles. Ou bien en style classique dire: « Tu aimeras YHWH, ton Elohim,... de toute ton intensité », ou bien, en style moderne, avoir la constance de maintenir le principe d'homogénéité de la traduction du mot méod en affirmant « Tu aimeras YHWH, ton Elohim... de tout ton beaucoup ».

Un travail d'équipe permettrait de progresser dans ce domaine de la recherche de mots nouveaux. Les sciences exactes ont inventé des dizaines de milliers de néologismes pour traduire la réalité des découvertes techniques. Les traducteurs de la Bible en sont encore au Moyen-Âge et disposent d'un instrument linguistique qui ne correspond plus aux connaissances actuelles. Par le fait même de son immobilité, la langue des traductions bibliques est en dehors du tissu vivant de la langue contemporaine. Elle ne convient plus qu'aux érudits et à certaines catégories de personnes encore très attachées à cet ancien langage. Il faut à tout prix essayer de libérer les textes de la Bible des bandelettes dans lesquelles ils ont été enroulés et leur rendre la vie et l'éclat du langage toujours neuf des prophètes.

L'homogénéité du vocabulaire

Un mot hébreu doit toujours être traduit, lorsqu'il a le même sens, par le même mot français. Le mot ne doit pas être employé pour traduire un autre terme hébreu. Bien entendu, ce principe doit être compris avec souplesse: un mot employé dans le même sens peut être traduit de deux manières différentes s'il appartient, par exemple, à deux époques différentes ou l'un à un texte en prose, et l'autre à un texte poétique. Mais cela dit, le lecteur français n'aura une idée des structures de la langue hébraïque et de la Bible que lorsqu'il pourra en admirer le reflet dans une traduction qui respecte rigoureusement l'homogénéité de la traduction. Pour évident qu'il soit, il faut bien reconnaître que ce principe fondamental est universellement violé. Le record dans l'hétérogénéité de la traduction est sans doute atteint par les Septante qui traduisent par un seul verbe grec poeien, « faire », 118 verbes hébreux différents! L'homogénéité de la traduction est d'autant plus difficile à obtenir que la traduction mobilise un plus grand nombre de traducteurs qui travaillent sur une plus longue période de temps. L'esprit humain est mieux qu'un ordinateur, mais il n'est pas un ordinateur; d'où les constants flottements des traductions qui oscillent entre des synonymes pour traduire un même mot ou au contraire interprètent plusieurs termes hébreux par le même mot français.

Les structures mentales

Les Septante plaquent sur la phrase biblique le style de la Grèce et saint Jérôme y adapte la période latine lui sacrifiant sans hésiter la veritas hebrdica. Chaque siècle et chaque pays projettent sur la Bible leur propre style. Notre époque soucieuse de vérité historique et de rigueur linguistique doit penser dans cette optique nouvelle tous les problèmes que pose l'impossible possibilité de traduire la Bible en soulignant les difficultés par d'élégantes périphrases, au lieu de les dissimuler. Les traducteurs sont aidés dans leur entreprise, d'une part par la floraison actuelle des études bibliques et d'autre part, par l'éclatement de la langue française; il est possible d'écrire aujourd'hui un français qui puisse, touten restant du français, serrer de très près la syntaxe et la structure de la pensée hébraïque.

A cet égard, le traducteur n'est plus condamné à masquer le halètement du discours prophétique, ni à présenter à ses lecteurs un texte univoque et lisse alors que l'hébreu continue de fasciner par ses ambivalences. ses obscurités, ses contradictions et, de plus en plus, par l'harmonie des structures de son langage. La pire tentation du traducteur a été, et reste encore, d'éliminer les structures heurtées, rugueuses, concrètes, et les ambivalences, voire les contradictions du langage hébreu pour présenter au lecteur français une Bible cartésienne du plus beau style académique. Avide de vérité historique, l'homme d'aujourd'hui ne craint plus de voir apparaître « le jargon de Canaan » dans les traductions de la Bible. L'une des vocations du traducteur doit être justement de permettre à l'Occident de retrouver dans les textes bibliques les racines orientales, à l'heure où le cadre gréco-latin de la culture classique s'effondre un peu partout sous les coups de boutoir de la civilisation industrielle.

