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SIDIC Periodical XXXVI - 2003/1-3
Poursuivre la culture du dialogue (Pages 5-8)

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SIDIC: une expérience concrète du dialogue
Baccarini, Emilio

 


Dans les brèves réflexions qui vont suivre, je voudrais tenter de saisir l’esprit du dialogue qui a profondément animé l’expérience plus que trentenaire de l’association et de la revue SIDIC. Je ne chercherai naturellement pas à faire un bilan de cette expérience, ce qui exigerait davantage de place, de temps et de compétence ; je me limiterai à l’esprit de ce dialogue pour voir comment concrètement celui-ci s’est manifesté au cœur même de cette expérience.

Le dialogue est un exercice concret qui, dans la reconnaissance de la différence, rend effective une relation de réciprocité. A travers le dialogue seulement s’établit une authentique relation qui, à son tour, implique la reconnaissance et l’affirmation de la différence, et jamais son élimination. Dans cette perspective, l’expérience du SIDIC dans le domaine du dialogue juifs-chrétiens a eu une signification toute particulière, parce que son but souterrain, mais très clair, a été de former d’authentiques personnes de dialogue. Nous tenterons de réfléchir à la portée philosophico-anthropologique de ce donné, qui n’est pas autre chose d’ailleurs que l’esprit du dialogue dont nous parlions.

Qualifier de « dialogique » la subjectivité humaine signifie donner une détermination essentielle, bien loin d’être partagée, qui définit l’homme dans sa structure ontologique ; ce qui signifie que l’existant humain a une spécificité propre à laquelle ne peuvent s’appliquer « tout court » les catégories de l’ontologie, ou que du moins ce que l’on saisit à travers elles n’est pas immédiatement ce vivant spirituel que nous appelons « homme ».

Dans le terme même de « onto-logie » se trouve en fait une dimension qui rend l’existant humain paradoxal en tant qu’il est lui-même la condition épiphanique de la vérité de l’être, à travers son logos. L’être, la vérité de l’être, arrive à se manifester à travers cet existant qui est un logon echon, un parlant. Est-il possible de faire de l’homme un simple décor passif en qui l’être se manifeste, c’est-à-dire en qui c’est l’être même qui joue son propre rôle, qui vient à se manifester ? Prendre au sérieux l’usage de la langue propre à l’homme signifie repenser ce dernier dans des catégories absolument nouvelles qui coïncident avec une nouvelle autocompréhension.

L’homme est un « parlant », l’existant chez qui la parole se présente comme le signe objectif de sa spiritualité. L’expression peut encore être présentée sous une autre forme : l’homme est un « parlant », c’est à dire un existant doué de parole, à qui la parole a été donnée en dot. La structure déponente du verbe latin (loquor) manifeste une structure anthropologique extrêmement suggestive qui permet d’affirmer que la parole habite l’homme . La parole manifeste un existant spirituel constitutivement ouvert, ou encore, en l’homme la parole est l’épiphanie d’une structure originellement relationnelle et communicative ; mais alors le langage se présente comme l’horizon de l’événement épiphanique de la vérité. La primordialité ou, si l’on veut, le primat de la parole signifie la transformation du paradigme anthropologique, l’autocompréhension qui s’exprime, passant de la singularité sans relations à une structure de dialogue. L’homme est parlant en tant que Je face à un Tu.

Naturellement, dans une telle perspective il est nécessaire de repenser aussi le rapport entre parole et vérité. Si, en fait, la parole humaine manifeste la vérité, une telle manifestation et une telle vérité seront toujours subjectives et personnelles, relationnelles sans être relatives, et dans cette corrélation, certainement la moins immédiate, on peut distinguer les multiples modèles du discours. La parole, comme manifestation de la singularité personnelle, personnalise la vérité sans la relativiser. En d’autres termes, il n’existe de vérité objective que dans la subjectivité de sa manifestation ; ce qui signifie que la finitude et l’historicité de la personne humaine rendent la vérité limitée et liée aux circonstances historiques, sans la réduire à l’histoire.

