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L'enseignement religieux, l'enseignement éthique et l'Holocauste
Pollefeyt, Didier
Et si l’un d’entre vous unit au nom de la droiture
et plante la hache dans l’arbre du mal,
qu’il en considère les racines ;
Et en vérité il trouvera les racines du bon et du mauvais,
du porteur de fruits et du stérile,
entrelacées dans le cœur silencieux de la terre.
(Khalil Gibran, Le Prophète)
1. Religion et éthique après Auschwitz: reconnaissance de leurs limites et de leur culpabilité
Comme telles, la religion (chrétienne) et l’éducation religieuse ne sont pas une garantie contre le génocide ; bien au contraire, la religion (chrétienne) et l’éducation religieuse (la catéchèse) elles-mêmes ont été impliquées dans la genèse de l’Holocauste.
Il n’est pas correct, comme le fait la déclaration du Vatican « Nous nous souvenons. Une réflexion sur la Shoa », de séparer si radicalement l’antijudaïsme (chrétien) de l’antisémitisme (raciste). La théologie (chrétienne) de la substitution, et surtout « l’enseignement (chrétien) du mépris » (dans la catéchèse, la prédication et la liturgie) sont des conditions nécessaires mais non suffisantes pour comprendre l’Holocauste.
En eux-mêmes, l’éthique (du monde occidental) et l’enseignement de l’éthique (en occident) ne constituent pas une garantie contre le génocide ; bien au contraire, ils ont été impliqués dans la genèse de l’Holocauste. Il n’est pas correct, comme quelques éducateurs le font facilement, de comprendre l’Holocauste simplement comme une révolte diabolique contre l’éthique. Le nazisme a utilisé des discussions éthiques modernes et des théories qui étaient acceptables, - ou au moins discutables - , à la lumière de l’éthique du monde occidental. L’Holocauste ne pose pas tant la question de l’immoralité que celle de la vulnérabilité de l’éthique. Un exemple extrême en est donné par l’éthique « nazie » (Haas)(1).
En eux-mêmes, l’enseignement de l’éthique et de la religion ne sont pas une garantie que le génocide ne se répétera pas dans le futur. Cela est vrai, même si l’Holocauste est enseigné (voyez sous II). La religion et l’éthique devraient commencer par reconnaître leurs limites, leur responsabilité et même leur culpabilité vis à vis de l’Holocauste.
2. L’enseignement de l’Holocauste: l’herméneutique contre l’idéologie
L’enseignement de l’Holocauste dans la religion et l’éthique est toujours influencé par certains présupposés éthiques et religieux. Il n’y a aucune manière neutre de présenter l’Holocauste dans l’éthique et/ou dans la perspective religieuse. En soi, ce n’est pas un problème, mais chaque enseignant de l’Holocauste devrait prendre conscience de ses présupposés quand il/elle enseigne l’Holocauste. Il/elle devrait comprendre la tension existant entre la complexité herméneutique de l’Holocauste, la particularité de sa propre position et la spécificité de ses buts pédagogiques. Les éducateurs (juifs ou chrétiens) peuvent utiliser l’Holocauste pour servir leurs propres buts religieux. Il peuvent sélectionner seulement des faits ou des événements qui correspondent bien à leur foi (juive ou chrétienne). En occident, ceux qui enseignent l’éthique peuvent utiliser l’Holocauste en vue de leurs propres buts pédagogiques. Ils peuvent sélectionner seulement les faits ou les événements qui correspondent suffisamment à leurs présupposés anthropologiques et éthiques.
Utiliser l’Holocauste seulement en vue de ses propres buts pédagogiques est une injustice envers les victimes et élimine le défi radical que pose l’Holocauste à chaque éthique et à chaque religion.
On constate actuellement une attitude critique croissante vis-à-vis du caractère idéologique possible de l’enseignement de l’Holocauste, et ce n’est pas seulement du côté de l’extrême-droite. La seule réponse adéquate à cette critique est de développer des critères de qualité pour enseigner l’Holocauste. Nous avons un besoin urgent d’un instrument de niveau scientifique pour analyser les programmes scolaires existants sur l’Holocauste. Nous proposons comme critères principaux pour la morale et l’éducation religieuse dans l’enseignement de l’Holocauste : que les étudiants apprennent à négocier d’une manière critique et ouverte les dilemmes de base et les problèmes de l’interprétation éthique et religieuse de l’Holocauste et, par conséquent, de leur propre compréhension du mal dans l’homme. On peut en établir une liste.
