Other articles from this issue | Version in English | Version in French
Une vision chrétienne de la mort
Hubert John Richards
Cet article, traduit de l'anglais et légèrement retouché par l'auteur, est extrait d'un livre de Hi. Richards intitulé: Death and After: What will Really Happen? (éd. Fount 1980). Il est présenté ici avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.
La mort est un sujet que les théologiens hésitent à aborder dans leurs écrits. On pourrait les considérer comme des théologiens ordonnateurs de funérailles... ce qui éveillerait peut-être une crainte respectueuse mais pourrait aussi faire sourire le public. Au cours de l'histoire humaine, sur scène aussi bien que dans les contes, les ieux ou les chants, l'employé des pompes funèbres a toujours été la cible des moqueries. Il n'est pas besoin d'être grand psychologue pour en comprendre la raison: nous nous moquons, entre autres, de ce que nous n'osons pas affronter. Ce que l'employé des pompes funèbres représente (le mourant, la mort, la décomposition) nous est trop pénible à regarder en face; aussi avons-nous recours au rire afin d'écarter l'anxiété et d'exorciser, pour un temps du moins, le fantôme indésirable.
Vers l'inconnu
Si les riches pouvaient, moyennant argent, trouver des pauvres prêts à mourir à leur place, les pauvres gagneraient bien leur vie ». Ce proverbe yiddish, d'une ironie mordante, met bien en relief la crainte universelle devant la mort, même chez ceux qui, par ailleurs, jouissent d'un solide sentiment de sécurité.
Au fond de nous-mêmes, nous avons tous peur de la mort: non pas nécessairement de l'acte même de mourir qui, s'il est dû au simple épuisement de l'organisme, peut être en l'occurence un temps de calme relatif; non, ce qui nous fait peur est plutôt ridée de mourir. la perspective que notre vie sera soudainement interrompue et arrivera à son terme.
Cette peur est tout à fait différente de la résistance naturelle que tous les êtres vivants opposent à la mort, permettant que la vie, contre toute attente, continue. Le plus inexpérimenté des jardiniers a fait l'expérience, dans sa lutte contre les mauvaises herbes, de cette extraordinaire force de la vie. Mais notre effroi devant la mort se situe à un niveau tout différent: il ressemble plutôt à la peur que ressentent les enfants devant l'obscurité et l'inconnu. En grandissant, certains d'entre eux apprennent mieux que d'autres à maîtriser leurs craintes; le sentiment de sécurité, en nous, dépend totalement de notre environnement et de l'éducation reçue. Cependant nul d'entre nous ne peut se débarrasser complètement de l'appréhension instinctive qu'il ressent devant l'inconnu, et surtout devant cette réalité absolument inconnue qu'est la mort. Tout être humain, devant son cercueil, a un peu la même impression que le motocycliste arrivant aux feux d'un carrefour: « Ne vous engagez pas sur cette voie si vous ne voyez pas la route libre devant vous!» Mais il ne peut s'en rendre compte clairement... il n'arrive pas à voir si loin, et il s'engage sur la voie avec quelque appréhension.
Certains refusent de reconnaître cette peur, ce qui montre combien elle est en réalité profonde: elle est si profonde, si menaçante, qu'on ne lui permet pas de faire surface. La reconnaître, ce serait en être submergé; aussi affirment-ils qu'ils sont résignés à cette mort inévitable, et même qu'ils l'acceptent avec sérénité. Certains d'entre eux retournent la situation et disent qu'ils aspirent à mourir; que la vie qu'ils ont eue ne vaut pas d'être vécue et qu'ils seraient heureux de l'échanger, même sans contre-partie aucune. Mais, fait révélateur, ce désir de mourir est encore considéré d'après la loi comme le signe d'un cerveau dérangé. Le traitement qu'on subit en de tels cas rend la vie encore plus absurde, et donc effrayante, que la mort elle-même.
Certains autres, tout en reconnaissant honnêtement leur peur de la mort, en ressentent de la honte. Pour eux, peur est synonyme de lâcheté, et ils estiment qu'ils doivent, dans l'intérêt des autres du moins, dissimuler la panique qui les saisit quand ils y pensent; et, ce qui est plus grave, il leur semble que cette appréhension n'est pas chrétienne; la reconnaître ouvertement serait renier ce que, pensent-ils, la foi exige d'eux: accepter patiemment la mort ou, du moins, faire bonne contenance devant elle. Un nombre incalculable de sermons leur ont inculqué cette conviction et les auteurs de cantiques ont rivalisé entre eux pour la mettre en musique:
« Bannissons la tristesse et la crainte!
