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Présentation
Les Editeurs
« Cette croix me fait frémir », déclare la jeune femme rencontrée à New York par Edward Flannery (cf. p. S). Comment la croix, qui est pour les chrétiens le signe même de la rédemption et de l'amour, a-t-elle pu devenir dans la conscience, dans la mémoire des juifs, un objet d'horreur et une menace? Nous touchons là à un point essentiel pour le dialogue entre juifs et chrétiens, un point très sensible aussi, et si nous osons l'aborder dans cette revue, c'est pour essayer d'aller au-delà des idées reçues, au-delà de notre sensibilité ou de nos peurs pour essayer de mieux nous comprendre, de nous interroger.
Nous interroger en tant que chrétiens d'abord, car la réaction si vive de cette femme juive, de tant de juifs, est une mise en question. Ne sommes-nous pas trop habitués au signe même de la croix, au point d'oublier l'aspect atroce de cet instrument de supplice romain et d'une mort qui fut une véritable mort - et que nous aurions tendance à « absorber trop vite dans la résurrection »? Sommes-nous aussi conscients de la longue et triste histoire des communautés juives en certains pays de chrétienté, dont Michael Hilton relève ici les moments les plus cruciaux (p. 2-4)? Sommes-nous assez lucides sur les conséquences d'une théologie négative à l'égard du peuple de la première Alliance, et sur le poids dont ont pesé certaines accusations injustes comme celle du « déicide », favorisant les mécanismes sociologiques qui sont ceux de l'antisémitisme (cf. art. de R. Fabris p. 20)?
Des événements comme ceux de la Shoa, ou même la dispute récente au sujet du carmel et de la croix à Auschwitz, devraient appeler les chrétiens, les catholiques surtout, à approfondir et à rectifier même leur théologie de la rédemption, et à réfléchir sur la signification de la croix en tant que signe de leur identité, réflexion pour laquelle les articles de F. Flannery (p. 3-12) et de J. Dujardin (p. 13-17) peuvent être d'une grande aide.
Si, comme le suggère J. Dujardin en évoquant les trois premiers siècles de l'Eglise, les chrétiens parlaient davantage alors le « langage de la croix » dans leur propre vie, si ce signe, humblement posé, devenait celui de la réconciliation des hommes entre eux, et avec Dieu, on pourrait imaginer que le juif cesse d'y voir une menace pour son identité, et qu'il puisse même y découvrir des réalités proches de son expérience propre, en tant qu'individu et en tant que peuple: celle de la souffrance du juste vécue dans l'obéissance et dans l'amour, celle du silence et de l'impuissance apparente de Dieu, celle de la vie par-delà la mort... Cette expérience spirituelle commune (qui est déjà celle d'Abraham au Mont Moriah et celle du Serviteur souffrant), elle est exprimée de nos jours par des juifs comme Marc Chagall, dans certaines de ses peintures (cf. p. 18), par le philosophe Hans Jonas, dans sa réflexion sur « l'impuissance » divine à Auschwitz (cf. p. 25) ou par Elie Wiesel dans bon nombre de ses récits, et par bien d'autres.
En approfondissant nos traditions religieuses, nous ne pouvons pas ne pas découvrir les valeurs d'un patrimoine commun... et nous en réjouir; mais les différences demeurent et certaines, comme la croix, ne peuvent pas ne pas nous diviser, car elles touchent au coeur même de nos identités. Ce qui importe, c'est de le reconnaître, sans peur, car le dialogue ne peut s'établir en vérité entre nous que dans le respect mutuel de nos identités, toujours davantage reconnues.