Conclusion

Le traducteur de la Bible doit savoir que son oeuvre, pour utile et nécessaire qu'elle soit, demeure essentiellement provisoire. Il doit se convaincre de ce qu'aucune traduction ne peut avoir la prétention d'être définitive: les temps changent et avec eux la compréhension que l'on peut avoir d'un texte. Selon les époques, les mêmes mots, les mêmes idées sont compris et traduits de manières différentes. Aujourd'hui le traducteur comprend mieux la Bible; il dispose d'un ensemble d'instruments de travail, dictionnaires, encyclopédies, concordances et, demain, pour tous, ordinateurs: outillage auquel le traducteur d'hier ne pouvait même pas rêver. Equipé de manière parfaite, le traducteur moderne est en mesure de mieux scruter les textes. Cependant, il doit tenir compte du fait que les connaissances ne cessent de s'accroître et que rien n'arrête l'évolution du langage. Les mots changent de sens avec une rapidité accrue. Certaines expressions, certaines images ou certaines idées même, auraient été considérées hier comme incongrues dans une traduction de la Bible et sont admises aujourd'hui sans créer de problèmes. Par contre le beau langage de l'époque victorienne est ressenti comme une incongruité dans de vastes secteurs de la société.

Chaque siècle, chaque culture ajoutent des maillons à la chaîne d'or de la transmission aux nations de la parole prophétique. Mais, l'époque actuelle, en quelque sorte révolutionnaire, est riche de promesses, car elle oblige à revenir aux sources de la Parole.


1 La bouche du juste murmure la sagesse,
sa langue parle avec jugement;
la torah de son Elohim en son coeur,
elles ne vascillent jamais, ses foulées.
Louanges, 37,30-31
Tous les passages de la Bible cités dans les notes sont pris de La Bible traduite et présentée par André Chouraqui, ed. Desclée de Brouwer, 1974-1977.
2. Le Satane répond à YHWH. Il dit:
« Peau pour peau!
Tout ce que l'homme a, il le donne pour son être. Mais envoie donc ta main et touche à son os, à
[sa chair: C'est à ta face qu'il te "bénira". »
YHWH dit au Satane:
« Le voici dans ta main.
Mais veille à son être. » Iyov, 2,4-6
3. Autres exemples: « Isaac » pour Y tzhaq, « Rébecpour Rivqah, « Judas » pour Y ehoudah, « Joseph » Yosseph, « Job » pour Iyov.
4. Au sixième mois le messager Gavriyél est envoyé par Elohim dans une ville de Galil nommée Nasèrèt, vers une vierge.
5. Je vois.
Voici sur la paroi, sur la tête des griffons comme une pierre de saphir.
Yehézqèl, 10,1
6. YHWH règne, les peuples tremblent, il siège sur les Kerouvîm, la terre vacille.
Louanges, 99,1
7. Avram monte de Mitsraïm, lui, sa femme, tout ce qu'il a, et Lot avec lui, vers le Néguev.
Avram est lourd en troupeaux, en argent, en or. Entête, 13,1
8. Allégresses des hommes au souffle des pauvres... Allégresses des endeuillés...
Allégresses des doux...
Les 4 annonces, Matyah, 5, 3-9 9 La reine de Sheva entend la renommée de Shelomoh pour le nom de YHWH.
Elle vient l'éprouver par des énigmes.
Elle vient à Yeroushalaïm avec une escorte fort lourde...
Elle vient vers Shelomoh.
allégresses de l'homme qui s'assure en toi.
Elle lui parle de tout son coeur.
1 Rois, 10,1-2
10. Et je vois.
Voici, le souffle de la tempête vient du Septentrion, un grand nuage,
un feu fulgurant
avec une clarté autour de lui.
En son sein
comme l'oeil de la coruscation au sein du feu.
Y ehézqèl, 1,4-5
11. Entête est la parole
et la parole est avec Elohim:
la parole est Elohim,
elle est entête avec Elohim.
Les 4 annonces, Yohanân, 1,1
12. Le roi dit:
« Coupez l'enfant en deux
et donnez la moitié à l'une et la moitié à l'autre. » La femme dont le fils est vivant dit au roi, — oui, ses matrices s'émeuvent pour son fils —: « De grâce, mon maître!
Donnez-lui l'enfant vivant! »
1, Rois, 3,25-26

 

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