Si la parole habite l’homme, comme nous l’avons dit précédemment, celui-ci reçoit à travers la parole une sorte d’investiture qui lui permet de comprendre aussi son origine. Noli foras exire, in interiore homine habitat veritas. L’expression augustinienne dans le De vera religione nous permet de remonter à cette transcendance intérieure qui habite l’homme et qui rend sa parole signe d’un au-delà. Dans l’intériorité, dans la « transdescendance » qui ouvre à la « transascendance », il est possible de découvrir les sources de la vérité de la parole. L’homme, en tant qu’imago Dei, c’est en général le sens de la structure métaphysique de l’existant humain, est le lieu de la présence de la vérité. Dans l’intériorité réside la vérité de la parole, mais cela ne signifie pas une invitation à un stérile narcissisme autocontemplatif ; cela nous rend bien plutôt responsables, en tant que gardiens, de la vérité. La parole naît toujours du silence de la contemplation intérieure et en même temps de l’écoute de la parole qui vient d’ailleurs.

Dire la vérité, c’est verum facere se ipsum. La vérité communiquée est originellement vérité vécue, expérimentée. Vivre dans la vérité. Il existe une relation éthique fondamentale dont ne peut faire abstraction une authentique communication interpersonnelle, autrement la parole ne sera plus que le support d’une logique aberrante de persuasion qui a aussi, en dernière instance, un caractère instrumental dont le but est le pouvoir. La logique de la persuasion est l’admission implicite de la limitation / négation de la liberté et de la singularité personnelle du destinataire de la communication. Quel est le sens du verum facere se ipsum, sinon la conformation de soi-même à la logique de la vérité ? La « conformation » est à son tour un terme de relation indiquant qu’on se situe en face de ; nous ne pouvons nous poser en modèles premiers pour nous-mêmes, ce serait un contre-sens. Mais où trouver la dimension qui certifie l’authenticité de la conformation ? Pour faire bref, nous pouvons dire : dans l’attention aux différences en tant que disponibilité à accueillir le signe de la vérité qui, encore une fois, nous vient d’ailleurs, de l’autre parole et de l’Autre.

La vérité de la parole ressemble donc à l’acte de continuellement « rendre vrais » et la parole et nous-mêmes. Une relation toute particulière s’établit entre la structure de « dativité » ontologique, par laquelle l’homme se découvre sujet d’un don, le don de la parole, et le fait de donner la parole en tant qu’êtres vrais. Etre vrais signifiera donner la parole vraie (la parole donnée) comme double fidélité à la vérité et à l’interlocuteur.

Il existe aussi une vérité de la parole : le génitif a ici une valeur subjective et objective. La vérité parle à travers la parole de l’homme qui dit la vérité. Ce que nous disons est toujours inséré dans la continuité d’un discours qui ne commence pas par nous. Toute expression de la vérité répète le geste de la révélation, c’est une révélation qui se continue. La parole vraie est donc toujours « révélative », elle ouvre des horizons de sens qui dépassent la simple information ou communication. Il est même possible, à ce niveau, de saisir la différence qui existe entre une communication authentique et le vide bavardage qui est trop souvent, de nos jours, la substance des messages d’information.

La vérité vous rendra libres. Cette expression évangélique devient particulièrement significative pour notre réflexion. Il existe des paroles libres en tant que vraies, et des paroles qui sont à libérer, c’est-à-dire à rendre vraies. Rendre vraie la parole consiste dans le fait de retrouver la dimension ontologique d’appartenance de la personne à la vérité. Cette relation originelle ne peut être développée qu’en tant qu’ontologie de la personne habitant dans la vérité, habitant la vérité. Cette dernière devient authentiquement la demeure de la personne, et le langage assumera une dimension de révélation dépassant aussi bien le niveau de l’information que celui, totalisant, de l’idéologie. Habiter la vérité équivaut à communiquer la vérité et dans la vérité. L’impossibilité de « s’approprier » la vérité indique aussi la transcendance et la plénitude de cette révélation. Dans la révélation telle que nous la concevons dans le contexte des religions bibliques, nous assistons à une sorte d’abaissement, de kenosis, de Dieu vers l’homme. Dans la vérité de la révélation, c’est la plénitude qui se découvre dans l’histoire, qui se fait histoire, parole de Dieu à l’homme.

