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Le Dieu souffrant selon le philosophe juif Hans Jonas
Carmine Di Sante
Le drame indescriptible des six millions de juifs disparus dans les camps de la mort s'est consommé derrière un mur de silence d'une épaisseur impressionnante: silence de tous ceux qui, dans une Europe façonnée par la raison et par le message chrétien, auraient dû parler et ne l'ont pas fait, mais aussi — et avant tout — de Dieu qui, selon les critères de l'omnipotence telle qu'elle est définie par l'Occident chrétien, aurait dû intervenir et ne l'a pas fait. Où Dieu était-il quand les yeux de milliers et de milliers de personnes — enfants, femmes, vieillards, malades... — dans un silence et une impuissance désarmantes, ont appelé et attendu en vain le miracle d'une main solidaire?
A cette question — qui met en cause, et ne peut pas ne pas le faire, la conception que la théologie chrétienne s'est faite de Dieu et de sa toute-puissance — nous trouvons une réponse courageuse et neuve dans le livre de Hans Jonas: Der Gottesbegriff nach Auschwitz. Eine judische Stimme (trad. ital., éd. Il Melangolo 1989).
Ce philosophe est un disciple de Husserl, Heidegger et Bultmann, un des meilleurs connaisseurs de la pensée gnostique et l'auteur, entre autres, de l'important ouvrage: Das Prinzip Verarawortung (trad. ital., éd. Einaudi 1990; trad. franç., éd. du Cerf 1990).
Ce petit volume, qui comporte une belle introduction de C. Angelino et le texte d'une conférence donnée par l'auteur en souvenir du rabbin Leopold Lucas mort au camp de Theresienstadt, présente, à la lumière de ce qui s'est passé à Auschwitz, une image de Dieu qui, « de par un choix insondable », se remettant à la liberté humaine, s'expose lui-même « au hasard, au risque et à la multiplicité infinie du devenir ». Pour Jonas, cette remise de Dieu à la liberté humaine
— une liberté capable de le nier — rend l'homme suprêmement responsable, avec cette liberté ultime et impossible décliner qui fait de lui la source même du bien et du mal, ce qui coïncide avec l'abdication de Sa toute puissance, abdication qui, loin d'être un geste d'impuissance, est le geste de l'amour extrême et inimaginable par lequel ll « se retire en arrière » pour faire exister l'autre, nous ouvrant une perspective de sens où la grandeur de l'homme ne consiste pas dans l'élévation de sa puissance en omnipotence, mais dans l'abdication de toute forme de puissance, à l'exemple même de Dieu.
C'est à partir de telles prémisses, aussi profondément bibliques que philosophiques, que Jonas, face au malum mundi
— dont Auschwitz a été et est l'explosion primordiale et inimaginable, et qui accompagne depuis toujours l'histoire des individus et des collectivités humaines—introduit le concept d'un « Dieu souffrant », affirmation qui, loin d'être rhétorique ou simplement consolatrice, interprète le divin en termes de cette bonté inconditionnelle, qui est l'horizon où le mal est vaincu par une « puissance » autre que celle de la « puissance »: la puissance de l'amour qui, selon Buber, consiste à porter la souffrance de l'autre.
Même si l'auteur précise que le Dieu souffrant dont il parle n'est pas le Dieu crucifié des chrétiens, il demeure indéniable que les deux langages ont un point de contact essentiel: la parole ultime et fondatrice du sens n'est pas la puissance de la force qui s'affirme et triomphe par principe et par nécessité — l'omnipotence — mais la puissance de la bonté
— impuissance de la force mais omnipotence de l'amour — qui, comme l'enseigue avec insistance Levinas, est « folie » et en même temps trace, — la seule! — du divin.