Quelle attention donne-t-on aux aspects suivants :
• les aspects uniques et universels de l’Holocauste ;
• la perspective des victimes, des auteurs, des témoins passifs et des sauveteurs. (Y a-t-il place pour cette « partialité multidirectionnelle ? »)
• la continuité et la discontinuité de l’histoire en occident par rapport à l’Holocauste ;
• l’Holocauste vu à petite échelle et à grande échelle ;
• l’émotion et la rationalité ;
• la science de l’histoire (les statistiques) et la douleur de l’histoire (les histoires des personnes) ;
• la normalité et le caractère anormal de l’événement ;
• l’humanité et l’inhumanité des auteurs de l’Holocauste;
• le juif comme victime(2) et le juif dans d’autres con-textes ;
• les victimes juives et les victimes non-juives ;
• les aspects pessimistes et optimistes de l’Holocauste ;
• la dénégation révisionniste et l’abus idéologique de l’Holocauste ;
• les histoires, les images-clichés et celles qui sont moins connues ;
• la théodicée et l’anthropodicée (3);
• le rôle de la modernité et le rôle du christianisme ;
• le diabolique et les aspects banals du système génocidaire ;
• l’analyse historique et la réflexion morale ;
• la « mort de Dieu » et le Dieu vivant ;
• le mal humain et la sainteté humaine ;
• le souvenir du passé et l’espoir du futur.
L’enseignement de l’Holocauste devrait toujours être informé par son contexte. Il peut être donné dans un cadre juif, chrétien, humaniste ou pluraliste ; en Israël, aux Etats-Unis, en Europe (en Allemagne, en Belgique ou aux Pays Bas, etc.) ; dans le premier, le deuxième ou le tiers monde. Pour ne pas devenir idéologique, chaque contexte devrait intégrer les aspects de l’Holocauste qui s’opposent surtout à la plupart de ses présupposés idéologiques. Donc les héritiers des victimes devraient être ouverts aux aspects universels de l’Holocauste ; les héritiers de ses auteurs, à ses aspects uniques ; les croyants devraient être attentifs dans le cadre de la théologie (la théodicée) au défi de la « mort de Dieu » ; dans un cadre humaniste, la crise de l’éthique en occident devrait être analysée (anthropodicée) ; les juifs devraient être alertés sur le risque de victimisation (4) ; les chrétiens devraient être prudents par rapport au refus de culpabilité, etc.
3. Quel genre de morale et d’éducation religieuse? Défis pour le futur
1.a Le nazisme peut être vu comme un mouvement (pseudo-)éthique (Haas). Le nazisme fut le résultat d’une éthique manichéenne, utilisant la double catégorie du bien et du mal. La complexité du bien et du mal est réduite ici à une simple confrontation entre le bien absolu et le mal absolu, entre Dieu et le diable, entre l’Übermensch et l’Untermensch.
1.b. Le nazisme peut être vu comme un mouvement (pseudo-)religieux. Le nazisme fut le résultat d’une théologie de l’exclusivisme, utilisant le concept de « Gott mit uns ». Là, les hommes ne sont pas créés à l’image de Dieu, mais Dieu est créé à l’image de l’identité collective des hommes (aryens).
2.a. En réponse à l’Holocauste, l’éthique après la Shoa (et l’éducation morale) devrait montrer clairement la complexité du bien et du mal (voir plus haut la liste des critères cités).
Même si le manichéisme est un outil pédagogique et éthique intéressant pour enseigner l’Holocauste, une présentation manichéenne de l’Holocauste reproduit le nazisme et imite sa logique. L’idéologie nazie n’a pas permis la complexité éthique. Faire figurer la Shoa dans l’enseignement de l’éthique n’est pas en soi un bien. Cela peut préparer les mentalités à un nouveau génocide, quand l’enseignement de la Shoa est nourrie par des idéologies manichéennes. Le premier défi qu’affrontera l’enseignement après la Shoa, c’est le danger d’un nouvel absolutisme éthique.
2.b. En réponse à l’Holocauste, la religion chrétienne après la Shoa (et l’éducation religieuse) devrait trouver des moyens pour dépasser la théologie de l’exclusivisme (par rapport au judaïsme : le remplacement)(5). La question centrale de l’éducation religieuse après Auschwitz doit être: comment nous pouvons affirmer la vérité de notre propre tradition de foi sans nier les demandes religieuses des autres ? Faire figurer la Shoa dans l’enseignement religieux n’est pas en soi un bien. Cela peut préparer les mentalités à un nouveau génocide si l’enseignement est nourri de la théologie de l’exclusivisme et des nouvelles théologies de la substitution. Le deuxième défi qu’affrontera un enseignement après la Shoa, c’est le danger d’un nouvel absolutisme religieux.
