Other articles from this issue | Version in English | Version in French
Le bien et le mal après Auschwitz dans l’enseignement du Pape
Remi Hoeckman
Aucun pape n’a parlé autant des juifs et du judaïsme que Jean Paul II durant les vingt années de son ministère pontifical .Remi Hoeckman le cite abondamment en montrant que dans la pensée du pape Auschwitz a ouvert les yeux à beaucoup. C’est un cri d’alarme pour l’humanité. Mais il faut aller aux racines du mal. Se souvenir est important mais non suffisant. Les victimes d’Auschwitz et d’autres lieux de crimes mourront à nouveau si nous ne nous engageons pas à démasquer le pouvoir du mal en collaborant ensemble pour le bien de toute l’humanité. Ainsi une aube d’espérance pourrait se lever après Auschwitz . Les extraits de la conférence de Remi Hoeckman l’illustrent.
Aller aux racines du mal
Dans sa lettre encyclique, Centesimus Annus (1991) le pape Jean Paul II a écrit au sujet de ces crimes en termes de «conséquences d’une erreur de très grande portée» qui consiste en «une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité, et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté dit-il se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et qui ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice». Le pape pointe alors sur les «conséquences extrêmes» qu’une telle erreur a dans les séries tragiques des guerres qui ont ravagé l’Europe et le monde entre 1914 et 1945:
«Sans le poids implacable de haine et de rancune, accumulées à la suite de tant d’injustices au niveau interne des Etats, on n’aurait pu connaître des guerres d’une telle férocité, où de grandes nations engagèrent leurs forces vives, où l’on n’hésita pas devant la violation des droits les plus sacrés d l’homme et où fut planifiée et exécutée l’extermination de peuples et de groupes sociaux entiers. Nous nous souvenons ici en particulier du peuple juif dont le terrible destin est devenu un symbole de l’aberration à laquelle l’homme peut arriver quand il se tourne contre Dieu.»
Et il lance un appel :«Puisse le souvenir de ces terribles événements guider les actions de tous les hommes et, en particulier des gouvernants des peuples de notre temps, alors que d’autres injustices alimentent de nouvelles haines et que se profilent à l’horizon de nouvelles idéologies qui exaltent la violence!»1
Il ne suffit pas de se souvenir
Nous avons besoin de nous souvenir. Nous souhaitons nous souvenir, a-t-il dit à de centaines de chrétiens et de juifs parmi lesquels se trouvaient des survivants d’Auschwitz, lors d’un concert donné au Vatican, le 7 avril 1994, en commémoraison de la Shoah, «il ne suffit pas de se souvenir, car de nos jours (...) on rencontre de nombreuses et nouvelles manifestations de l’antisémitisme, de la xénophobie et de la haine raciale qui furent la semence de ces crimes indicibles. L’humanité ne peut permettre que tout cela se reproduise». Et il concluait avec force :
«Nous avons un engagement, le seul peut-être qui peut donner sens à chaque larme versée par un être humain à cause d’un autre être humain (...) Nous avons vu de nos yeux, nous avons été et nous sommes témoins de violences et de haines qui furent allumées dans le monde et qui trop souvent l’ont consumé. Nous avons vu et nous voyons la paix bafouée, la fraternité méprisée, l’harmonie ignorée, la pitié moquée (...)
C’est notre engagement: nous serions cause que les victimes de ces morts atroces meurent à nouveau si nous n’avions pas un ardent désir de justice, si nous ne nous engagions pas nous-mêmes, chacun selon ses propres capacités, pour être sûrs que le mal ne prévaudra pas sur le bien, comme cela a été le cas pour des millions d’enfants de la nation juive.
C’est pourquoi nous devons redoubler d’efforts pour libérer les hommes du spectre du racisme, de l’exclusion, de l’aliénation, de l’esclavage et de la xénophobie ; pour déraciner ces maux rampant dans la société qui minent les fondations d’une co-existence humaine paisible. Le mal apparaît toujours sous de nouvelles formes ; il a tant de facettes et de flatteries multiples. C’est notre devoir de démasquer son pouvoir dangereux et de le neutraliser avec l’aide de Dieu».2
(...)