Dans l’optique de la « parole de vérité » s’institue une dialectique toute particulière que nous pouvons renfermer en trois termes : langage- expérience- révélation. On a ainsi un langage de l’expérience et un langage de la révélation, mais aussi, en renversant les perspectives, une expérience du langage comme expérience de la révélation, et enfin une révélation du langage et une révélation de l’expérience. On peut donc dire que chacun d’entre nous est depuis toujours inséré dans un discours infini, qui est le discours ouvert de la parole révélatrice se poursuivant à travers les paroles vraies que les hommes s’adressent mutuellement ; mais il existe alors une responsabilité envers la vérité qui est responsabilité envers la révélation, et c’est là le domaine le plus authentique du témoignage.

La parole comme témoignage de la vérité et dans la vérité. On ne peut communiquer la vérité que si l’on est dans la vérité. Quel est le rôle du témoignage, quelle est sa logique, dans un contexte dialogico-communicatif ? Etre serviteurs de la vérité signifie que ce que nous communiquons n’est pas nôtre, mais est plutôt le don d’un don reçu. Personne ne peut dire ma vérité sans automatiquement se situer dans la perspective d’une possession qui exclut.

Que signifie témoigner ? Le témoignage est un acte non pas simplement transitif, mais passivo-actif, et il ne peut être actif que s’il est précédé d’une première situation de passivité. Je reçois quelque chose qu’à mon tour je transmets. Dans l’optique d’une anthropologie nomade, qui décrit l’homme comme en chemin, le témoignage se situe dans la poursuite d’un parcours que quelqu’un d’autre a commencé avant moi. Naturellement, c’est bien à travers mon activité que je serai en mesure de recréer le passé que je reçois, devenant ainsi moi-même un commencement. Tout témoin est un commencement de parcours. Un autre élément qui me paraît important est, encore une fois, la structure relationnelle de l’acte du témoignage. Témoigner signifie : attester quelque chose devant quelqu’un, pour quelqu’un. On n’est pas témoin pour soi-même, dans une sorte d’autopersuasion narcissique. Cela signifie que le témoignage crée une relation de communication. Si cela ne se produit pas, nous sommes devant un faux témoignage qui est cause plutôt de désagrégation. Le présupposé du témoignage consiste donc en une volonté d’offrir quelque chose à quelqu’un.

Que signifie alors témoigner de la vérité dans la vérité ? Créer simplement une communication vraie.

C’est bien dans cette ligne que se renforce le sens de la « dia-logique » comme service de la vérité. Celle-ci naît en fait de la double conscience de ce qu’on est en train de donner quelque chose qui ne nous appartient pas à quelqu’un qui n’est pas soi, et que cependant ce quelque chose et ce quelqu’un sont mis en lien à travers soi. Etre des liens de communication. Le témoignage exprime une fidélité qui se traduit en capacité de consistance, de solidité, sans se transformer en fermeture méprisante. Etre fidèle dans le service signifie qu’il peut aussi arriver de devoir repenser sa propre conception de la vérité, purifiée par le don qu’on en fait, ou encore de la voir confirmée, renforcée par l’accord que crée la communication. Dans cette perspective, la fidélité à la vérité est particulièrement exigeante parce qu’elle introduit une logique de gratuité dans une double direction : attention à la vérité et attention soucieuse de l’autre, ou pour l’autre.

Il existe une relation entre parole et vérité, à première vue extérieure et inversement proportionnelle, selon laquelle la force de la vérité manifeste la faiblesse de la parole, tandis que la force de la parole peut devenir faiblesse (dissimulation) de la vérité. Seule la parole vraie est une parole forte et libératrice, tandis que la parole forte peut dégénérer en idéologie, en sophistique, en pouvoir absolu. Peut-être n’est-il pas exagéré de voir dans cette alternative un grand défi pour notre époque.

Tout cela pour revenir à notre point de départ : ce fut le SIDIC, ce le fut du moins pour moi. Je n’aurais pas pu écrire ce que j’ai écrit si, dans l’histoire de ma vie, je n’avais pas été impliqué dans l’expérience du dialogue juifs-chrétiens, vécue activement comme membre de l’association SIDIC et en tant que directeur de la revue du même nom.

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* Emilio Baccarini enseigne l’anthropologie philosophique à l’Université pontificale du Latran et à l’Université de Tor Vergata à Rome. Il est le Direttore Responsabile de la revue Sidic. Qu’il soit ici chaleureusement remercié pour son indéfectible soutien et amitié.
Traduit de l’italien par M. Gilles nds.

 

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