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Pourquoi l-expulsion des Juifs d'Espagne - Fut-elle si tragique?
Lea Sestieri
Au moment de l'inauguration de la première exposition bibliographique séphardite à Madrid, en 1959, le grand rabbin séphardi de Londres, Salomon Gaon, reliant le présent au passé, affirmait: « Sans aucun doute, l'influence séphardite se fera sentir dans cette vie nouvelle qui renaît au pays des Pères, et l'Espagne y aura une part toute particulière ». Ces paroles sont une claire allusion à la redécouverte et, en même temps, à la renaissance de la culture séphardite au sein du judaïsme contemporain.
Parmi les causes d'une telle renaissance, il nous semble important de noter l'arrivée en masse en Israël d'environ un million de juifs des pays de l'Afrique méditerranéenne, descendants de familles juives espagnoles émigrées entre les XlVème et XVlème siècles, qui sont maintenant installés sur la terre de leurs ancêtres, insérés dans la vie socio-politique et culturelle du pays, et faisant revivre leur antique culture.
Face à une telle renaissance, on a vu croître l'intérêt des historiens et des savants pour le judaïsme séphardi, tandis qu'était reconnue l'importance de cette culture dans la zone méditerranéenne, aussi bien à l'époque espagnole qu'au temps de la Diaspora.
A ces facteurs, que nous pourrions appeler internes, s'en ajoute un autre: c'est l'attitude nou velle de l'Espagne envers les deux cultures sémitiques, arabe et juive, qui ont contribué à la formation de la culture espagnole, même celle de nos jours. Cette nouvelle attitude des Espagnols se manifeste dans des événements tels que la fondation, en 1941, de l'Institut Arias Montano pour l'étude des deux cultures, l'abolition en 1968 de l'édit d'expulsion, le retour des juifs en Espagne où ont été établies trois communautés (à Madrid, Barcelone et Malaga), et bien d'autres initiatives (I).
Le Judaïsme Séphardi
Sépharad est le nom d'un lieu cité par le prophète Abdias (1,20), peut-être la ville de Sardes. Depuis le Ville siècle, il est utilisé pour indiquer l'Espagne; et l'on appelle Séphardim (2) les juifs qui habitent la péninsule. Il est probable que les premières installations de juifs en Espagne remontent au Ier siècle; ce qui est sûr, c'est qu'au moment de l'occupation par les Visigoths, au Ve siècle, les juifs étaient déjà nombreux et solidement implantés dans toute la péninsule.
Au Ville siècle, l'occupation arabe va changer l'aspect du pays: seuls quelques centres, dans le Nord, restent aux mains des chrétiens; ils seront les points de départ de la Reconquista qui se poursuivra jusqu'à la chute de Grenade en 1492, toute l'Espagne tombant finalement aux mains des rois catholiques, Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille.
Du VIIIe siècle jusqu'à la fin du XVe, le pouvoir restera cependant divisé dans la péninsule ibérique entre musulmans et catholiques: avec prédominance musulmane jusqu'à la fin du Xlle siècle, et ensuite une prédominance toujours croissante des catholiques.
L'âge d'Or
Dans la partie arabe les juifs, considérés au même titre que les chrétiens comme des dhimmi (3), vont connaître une période nouvelle et positive de vie communautaire. Rétablissant des contacts avec les étioles talmudiques du judaïsme babylonien (le califat de Bagdad), commençant à s'engager dans .des échanges positifs avec la culture arabe désormais florissante et développant les relations commerciales avec le monde méditerranéen, ils s'insèrent solidement dans l'évolution socio-économique et culturelle de la péninsule. La situation politique du pays contribue à cette insertion positive: arabes et chrétiens, rencontrant bien des difficultés dans leurs relations mutuelles, considéraient qu'il était important d'entretenir de bonnes relations avec la minorité juive, qu'ils favorisaient et dont ils facilitaient le développement commercial, culturel et religieux, de façon à les avoir de leur côté en cas de conflit. Ainsi dans la zone d'influence arabe comme dans celle des chrétiens (infime au début, puis toujours plus étendue), les juifs purent jouir d'une liberté, non sans certaines limitations, qu'ils n'avaient dans aucun autre pays chrétien. Cela contribua à instaurer, au sein des communautés, une atmosphère de relative tranquillité qui permit le développement interne et la participation à la vie et à la culture du pays, au point que celles-ci en constituèrent comme « l'ossature administrative ».