3. Le troisième défi qu’affrontera l’enseignement après la Shoa, c’est le danger de relativisme éthique et religieux. Après Auschwitz, il est aussi dangereux de dire que tous les chemins sont les mêmes (relativisme éthique et théologique), que de dire qu’il n’y a qu’un seul chemin (absolutisme éthique et religieux). Les enseignements éthique et religieux devraient être orientés vers la découverte d’une norme, ou d’un critère moral de base par lequel toutes les valeurs éthiques, toutes les cultures, les idéologies et les religions pourraient être testées et critiquées et grâce auquel les êtres humains et les sociétés pourraient être orientées vers le bon et le Bon(6). Par conséquent, la civilisation occidentale doit revenir à ses racines juives, parce que le judaïsme a apporté et apporte la perspective de l’image de l’Autre. Et Auschwitz est un point de départ adéquat, car bien que les gens aient de points de vue éthiques différents, ils veulent (presque) à l’unanimité condamner l’Holocauste comme la négation la plus brutale du « Visage de l’Autre » (Levinas). (7)
4. La relation entre l’enseignement éthique et l’enseignement religieux
Introduire l’enseignement de l’Holocauste ne devrait pas réduire la religion à l’éthique ; cela reviendrait à présenter le judaïsme et le christianisme en termes éthiques seulement. Tout est éthique, mais, même après Auschwitz, l’éthique n’est pas tout ! L’éthique et la religion ont leurs propres significations, complémentaires, mais différentes.
a. L’éducation morale après Auschwitz doit à la fois embrasser la réaction morale d’horreur et l’analyse rationnelle, et les dépasser. Il n’est pas vrai que la confrontation choquante par elle-même avec les faits cruels de la Shoa soit automatiquement effrayante et instruise les gens. Mais le contraire est vrai aussi : l’analyse rationnelle peut tuer l’empathie, les sentiments moraux (comme la colère, l’indignation, l’impuissance, le désespoir, la peur, l’engagement, l’espoir), l’identification morale avec les victimes et peut ouvrir la voie au relativisme moral. Les récits sont des outils pédagogiques pour créer des attitudes morales adéquates, appropriés car ils engagent l’émotion et la raison et sont des instruments uniques pour combler l’intervalle entre le général et le concret, et entre les perspectives les plus pessimistes et les plus optimistes. Ils peuvent être choisis avec soin en fonction du nombre, de l’âge et de la composition du groupe des étudiants. Les récits devraient avoir la préférence sur les images. L’utilisation de photos-chocs devrait être très prudente, car de telles images réduisent rapidement l’Holocauste à des clichés et risquent à long terme de remplacer l’imagination morale par une répétition sans fin du même spectacle, ce qui est fatigant à la longue. Comme le dit Roland Barthes : « En face d’elles [les photos-chocs], nous sommes dépossédés de notre jugement. On a frémi pour nous ; le photographe ne nous a rien laissé qu’un simple droit d’acquiescement intellectuel » (Mythologies, cité par R. Brauman et E. Sivan dans Eloge de la désobéissance, Ed. Le Pommier, Coll. Manifestes, 1999). Il n’est pas vrai que montrer les infractions contre l’humanité soit déjà un combat contre elles. Il est important de ne pas parler seulement du génocide en général et de l’Holocauste en particulier, mais aussi des formes plus modérées du mal qui ne mènent pas au génocide ni à l’Holocauste et dont d’autres que les juifs sont victimes. Sinon, nous risquons de faire perdre aux étudiants le sens des proportions. Il est aussi important d’essayer de combler l’intervalle entre l’Holocauste, la société contemporaine et la vie quotidienne (par ex. le manichéisme de programmes de télévision, ou le fait que les conflits religieux et politiques contemporains se remplacent les uns les autres). L’Holocauste n’était pas l’œuvre de démons, de monstres ou d’animaux, mais d’êtres humains. Nous ne devons pas seulement prévenir les derniers pas aboutissant au mal génocidaire extrême, mais aussi et surtout prévenir les premiers pas qui mènent dans cette direction. Sinon, nous risquons que les étudiants soient horrifiés, ne comprennent pas, retournent chez eux sans que rien n’ait changé dans leur attitude morale et leur comportement politique.
