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De Jérusalem aux extrémités de la terre - Le défi de la paix: Juifs, Chrétiens, Musulmans
Roger Etchegaray
Nous sommes ensemble, parce que nous sommes tous des croyants, des fils du même père Abraham. Nous sommes réunis à Jérusalem pour vivifier nos racines communes, dans cette Ville qui est tout à la fois l'unique et l'universel, l'éternel et l'actuel, le réel et l'imaginaire.
Jérusalem, Jérusalem! S'il est facile de te chanter avec la harpe de David, il est difficile de te saisir pour ce que tu es dans la complexité et la plénitude de ta vocation.
Il nous faut mieux comprendre le sens de l'appartenance à Jérusalem des trois familles issues d'Abraham: chaque s'y retrouve à des titres divers mais également inamissibles.
Le juif s'y sent chez lui géographiquement mais aussi historiquement, il y est à l'intérieur de son histoire biblique depuis la fondation de la ville, il y est au plus profond de son coeur et toute sa vie en est imprégnée. «Que ma droite se dessèche, si je t'oublie, Jérusalem!» (Ps 137,6). Quand le peuple hébreu, exilé et dispersé, lançait de seder en seder le cri «L'an prochain à Jérusalem!», son identité se développait en un registre spirituel autant que temporel, et c'est au Mur des Lamentations qu'on trouve la tragique beauté de la foi juive.
Pour le chrétien, Jérusalem est la cité où sa foi est née sur les traces de Jésus qui enseignait au Temple l'évangile de l'amour, qui rompit au Cénacle le pain d'une Nouvelle alliance, qui donna sa vie sur le Golgotha, qui monta au ciel et envoya l'Esprit de Pentecôte sur l'Eglise des apôtres. Jérusalem est le lieu où les fatalités de l'histoire ont été brisées, où la vie a vaincu la mort.
Pour le musulman, Jérusalem est le lieu saint (Al Qods) où le Prophète, chevauchant depuis la Mecque sa jument ailée, fit son expérience mystique et son ascension nocturne, conversant avec Abraham, Moïse et Jésus. C'est aussi le refuge des derniers croyants qui seront, à la suprême Hégire, convoqués sur l'esplanade de la Mosquée Al Aqsa. D'ailleurs pour les trois religions, c'est à Jérusalem que la trompette des morts résonnera et rappellera à la vie les juifs, les chrétiens et les musulmans.
Mais l'attachement des trois à Jérusalem ne s'arrête pas aux seuls Lieux saints, il les traverse pour embrasser la ville entière dans sa vocaiton prophétique. Pour bien parler de Jérusalem on ne peut d'ailleurs utiliser que le langage de la prophétie, c'est le seul qui ne trahisse pas le plan de Dieu sur elle. Pour les descendants d'Abraham, la Ville est le prélude, l'anticipation d'un avenir de paix et de béatitude. Tous peuvent se réclamer de Jérusalem, mais aucun ne peut la réclamer en excluant les autres. Elle n'est pas un lieu qu'on possède, mais un lieu qui nous possède. Elle est un lieu dégagé des appartenances et des souverainetés ordinaires, un lieu où chacun doit se dévêtir de ses allégeances humaines pour être tout entier à la seule allégeance qui compte, celle de Dieu.
Jérusalem ne peut plus rester un lieu de déchirure et de divisions qui sont ici plus insupportables que partout ailleurs. La Ville porte les marques de luttes séculaires, et les blessures des différents âges ne sont pas encore cicatrisées. Il nous faut purifier et réconcilier nos mémoires meurtries par une histoire jalonnée de rivalités, de conquêtes, de vengeances. Conformément à la vision d'Isaïe, Jérusalem doit, dans la paix retrouvée, devenir le lieu de la plus fraternelle entente de tous les fils d'Abraham.
Cette harmonie va bien plus loin qu'une simple tolérance, qu'une attitude résignée et tiède de support mutuel, elle va jusqu'à la reconnaissance et l'amour de l'autre dans sa différence à l'intérieur même de la descendance d'Abraham. Car le nom d'Abraham qui fonde notre lignée religieuse risque parfois d'estomper ce qui nous distingue les uns des autres dans l'adoration d'un Dieu unique. Cette convivence à Jérusalem, plus difficile que celle qui fait vivre diverses générations sous un seul toit exige d'abord la paix à l'intérieur même de chacune des trois familles. Nous devons prouver que nous sommes capables de sanctifier Jérusalem par la paix dans ses murs et de l'ouvrir ainsi à tous les peuples.
La paix hiérosolymitaine au sens le plus juteux, le plus biblique du mot Shalom ne se décrète pas. Elle fait appel à beaucoup d'imagination, d'audace réfléchie et de foi authentique. Elle procède d'une conversion des esprits et des coeurs et d'une éducation attentive aux mille petits gestes de la vie quotidienne. Si la justice et la vérité n'y sont pas égales pour tous, elles ne sont alors ni justice ni vérité et il n'aura pas de paix durable.
Vivre à Jérusalem, c'est y vivre en paix coûte que coûte. Le Pape Jean Paul II ne cesse de l'implorer, en particulier dans sa Lettre Apostolique du 20 avril 1984 consacrée à cette Ville «qui devrait être un lieu de paix et de rencontre pour tous les peuples du Moyen-Orient».
Vivre pour Jérusalem, c'est faire de son mystère un message de paix pour toute la terre. Seuls de vrais croyants au Dieu miséricordieux peuvent relever le défi des Goliath de l'âge nucléaire, lancé aux David dont la besace ne porte que des petits cailloux polis par le torrent de l'esprit de pardon.
Monter à Jérusalem, c'est pour chaque homme accepter de se transformer en pèlerin de la paix. Il y a quinze jours, j'étais à Sarajevo. J'ai rendu visite au rabbin, au curé orthodoxe, au Rais-el-ulema. Deux ans plus tôt, nous avions ensemble vécu sous les balles un triduum de réflexion et de prière. Quand je leur ai dit que je montais à Jérusalem pour notre rencontre, leur visage s'est illuminé en pensant à cette Ville unique au nom prometteur de «vision de paix». A Sarajevo, j'ai mesuré mieux encore la responsabilité pacificatrice des enfants d'Abraham auxquels Dieu a confié sa Ville sainte comme un patrimoine, un héritage qui crée des devoirs plus que des droits. Tâche passionnante (au double sens du mot) qui donne à notre rencontre tout son élan et toute sa gravité.
Oh, Jérusalm, la préférée de Dieu, de toi chacun peut dire: «Voilà ma mère, en toi tout homme est né». Auprès de toi chacun peut danser et chanter «Toutes mes sources sont en toi» (cf. Ps 87).
Oh! Jérusalem, «la bien bâtie, ville d'un seul tenant», je demande pour toi la paix avec les paroles et les accents d'un psaume davidique:
«Que tes amis vivent tranquilles, que la paix soit dans tes murs!... A cause de mes frères et de mes compagnons, e me plais à dire: la paix soit chez toi!» (Ps 122)
Paix, Shalom, Salam!
Le cardinal Etchegaray est président du conseil pontifical Justice et Paix. - Texte d'un discours prononcé à Jérusalem le 29 août 1995, lors d'une rencontre entre juifs, chrétiens et musulmans, organisée par la Communauté de S. Egidio, et reproduit dans le Bulletin "Pro Dialogo" N.91, 1996/1.