Parmi les personnalités les plus représentatives en ce domaine, on peut rappeler le médecin Hasdai ibn Shaprut (xe siècle), assistant politique du calife de Cordoue, et le talmudiste et poète Shmuel ibn Nagrela (Xie siècle) qui fut un leader politique de la ville de Grenade. Et nombreux furent aussi les juifs qui jouèrent un rôle administratif du côté de l'Espagne catholique, jusqu'au moment même de l'expulsion.
En ce qui concerne la participation active à la vie du pays, on notera l'apport de nombreux médecins, jusqu'à Sheshet Benveniste (XlVe siècle) qui fut l'auteur d'un traité de gynécologie; et aussi la grande activité astronomique, connue sous le nom de « science juive », qui est à l'origine des fameuses Tables Alphonsines, texte de base de l'astronomie scientifique moderne; puis, au moment de l'expulsion déjà, les oeuvres de Abraham Zacuto et le perfectionnement apporté par celui-ci l'astrolabe qui facilita l'expédition de Vasco de Gama et les découvertes scientifiques postérieures.
Cette cohabitation active de deux cultures, arabe et chrétienne, si différentes, marqua de son influence le judaïsme séphardi, lui donnant un aspect beaucoup plus complexe et plus riche que celui du judaïsme occidental de la même époque.
La maîtrise et l'usage de diverses langues (hébraïque, arabe, vernaculaire et aussi, souvent, le grec et le latin) est bien évidemment le résultat de ces doubles relations. Et le bon usage des langues fut justement le véhicule de l'influence séphardite dans le monde occidental. C'est en effet grâce aux écoles de traducteurs espagnols, juifs pour la plupart (la fameuse école de Tolède entre autres), que les chrétiens connurent les ouvrages philosophiques et scientifiques des arabes. Rappelons, dans ce domaine des langues, la première traduction de la Bible en castillan, réalisée à la cour de Alphonse X le Sage (1232-1284) et plus tard, la Bible d'Alba, oeuvre de Moïse Arragel de Guadalfagar (1422-1430).
C'est à l'étude des langues, à l'approfondissement de la sémantique des mots hébreux et aux relations avec les écoles talmudiques de Babylone que nous devons le caractère scientifique de l'exégèse biblique, fondement sur lequel s'appuiera Abraham Ibn Ezra (Xle siècle) pour exprimer ses doutes sur l'attribution à Moïse de certains passages du Pentateuque. En un autre domaine, cependant, l'étude des formes raffinées de la langue arabe et de ses structures poétiques variées révélèrent aux poètes séphardis des formes métriques nouvelles qu'ils utilisèrent dans leurs poèmes liturgiques et profanes. Naquit alors et se développa une poésie nouvelle et géniale, liée à des noms comme ceux de Shlomo ibn Gabirol (1021-1051), Moshé ibn Ezra (1080-1139), Yéhudah Halévi (1086-1115).
A la symbiose entre les trois cultures, nous devons encore un caractère nouveau, qui donne au judaïsme séphardi son cachet particulier: je pense à la philosophie et à la mystique. C'est surtout dans ces deux disciplines que la culture séphardite excelle et c'est à travers elles qu'elle s'est répandue dans le monde occidental, avec des philosophes comme Shlomo ibn Gabirol, Bahya ibn Paquda, Yehudah Halévi, Mosé Maïmonide, qui cherchèrent, dans leurs oeuvres, à adapter la pensée philosophique néo-platonicienne et aristotélicienne aux concepts de leur religion; et avec des mystiques comme Moïse ben Nahman, Moïse de Léon et Abraham Abulafia qui, dans un renouveau d'enthousiasme mystique, élaborèrent des théories cabbalistiques compliquées.
Les philosophes appartiennent à l'Espagne arabe, les mystiques à l'Espagne chrétienne. Il s'agit là d'une relation nettement culturelle, révélant une manière différente de situer la problématique spirituelle juive, qui aboutit en milieu arabe à un effort de rationalisation du problème de la foi et, en milieu chrétien, à une connaissance mystique de Dieu dans l'expérience vécue. Mais si la philosophie naît et se développe dans la partie arabe, elle se diffusera bien vite en terre chrétienne. La pensée de Ibn Gabirol (connu sous le nom de Avicebron) influencera, en fait, les savants chrétiens des XlIle et XlVe siècles (Albert le Grand, Duns Scot), et celle de Bahia et de Maïmonide influera sur Thomas d'Aquin. On ne peut, d'ailleurs, sous-estimer l'importance de l'apport philosophique des séphardis à la culture européenne, si l'on considère que le juif sépharad Baruch Spinoza est à l'origine de la philosophie moderne.