C’est le même thème que Jean Paul II a choisi dans le discours adressé au Corps diplomatique, le 15 janvier 1994 :
«En jetant un regard sur ce monde aujourd’hui, nous ne pouvons que constater avec amertume que trop d’hommes sont encore victimes de leur frères. Mais nous ne pouvons pas nous y résoudre. (...)Faisons en sorte que l’humanité ressemble de plus en plus à une vraie famille où chacun se sait écouté, apprécié et aimé, où chacun est prêt à se sacrifier pour que l’autre grandisse, où aucun n’hésite à aider le plus faible. (...) Chacun de nous est invité à l’audace de la fraternité».
Collaborer pour le bien de toute l’humanité
Chacun de nous ! Or selon le mot d’Abraham Heschel, «nul d’entre nous ne peut le réaliser tout seul».
Le pape Jean Paul lui aussi insiste sur ce point : «Chrétiens et juifs ensemble ont beaucoup à offrir à un monde qui doit lutter pour distinguer le bien du mal, un monde qui est appelé par le Créateur à défendre et protéger la vie, mais qui est si vulnérable aux voix qui propagent des valeurs n’apportant que mort et destruction»3. Ainsi, «comme juifs et comme chrétiens, suivant l’exemple d’Abraham, nous sommes appelés à être une bénédiction pour le monde (cf. Gen 12,2 et sv.). C’est la tâche commune qui nous attend. Il est donc nécessaire pour nous , chrétiens et juifs, que nous soyons d’abord une bénédiction les uns pour les autres. Cela se réalisera effectivement si nous sommes unis en face des maux qui nous menacent toujours encore : indifférence et préjugés, ainsi que des manifestations d’antisémitisme » 4 Et dans sa lettre du 9 avril 1993 aux Carmélites d’Auschwitz, Jean Paul II écrivait : « La manière dont l’avenir sortira de ce passé le plus douloureux dépend grandement du fait que, au seuil Oswieçim, veillera cet amour qui est plus fort que la mort».
(...)
Dans une audience à des responsables juifs en 1985, le pape exprima cet esprit nouveau que la déclaration Nostra Aetate de Vatican II a créé dans les relations entre juifs et chrétiens : «Où il y avait l’ignorance, d’où des préjugés et des stéréotypes, il y a maintenant une connaissance réciproque croissante, l’estime et le respect. Surtout, il y a entre nous l’amour qui est pour vous et pour nous une injonction fondamentale de nos traditions religieuses et que le Nouveau Testament a reçu de l’Ancien (...) Aussi pouvons-nous effectivement travailler ensemble à promouvoir la dignité de toute personne humaine et à sauvegarder les droits de l’homme, spécialement la liberté religieuse. Nous devons aussi être unis pour combattre toutes les formes de discriminations raciale, éthique ou religieuse, ainsi que la haine, y compris l’antisémitisme. Je suis heureux de souligner le niveau important de coopération auquel nous sommes parvenus en ces divers domaines au cours des 25 ans écoulés, et je souhaite ardemment que ces efforts continuent et s’accroissent»5
Le pape insiste sur la nécessité et la possibilité d’une collaboration entre juifs et chrétiens sur la base de ce que Nostra Aetate décrivait comme «le patrimoine spirituel commun aux chrétiens et aux juifs» et qu’il expliquait ainsi pendant sa visite pastorale au Brésil en 1991 : «Adorant le Dieu un et véritable, nous découvrons en fait notre commune racine spirituelle, la conscience de la fraternité de tous les peuples. Cette conscience est vraiment le lien le plus étroit qui unit les chrétiens et le peuple juif». «C’est finalement sur une telle base que pourra s’établir une étroite collaboration vers laquelle nous pousse notre héritage commun, à savoir le service de l’homme et de ses immenses besoins spirituels et matériels. Par des voies diverses, mais en fin de compte convergentes, nous pourrons parvenir (...) à cette véritable fraternité dans la réconciliation, le respect, et la pleine réalisation du dessein de Dieu dans l’histoire»6. En fait, parlant de ce qu’il appelle «le problème moral, le grand domaine de l’éthique individuelle et sociale», le pape disait à la communauté juive de Rome, le 13 avril 1986 : «Nous sommes tous conscients du degré combien aigu de la crise à ce sujet, à l’époque où nous vivons. Dans une société souvent perdue dans l’agnosticisme et dans l’individualisme, qui souffre des conséquences amères de l’égoïsme et de la violence, juifs et chrétiens sont dépositaires et témoins d’une éthique marquée par les dix commandements, dans l’observance desquels l’homme trouve sa vérité et sa liberté. Encourager une réflexion et une collaboration communes sur ce point constitue un des grands devoirs de l’heure».Et en effet, le 13 janvier (1997), il disait au Corps diplomatique :«Ce qui manque peut-être le plus aujourd’hui aux acteurs de la communauté internationale, ce ne sont ni les Conventions écrites, ni les enceintes où s’exprimer (...). C’est une loi morale et le courage de s’y référer».