Nous recouvrerons d'ici peu notre demeure ». (Charles Wesley)
« Mais les timides mortels se dérobent, Répugnant à traverser cette mer étroite, Ils s'attardent sur le rivage en frissonnant, Craignant de prendre le large.»
(Isaac Watts)
Citons encore:
« eue me fait la douleur? Dieu m'a dit: Communie.
La mort mème n'a rien que ma foi ne défie:
En Jésus j'ai l'amour, l'allégresse et la vie!»
(O Pain des anges. str. 4)1
Le langage employé là est en telle contradiction avec ce qu'une personne ressent normalement face à la mort que l'on pourrait à bon droit douter que les auteurs de tels cantiques se soient jamais trouvés en présence d'une mort réelle, et encore moins de celle de Jésus de Nazareth, le fondateur du christianisme. Après tout, les témoignages néotestamentaires ne nous le présentent pas comme affrontant son agonie dans la sérénité: ils parlent de son corps couvert d'une sueur semblable à du sang. Voici comment il est présenté dans l'une des pages les plus émouvantes du Nouveau Testament:
« Compatissant à nos faiblesses,
ayant été éprouvé en tout, d'une manière semblable à nous...
il peut compatir avec les ignorants et les égarés
puisqu'il est lui-même enveloppé de faiblesse... lui qui, aux jours de sa chair,
a offert implorations et supplications, avec un grand cri et des larmes,
à celui qui pouvait le sauver de la mort.» (He 4,15-5,7)
Marc et Matthieu le présentent même rendant le dernier soupir dans un tel cri de détresse que Luc, s'adressant à un public dont la foi était plus fragile, éprouvera le besoin de l'adoucir pour ne pas choquer: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?» (Mc 15,34), Wesley et Watts auraient-ils traité Jésus aussi de « timide mortel » et l'auraient-ils encouragé de leurs plaisanteries? Si Jésus est allé vers la mort avec angoisse et crainte, pourquoi serait-ce facile pour ses disciples? Et pourquoi auraient-ils honte si la perspective de rencontrer cette grande inconnue leur donne à eux aussi des sueurs?
Caractère définitif de la mort
Pour tenter de conjurer la peur avouée ou secrdte que nous avons de la mort, on prétend parfois qu'elle n'existe pas réellement. Ce qui se produit, au terme de la vie, n'est pas vraiment une fin, c'est le début d'autre chose. Le mourant ne meurt pas vraiment, il s'endort pour un temps et se réveillera par la suite. La décomposition de son corps n'est qu'un mal temporaire. La douleur ou l'angoisse qui étreint les assistants est incongrue; ils devraient envier le sort du défunt qui vient d'échapper à cette vallée de larmes et qui va jouir d'une vie meilleure, qui vient de passer de la prison à la liberté, de la terre d'exil à la véritable patrie.
Ce thème est bien souvent repris dans nos cantiques chrétiens:
«0 corps fragile, quelles seront ta gloire et ta splendeur,
lorsque, revêtu d'une telle beauté,
plein de santé, libre et fort, en pleine vigueur, tu jouiras d'un bonheur éternel!»
(Thomas a Kempis)
« Ne disons pas qu'ils sont morts,
ceux qui nous ont quittés,
libérés enfin du monde de la chair...
Père, à ta bienveillante protection
nous confions maintenant ton serviteur endormi. »
(John Ellerton)
« Réjouis-toi si ton frère s'en est allé,
c'est un vide pour nous, un gain infini pour lui;
voilà une âme libérée de sa prison
et délivrée de ses entraves corporelles.» (Charles Wesley)
Citons encore quelques anciens cantiques français où les même thèmes sont repris:
« Souris-nous à l'heure dernière;
Le mourant tranquille s'endort
Quand tu lui fermes la paupière.»'
(Joseph, entends l'Enlise entière. str. 3)
« Alleluia, suivons-le dans la peine.
Dans les épreuves et les sueurs aujourd'hui, Entrons sans peur dans la mort incertaine, Nous en sortirons avec lui. Alleluia!'
(Alleluia, chantons dans l'allégresse, str. 8)
« L'espoir d'une gloire immortelle,
D'un bonheur qui ne finit plus,
Fait paraître la mort cruelle
Bienfaisante et douce aux élus.»'