Nous avons noté que la mystique séphardite s'était développée en terre chrétienne, mais qu'elle avait reçu sa première impulsion au contact de la mystique musulmane soufi. Mosé de Léon faisait paraître le Zohar (Splendeur), livre mystique par excellence, en moment où Abulafia transmettait dans ses écrits ses dangereuses expériences extatiques et ses terribles émotions. Ces textes se diffusèrent en Europe et, après l'expulsion, divers savants chrétiens en subirent l'influence au XVIe siècle, tandis que des mystiques séphardis, ayant gagné Safed en Galilée, y ouvraient de nouvelles écoles, élaborant ce qu'on appelle la « Cabbale de Luria », dont les idées (avec leurs développements) se retrouvent encore de nos jours, non seulement dans les écrits de caractère juif, mais aussi pour une bonne part dans les études philosophiques, mystiques et psychanalytiques.
Pour compléter cette vue d'ensemble de l'activité des séphardis pendant les 14 siècles de présence en Espagne, il peut être utile de rappeler certains aspects de leur vie pratique, matérielle, quotidienne. Parlant diverses langues, entretenant des relations commerciales et diplomatiques, n'étant soumis à peu près à aucune restriction dans leurs activités (ils pouvaient posséder des maison, des terrains; ils furent des viticulteurs réputés, exercèrent des métiers artisanaux et des professions libérales), ils constituèrent rapidement une classe bourgeoise en Espagne tant arabe que chrétienne. Ils habitaient des châteaux luxueux, possédaient l'argent dont les gouvernants avaient besoin pour la Reconquista ou pour le développement du pays. Peut-être n'étaient-ils pas aimés, mais on les considérait comme un mal nécessaire et souvent indispensable; et eux, conscients de cela, vivaient dans la tranquillité. Bon nombre d'entre eux cherchaient à jouir autant que possible de la vie; leur sens religieux s'affaiblissait, se laissant gagner par un certain agnosticisme. Ils étaient sûrs d'être sur leur propre terre, d'où personne ne les chasserait, et cela même si parfois se déchaînait une persécution, une « matanza », comme ce fut le cas lors de la croisade des Pastoureaux ou lors de la Peste noire, ou lorsque se manifesta l'influence de nouveaux moines venus de France.
Détérioration progressive
Au XIVe siècle, les avertissements deviennent claires, mais les juifs ne s'en préoccupent pas beaucoup. A la fin du siècle, la prédication d'un moine, Martinez Ferrant, suscite et déchaîne l'hostilité religieuse en éveillant un véritable fanatisme antijuif. L'année 1391 est considérée comme signant déjà le destin du judaïsme espagnol: A Séville, 23 synagogues sont détruites, on y compte 4.000 morts, et 2.000 à Cordoue. Bon nombre de juifs, particulièrement parmi les intellectuels ou les personnages de haut rang, marqués par la pensée d'Averroès ou par l'agnosticisme, se convertissent sans difficulté pour avoir la vie sauve et garder leur situation. Le cas le plus marquant est peut-être celui du rabbin Salomon Halévi, connu sous le nom chrétien de Pablo de Santa Maria, qui devint l'adversaire acharné des juifs.
En 1412, sont promulguées les règles antijuives de Valladolid; en 1413-14, a lieu la Dispute de Tortose, sur le thème du Messianisme; et en cela, Pablo de Santa Maria se trouve chaque fois impliqué. A la suite de la Dispute, d'autres conversions ont lieu. Naît alors le problème des « conversos ». Certains, pour pouvoir retourner au judaïsme, décident d'émigrer; ceux qui restent cherchent à s'insérer au mieux dans la haute société, tandis que les juifs reprennent leurs activités sous la protection des gouvernants, qui rétablissent dans la mesure du possible les libertés dont avaient joui autrefois les communautés. Cependant divers groupes de moines continuent à inciter le peuple à se libérer des juifs.
En 1474, les deux royaumes d'Aragon et de Castille s'unissent sous Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille; leur administrateur est encore une fois un juif, Don Abraham Seneor, auquel s'adjoindra Abraham Benveniste et, en 1483, Isaac Abrabanel.