b. La religion ne peut pas être réduite à l’éthique après Auschwitz. C’est surtout la religion qui est mise au défi par l’Holocauste, mais elle peut apporter aussi une contribution adéquate, positive pour introduire la Shoa dans l’éducation et l’enseignement. La religion et l’éthique sont mises en corrélation profondément, comme Auschwitz devrait nous le faire comprendre, mais elles ne sont pas identiques. Aujourd’hui, il y a une tendance à remplacer quelquefois la religion judéo-chrétienne traditionnelle (centrée sur le Dieu de la Bible) par un genre de religion civile alternative de l’Holocauste (centrée sur le commandement moral « Jamais plus Auschwitz »). Mais le judaïsme et le christianisme ont une tradition beaucoup plus riche et plus longue qui ne peut être transmise seulement par la référence à l’Holocauste. L’Holocauste comme un culte ou un credo ne peut se substituer à la religion traditionnelle. Dans le judaïsme comme dans le christianisme, la centralité n’est pas donnée au mal mais à Dieu, pas seulement à la repentance et au souvenir mais aussi à la guérison et au pardon, pas seulement à l’immoralité mais aussi à la réconciliation, pas seulement au désespoir mais aussi à l’espérance. Les deux religions possèdent avec leurs narrations, leurs métaphores, leurs symboles, leurs rituels, un réservoir immense et un pouvoir énorme pour aider les personnes et les cultures à se repentir, à se souvenir, à confesser, à pleurer, à pardonner et à réconcilier l’humanité, à ouvrir une perspective « au-delà d’Auschwitz », sans nier « l’après-Auschwitz ».
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* Didier Pollefeyt est professeur de théologie morale à la Katholieke Universiteit Leuven. Ses recherches portent essentiellement sur les implications théologiques et éthiques de la Shoa
1. Voir D. Pollefeyt : « La Moralità di Auschwitz ? Confronto Critico con l’Interpretazione etica dell’Olocausto di Peter J. Haas », in E. Baccarini & L. Thorson (eds), Il Bene e il Male dopo Auschwitz. Implicazioni etico-teologiche per l’oggi (Atti del Simposia Internazionale, Roma, 22-25 settembre 1997. Rome, Paoline Editoriale Libri, 1998, pp. 179-204.
2. Voir : D. Pollefeyt, « Victims of Evil or Evil of Victims ? », in H.J. Cargas (ed.), Problems Unique to the Holocaust. Lexington, The University Press of Kentucky, 1999, pp. 67-82.
3. Voir : D. Pollefeyt, « Auschwitz or How Good People can do Evil : an Ethical Interpretation of the Perpetrators and the Victims of the Holocaust in Light of the French Thinker Tzvetan Todorov », in G.J. Colijn & Marcia L. Littell (ed.), Confronting the Holocaust : a Mandate for the 21st Century ? (Studies in the Shoah XIX). New York, University Press of America, 1997, pp. 91-118.
4. Voir : D. Pollefeyt, « ‘Insiderism’ : Cornerstone or Stumble Block for the Relation between Survivors and Scholars of the Holocaust ? », in S. Leder & M. Teichman, The Burden of History : Post Holocaust Generations in Dialogue (Selected Papers from the 29th Annual International Scholars’ Conference on the Holocaust and the Churches, March 6-9, 1999, Nasau Community, Garden City, New York, U.S A.). Merion, Westfield Press International, 2000, pp. 117-128.
5. Voir : D. Pollefeyt, « In Search of an Alternative for the Theology of Substitution & Jews and Christians after Auschwitz : from Substitution to Interreligious Dialogue », in D. Pollefeyt (ed.) Jews and Christians : Rivals or Partners for the Kingdom of God ? In Search of an Alternative for the Christian Theology of Substitution. (Louvain Theological and Pastoral Monographs, 21), Leuven, Peeters, 1998, pp. 1-9 & 10-37).
6. Voir : D. Pollefeyt, « The Kafkaesque World of the Holocaust. Paradigmatic Shifts in the Interpretation of the Holocaust » in J.K. Roth (ed.), Ethics after the Holocaust. Perspectives, Critiques and Responses. (Paragon Books on the Holocaust), St Paul, Paragon House, 1999, pp. 210-242.
7. Voir : D. Pollefeyt, « The Trauma of the Holocaust as a Central Challenge of Levinas’ Ethical and Theological Thought » in Marcia L. Littell & E. Geldbach & G.J. Colijn (ed.), The Holocaust : Remembering for the Future sur CD Rom. « Erinnerung an die Zukunft. Vom Vorurteil zur Vernichtung ? Analysen und Strategien gegen Totalitarismus, Antisemitismus, Fremdenangst und Ausländerfeindlichkeit » (Papers presented at the International Annuel Scholars’ Conference tenue à Berlin, 13-17 mai 1994). Stamford (Connecticut), Vista InterMedia. Corporation, 1996