Une autre base à l’appel continuel du pape pour une collaboration entre juifs et de chrétiens «en faveur de toute l’humanité où l’image de Dieu brille en tout homme, femme et enfant, spécialement les pauvres et ceux qui sont dans le besoin» 7 est fondée dans sa foi profonde en la «dignité fondamentale et le bien qui habitent tout être humain» 8.
Espérance et promesse
Au matin du 24 juin 1988, Jean Paul II a accueilli les responsables de la communauté juive d’Autriche à la Nonciature apostolique de Vienne. Les réflexions et les sentiments qu’il leur partagea ce matin-là et qu’il exprima plus tard dans la journée durant sa visite au camp de concentration de la 2e guerre mondiale, Mauthausen, sont significatifs. Il parla de son expérience et de celle de l’Eglise : «l’expérience du lien profond et mystérieux - dans la foi et l’amour - avec le peuple juif», affirmant sa conviction «qu’aucun événement de l’histoire, quelque douloureux qu’il soit, ne peut être assez fort pour mettre obstacle à cette réalité qui appartient au plan de Dieu, pour notre salut et notre réconciliation fraternelle». Il parla de foi et d’amour, spécialement «du chemin dans la foi et l’obéissance (du peuple juif) en réponse à l’appel d’amour de Dieu».Il parla aussi d’espérance. «Sur vous, et sur nous aussi, continue de peser le souvenir de la Shoah, (...) mais de ces terribles souffrances peut naître une espérance plus profonde (...). Se souvenir de la Shoah signifie espérer qu’elle n’ait plus jamais lieu et s’engager dans ce but». «Parle, car tu en as le droit, toi l’homme qui as souffert et qui as perdu la vie... Et nous devons écouter ton témoignage 9.
«Ceci est notre engagement » 10 a-t-il promis ; «soyez-en certains : vous ne portez pas tout seuls la peine de ce souvenir ; nous prions et nous veillons avec vous, sous le regard de Dieu, saint et juste, riche de miséricorde et de pardon» 11.
D’un autre côté, le pape nous invite également à «percevoir, à sauver et à raviver le bien qui s’opérait entre nous (...) pendant des siècles» 12. Dans son esprit, cela est une manière de «réparer les torts» 13 et, à une délégation de l’Anti-Defamation League qu’il recevait à Castelgandolfo le 29 septembre 1994, il disait : «L’amitié se dresse contre l’exclusion, et fait se lever les peuples face au danger».
Remi Hoeckman est depuis 1993 secrétaire de la Commission pour les Relations religieuses avec le judaïsme. [Texte traduit de l’anglais par sidic].
1. Centesimus Annus, n̊ 17.
2. Cf. L’Osservatore Romano, n̊ 15, 13 avril 1994.
3. Discours du Pape avant le concert commémoratif de la Shoah, 7 avril 1994.
4. Message au Nonce en Pologne à l’occasion du 50e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie, 6 avril 1993.
5. Discours aux Représentants de l’American Jewish Committee, 16 mars 1990
6. Discours aux représentants des Conférences épiscopales nationales, des délégués de plusieurs dicastères romains et des représentants des Eglises anglicane, orthodoxe et luthérienne à la rencontre organisée par la commission pour les Relations religieuses avec le judaïsme, à l’audience du 6 mars 1982.
7. A une délégation de Jewish Committe, 15 février 1985.
8. Lettre apostolique à l’occasion du 50e anniversaire du début de la Deuxième Guerre mondiale, 27 août 1989 .
9. Méditation à Mauthausen, 24 juin 1988.
10. Discours après le concert commémoratif de la Shoah 7 avril 1994.
11. A la prière de Regina Caeli, 18 avril 1993.
12. Discours à la communauté juive lors de sa visite en Pologne, 9 juin 1991.
13. Ibid