Le problème des « conversos » devient cependant plus grave et plus évident; il sera le véritable problème de l'Espagne catholique. En 1449 a lieu à Tolède et à Ciudad Real une véritable tuerie, avec la condamnation au bûcher des judaïsants. Le statut de la « limpieza de sangre » (pureté du sang) sera promulgué ensuite, décret qui a un véritable caractère raciste. En 1478, sous le règne des rois catholiques déjà, sera établie l'Inquisition, qui sera ensuite confirmée en 1481 à Séville et en Andalousie. En 1483, Torquemada est nommé Grand inquisiteur et l'expulsion des juifs d'Andalousie est ordonnée par décret.
En moins de 10 ans, entre 1481 et 1490, mourront sur le bûcher 2.000 « conversos » judaïsants, tandis que 15.000 seront « réconciliés ». En 1490, dans l'intention d'exciter encore davantage les esprits contre les juifs, sera monté de toutes pièces le procès de Saint Nifio de la Guardia, dans lequel seront impliqués deux juifs et trois « con-versos », accusés d'avoir tué un enfant chrétien pour en prélever le coeur et l'utiliser à des fins sacrilèges, et aussi d'avoir profané une hostie.
Cependant quelques juifs continuent à servir d'administrateurs à la cour et à fournir l'argent nécessaire pour mener à bien la dernière guerre contre les arabes. La Reconquista est arrivée à son point final: Grenade tombe aux mains des chrétiens le 2 janvier 1492.
L'expulsion
L'occupation arabe a pris fin. L'ambition des rois chrétiens qui se vantaient en d'autres temps de régner sur trois religions, est maintenant de devenir les rois de l'unique religion catholique, d'affermir non seulement l'unité politique, mais surtout l'unité religieuse. Mais cela exige de résoudre le problème juif et musulman. C'est au premier qu'on s'attaquera tout d'abord: la politique de protection deviendra politique de liquidation. Le 31 mars 1492, est proclamé l'édit d'expulsion des juifs: dans un délai de 4 mois au plus, les juifs devront ou avoir quitté le pays ou s'être convertis.
C'est un 9 de Ab, le 2 août 1492, que le dernier groupe de juifs quitte l'Espagne, cette terre de rêve où ils ont vécu de façon ininterrompue pendant 14 siècles, et dont le souvenir demeurera dans leur coeur et dans leur langue familière pour des générations, jusqu'à nos jours. Ceux qui demeureront, préférant le baptême à l'abandon de cette terre tant aimée, devront le payer par de longues années de souffrances et de persécutions, sous la menace continuelle de l'Inquisition, toujours prompte à les immoler sur des bûchers au nom d'une foi mal comprise. Ils seront soumis à toutes sortes d'actes d'oppression, et cela depuis 1481 jusqu'en 1834, année où fut finalement supprimée l'Inquisition.
Tragédie pour les juifs
On parle toujours de l'expulsion des juifs d'Espagne comme d'une tragédie, et cela en fut réellement une, pas seulement du fait du nombre énorme de personnes qui durent prendre le chemin de l'exil (on pense qu'ils furent au moins 100.000). Déjà avant le départ, à cet instant inimaginable où les juifs lurent ou entendirent proclamer l'édit, ils eurent une première impression de tragique en réalisant qu'on refusait de reconnaître leur participation à l'identité espagnole qui, pour eux, allait pourtant de soi. L'historien Americo Castro a écrit à ce sujet: « Les juifs laissèrent une Espagne très judaïsée, et ils partirent très hispanisés », indiquant ainsi synthétiquement la symbiose et l'identité qui s'étaient étaient établies entre les deux cultures.
Voici les pays vers lesquels partirent les exilés:
— le Portugal où ils furent bien accueillis pour de simples motifs économiques mais où, en 1496, c'est-à-dire 4 ans seulement plus tard, ils seront contraints à se faire baptiser avec une brutalité sans égale, spécialement en ce qui concerne la conversion des enfants qui furent arrachés de force à leurs familles. Beaucoup d'entre eux, dès qu'ils le purent, quittèrent le Portugal et se réfugièrent en divers pays: Ils constituèrent des communautés actives de marranes à Amsterdam, Hambourg, Anvers; plus tard, ils gagnèrent aussi l'Angleterre, le Sud de la France et diverses villes italiennes;
— les pays d'Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie); et aussi, vers l'Orient, les territoires soumis à l'Empire Ottoman (la péninsule balkanique, la Turquie), retournant aussi de nouveau en Palestine, surtout en Galilée (Safed et Tibériade);
L'Italie où ils s'établirent pour une brève période à Naples; et ensuite surtout à Rome, Venise, Ferrare puis, plus tard, à Livourne où se constitua une communauté active et originale de séphardis portugais.