(Heureux qui dès son enfance, str. 4)
Bref, point n'est besoin de craindre la mort, car nous ne mourrons pas vraiment, nous ne connaîtrons pas de fin. Cependant la vérité est toute autre, et il est malhonnête de la farder, même si nous nous imaginons qu'il est chrétien de le faire. La vie humaine connaît un terme et. quelle que soit la douleur que nous éprouvions à cette idée, nous nous faisons psychologiquement du mal si nous essayons de camoufler la réalité sous des termes tels que « sommeil», « délivrance » ou « passage ». La mort a un caractère définitif et tragique que nous devons prendre au sérieux; si non, c'est que nous ne parlons pas vraiment de la mort. Le chrétien peut désirer ajouter l'un ou l'autre commentaire de son crû, mais si ses considérations ne sont pas d'abord fondées sur la réalité, il construit sur le mensonge.
Mort à venir et mort passée
Les images de Paul
A la lumière des remarques plutôt négatives que nous venons de faire sur la mort, qu'est-ce qu'un chrétien pourrait dire de plus constructif?
Nous pouvons nous référer avec profit à l'un des nombreux commentaires de Paul sur ce sujet, le texte de Cor. 5,1-14, dans lequel l'apôtre reconnaît ouvertement qu'il est partagé dans ses sentiments: d'un côté il éprouve comme tout homme la peur de la mort, et il en est ému au point de s'embrouiller dans ses métaphores. Il parle d'un « corps céleste » que Dieu a préparé pour lui et qu'il oppose au « corps terrestre » auquel il est fort attaché. Dans sa confusion, il ne sait plus s'il va comparer ce corps à une tente que l'on plante, à une maison que l'on construit ou à des vêtements qu'on va revêtir. Ce qui est sûr, c'est que l'idée ne lui sourit guère que son corps terrestre lui soit arraché (ou « détruit », ou « enlevé »). Il préférerait de beaucoup. si c'était possible. revêtir le corps céleste par-dessus sa tente (sa « demeure », ou son « vêtement ») terrestre, étant encore en vie, et échappant ainsi à la terrible perspective de mourir. Voici ses paroles:
« Nous savons que si cette tente, notre demeure terrestre, vient à être détruite, nous avons une maison qui est l'oeuvre de Dieu, une demeure éternelle qui n'est pas faite de main d'homme, et qui est dans les cieux. Ainsi gémissons-nous dans cet état, ardemment désireux de revêtir par-dessus l'autre notre habitation céleste, si toutefois nous devons être trouvés vêtus et non pas nus. Oui, nous qui sommes dans cette tente, nous gémissons accablés; nous ne voulons pas en effet nous dévêtir, mais revêtir par-dessus l'autre ce second vêtement, afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie ».
Même chez Paul, une telle confusion dans les métaphores est significative.
Cependant, dans la phrase qui suit, il change totalement de ton: — C'est que, en un sens, notre vie sur terre nous retient loin de Dieu. Nous trouvons là le sens de l'incommensurable distance qui existe entre Lui et nous et de notre impuissance à franchir l'abîme qui nous sépare de Lui, Si la mort doit définitivement et sûrement nous mettre en présence de Dieu, quelle que soit la part d'inconnu qui subsiste dans cette rencontre à découvert, nous ne pouvons en un sens que l'accueillir avec joie. La séparation qui fait que nos vies ne peuvent être totalement accomplies n'existera plus. Et Paul continue ainsi (5,6-8):
« Toujours plein d'assurance, et sachant bien que demeurer dans ce corps, c'est vivre en exil loin du Seigneur, car nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision... Nous sommes donc pleins d'assurance et préférons quitter ce corps pour aller demeurer auprès du Seigneur.»
La mort de Jésus pour le chrétien
Ces dernières affirmations de Paul, plus optimistes, se fondent sur une conception spécifiquement chrétienne de la mort de Jésus. Pour lui aussi, en effet, cette mort avait paru comme l'ultime séparation de ce qui avait été l'essence de toute sa vie; et ce ne fut qu'après une réflexions plus profonde que les disciples lurent cet événement sous un jour nouveau, comme le moment de son union la plus étroite avec Dieu. Non, ce dernier ne l'avait pas abandonné, comme lui-même l'avait craint: Dieu l'avait reconnu comme le miroir le plus pur de son amour et de sa miséricorde.