Cela, en ce qui concerne les pays; mais ce départ à l'aventure de quelque 100.000 personnes, dont beaucoup sans argent, trompées bien souvent par des capitaines de vaisseaux sans scrupules qui les vendaient à des pirates, repoussées par bon nombre des communautés juives elles-mêmes, ne fut certes pas chose aisée. Si les Abrabanel trouvèrent un bon refuge à Naples d'abord, puis, à Genève et finalement à Ferrare et à Venise, beaucoup d'autres eurent à souffrir de la faim et des maladies, ou trouvèrent la mort.
Les moins éprouvés furent ceux qui choisirent les pays de l'Empire ottoman où ils furent accueillis sans grands problèmes, pour des motifs économiques ou administratifs sans doute. Les Sultans eurent en effet recours à leurs services pour leurs relations diplomatiques avec le monde chrétien, et ils mirent à profit leurs connaissances dans les domaines commercial, militaire et médical. Nous en avons un exemple évident dans les activités de Joseph HaNassi, marrane du Portugal, revenu au judaïsme à Constantinople en compagnie de sa tante, Donna Gracia Mendès: il fut le bras droit du Sultan Selim II qui le nomma Duc de Naxos. Ayant obtenu qu'un territoire lui soit concédé à Tibériade, celui-ci rêva d'y faire revenir les juifs et de rétablir un premier petit état juif en terre d'Israël, si bien qu'on l'a considéré comme l'un des précurseurs du Sionisme.
Je conclurai cette brève histoire de la diaspora séphardite en rappelant que celle-ci s'est constituée en deux temps: la première a été celle des juifs, la seconde celle des marranes; la première, centrée surtout sur les pays de l'Empire ottoman, est devenue fameuse par les études cabbalistiques qui ont fleuri entre l'Italie et Safed en Galilée; la seconde, orientée au contraire vers l'Europe du Nord, a fondé les communautés importantes de Hambourg et Amsterdam qui, par leur influence, permirent le retour des juifs en Angleterre (Mena-hem ben Israël). Toutes ces communautés marranes donnèrent une grande impulsion au commerceet contribuèrent à l'expansion de leurs pays de résidence (par ex. pour la compagnie des Indes hollandaises), mais elles apportèrent aussi une contribution importante au développement culturel (qu'il suffise de rappeler ici Baruch Spinoza).
De cette expulsion, nous avons mentionné quelques conséquences matérielles tragiques et quelques contrecoups heureux et positifs dans le monde européen: N'oublions pas cependant que l'aspect véritablement tragique de l'expulsion fut avant tout le déracinement, l'annulation d'une identité à laquelle on se sentait peut-être, à une certaine époque, davantage lié qu'on ne l'était à la terre d'Israël. Nous pourrions dire que l'expulsion réveilla en un certain sens, chez les séphardis, les sentiments éprouvés lors de la séparation de la terre d'Israël, tant ils se sentaient désormais faire partie intégrante de l'Espagne. Le témoignage le plus évident de cette identification est le fait qu'encore de nos jours, après 5 siècles, les juifs séphardis continuent à parler en famille le castillan ancien (ladino ou « giudesmo ») et à chanter aux enfants les berceuses (« ninne nanne ») chantées autrefois en Espagne.
Tragédie pour l'Espagne aussi
Ce ne fut pas tragique seulement pour les juifs: Si, pour l'Espagne, ce ne fut pas une tragédie au sens propre, ce fut sans aucun doute le début de la décadence. Malgré les grandes découvertes géographiques et les richesses affluant d'Amérique, l'Espagne entre au XVIe siècle dans une période où, le manque d'artisans et de commerçants se faisant sentir, elle va connaître une décadence économique dont elle ne se réveillera, semble-t-il, qu'en ce siècle où nous vivons. Cette décadence aura pour cause: l'absence des juifs en tant que classe productive, le refus de nombre d'Espagnols d'exercer les métiers qui, après l'expulsion des juifs, étaient devenus caractéristiques des « con-versos », et finalement l'abandon de ces métiers par ces derniers, dans l'espoir de faire oublier leur origine. L'Espagne demeurera ainsi à l'écart de l'histoire de l'Europe et du développement capitaliste, comme cela est évident si on fait la comparaison avec l'Angleterre et les Pays-Bas.