En Jésus, image parfaite de Dieu, les disciples ont vu aussi la parfaite image de l'humanité. Il était l'homme tel qu'il doit être selon le plan divin; plus qu'un simple individu, il était le modèle même de l'homme, les prémices d'une nouvelle humanité. En ce sens, la mort de Jésus représente bien plus que celle d'un homme de bien. Elle affecte l'humanité entière, puisque c'est pour elle que Jésus l'a soufferte: non pas qu'il soit mort à la place des autres pour les dispenser de cette obligation pénible; au contraire, sa mort incluait en quelque sorte celle de tous les autres. S'il est mort, ces derniers aussi le sont d'une certaine manière, et ils sont entrés dans un nouvel ordre des choses. Ils ne doivent plus vivre dorénavant selon leurs catégories anciennes, car eues ont passé, elles aussi. Ils sont entrés dans un monde nouveau qui leur a été ouvert « hic et nunc» par la mort de Jésus. Paul exprime brièvement ces notions complexes dans la suite du même texte (5,14-17):
« L'amour du Christ nous presse à la pensée que, si un seul est mort pour tous, alors tous sont morts. Et il est mort pour tous afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes... Aussi ne connaissons-nous plus désormais personne selon la chair... Si quelqu'un est dans le Christ, c'est une création nouvelle; l'être ancien a disparu, un être nouveau est là ».
Le chrétien adhère explicitement à cette nouvelle vision du monde au moment de son baptême; car, selon le symbolisme du rite, il est comme entré dans le tombeau de Jésus pour signifier qu'il considère cette mort comme sienne. Paul explique plus clairement sa pensée dans une autre de ses Lettres (Rn 6,3-11):
«Baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que nous avons été baptisés. Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort... Nous sommes devenus un même être avec le Christ par une mort semblable à la sienne. Notre vieil homme a été crucifié avec Si nous sommes morts avec le Christ... regardez-vous comme morts au péché ».
O mort, où donc est ta victoire?
Si telle est la perspective de Paul, il n'est pas étonnant qu'il considère sa propre mort comme un événement qui appartient en quelque manière déjà au passé; il a déjà traversé cette mort qui l'attend d'ici cinq, dix ou vingt ans. La tombe ne se présente pas devant lui comme une réalité menaçante: en un sens, elle est déjà derrière lui. Sa mort ne se situe pas dans le futur; elle est dans le passé et dans le présent, car il essaie chaque jour de vivre ce que signifie son baptême, comme une réalité toujours actuel/e. Il affirme en 2 Col. 4,10: « Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus».
La perspective de mourir continue, bien sûr, à l'effrayer; mais puisque cette mort ne viendra que corroborer une réalité avec laquelle il a déjà composé, dont il a eu l'expérience en maintes occasions de sa vie, elle ne provoque plus en lui la même épouvante: « Où est-elle, d mort, ta victoire? Où est-il, ô mort, ton aiguillon?» (1 Co 15,55). Et même, loin d'être une perte, cette mort qui l'attend ne peut être qu'un gain: « Pour moi, certes, la vie c'est le Christ, et mourir représente un gain ». (Ph 1,21).
Ainsi Paul, après avoir reconnu sa peur, très humaine, de mourir, affirme que comme chrétien il doit aller plus loin. A la lumière de la mort de Jésus, il sait que déjà il est libéré de cette peur. La mort devient pour lui le passage qui conduit à la résurrection.
On pourrait penser que tout cela contredit ce que je disais au début de cet article. En parlant de résurrection, Paul ne fait-il pas justement comme les compositeurs de cantiques que j'ai critiqués, qui tentent de camoufler la dure réalité de la mort et prétendent qu'elle n'existe pas réellement?
Non, car pour Paul la mort demeure ce qu'elle est: un événement définitif et conclusif; et si elle ne l'était pas, il ne pourrait parler de résurrection. Celte dernière, en effet, quelle que soit sa signification. n'est pas un retour à la vie après une brève interruption. Elle est une nouvelle création, « ex nihilo », qui jaillit du néant de la mort. Pour Paul, la mort demeure une nuit impénétrable; mais la nuit est remplie par la présence créatrice de Dieu.
• Professeur d'Ecriture Sainte de 1949 à 1965, Directeur d'un Institut catéchétique à Londres de 1965 à 1972, H.J. Richards est actuellement professeur de Sciences religieuses à l'Université de East Anglia. Il est aussi l'auteur de plusieurs livres et il a composé des recueils de cantiques évangéliques.
1. La strophe de ce cantique a été ajoutée par l'éditeur. Elle est extraite du Missel des Patronages et Catéchismes édité par don G. Lefèbvre en 1931.
2. La strophe de ce cantique a été ajoutée par l'éditeur. Eue est extraite du livre de chants liturgiques: Lauda Sion Salvatorem édité à Tunis en 1944.