Nous pourrions dire, pour conclure, qu'avec l'édit d'expulsion et le choix fait par les rois catholiques d'un état unifié par le catholicisme, nous nous trouvons dans la péninsule devant un problème qui est à l'origine d'une décadence longue de 4 siècles. Béatrice Le Roy écrit: « L'expulsion des juifs d'Espagne fut réellement une amputation. La société espagnole du XVe siècle, si complète parce que si complexe, s'était privée délibérément de l'une de ses composantes, et des plus dynamiques ».
Conclusion
Les juifs séphardis installés dans l'Empire ottoman (peut-être 40.000) vécurent une période d'importante activité commerciale, diplomatique et culturelle tout au long du XVIe siècle. Les siècles suivants furent moins brillants et au XVIIIe siècle, avec le déclin de l'Empire, la communauté séphardite commença elle aussi à décliner. Les communautés d'Afrique du Nord ne tardèrent pas à décliner, elles aussi, tombant dans une véritable décadence.
En ce qui concerne les communautés séphardites installées en Europe (France, Hollande, Angleterre, Italie), l'historien Cecil Roth écrit qu'a elles furent peut-être l'élément le plus vital du peuple juif ». Ce furent les juifs séphardis hollandais qui fondèrent la première colonie juive dans le Nouveau Monde, à la Nouvelle Amsterdam en 1654 (l'actuelle New York), et c'est à Amsterdam que fut publié le premier journal juif de la Diaspora (7 janvier 1675): « la Gazeta de Amsterdam ». Vers le milieu du XVIle siècle, sous l'impulsion du rabbin d'Amsterdam Menahem ben Israël, quelques marranes commenceront à s'installer en Angleterre, pays où n'habitaient plus de juifs depuis l'expulsion de 1290.
En France, un groupe de marranes qui désiraient retourner au judaïsme s'installèrent dans les villes de Bordeaux et Bayonne. Dès l'époque de l'Émancipation, des personnalités issues de ces communautés occuperont de nouveau des postes importants, ainsi par exemple David Salomon, Moïse Montefiore (lié, lui, à la communauté de Livourne), Benjamin Disraëli (en Angleterre) et, en France, les grands banquiers Pereire et l'homme politique Adolphe Crémieux.
Qu'en est-il de nos jours du monde séphardi? Dans l'ensemble du Nouveau Monde, il existe des communautés séphardites actives, nombreuses, engagées dans le développement des pays où elles vivent et fournissent un appui à l'Etat d'Israël. On assiste en réalité à un renouveau d'activité du côté des séphardis et à un réveil de leur identité propre; et cela non parce que ceux qu'on appelle séphardis ont une majorité numérique dans l'Etat d'Israël, mais du fait de la renaissance de communautés séphardites dans les deux Amériques et en Europe, l'Espagne y étant désormais comprise.
Et c'est cette renaissance qui permet de rappeler aujourd'hui avec une certaine objectivité historique cette tragique expulsion, et de faire reconnaître le rôle important joué par le judaïsme séphardi dans la société et la culture européennes.
Lea Sestieri Scazzochio est une historienne juive italienne d'origine séphardite catalane, qui a vécu de longues années en Amérique Latine. Auteur de plusieurs ouvrages en espagnol et en italien (Los Manuscritos del Mar Muerto: éd. Albe, Montevideo 1960; Gli ebrei nella storia di tre Millenni: éd. Carucci, Roma 1980; David Reubeni, éd. Marietti, Genova 1991 etc.), elle est très engagée dans le dialogue juifs-chrétiens, donne des cours/conférences dans les Universités pontificales romaines et à l'Amitié judéo-chrétienne dont elle est un membre actif.
Cet article est traduit de l'italien.
(1) Cf. art. de lonel Mihalovici p. 13.
(2) Mot qu'on trouve sous diverses formes, tant au singulier qu'au pluriel: sépharade - séphardi - sépharadi ou parfois: séfarade - séfardi - séfaradi.
(3) Le mot « dhimmi » désigne, dans la législation coranique, le statut des « gens du Livre », juifs et chrétiens, qui sont protégés mais en même temps soumis à des interdits dans leur vie sociale et religieuse, et â des impôts.
(4) Béatrice Le Roy: L'expulsion des Juifs d'Espagne, éd. Berg International, 1990, p. 153).