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Bernhard Lichtenberg "Si vous croyez, vous devez résister"
Rosemarie Wesolowski
Bernhard Lichtenberg, prêtre allemand, a été béatifié le 23 juin 1996 à Berlin au cours d'une célébration et d'une Messe réunissant environ 130.000 personnes. On a rappelé à cette occasion le courage de cet homme qui, pendant la période du 3e Reich, faisait chaque soir à la cathédrale Ste Hedwige une prière publique pour "les chrétiens non-aryens, pour les juifs et tous les pauvres prisonniers des camps de concentration". Pendant presque trois ans, il pria ainsi en public jusqu'au moment où il fut dénoncé, arrêté et finalement emprisonné pendant deux ans.
A ce sujet, bien des questions continuent à se poser: cet homme a manifesté son courage dans un moment bien sombre, mais cette attitude même fait que nous nous demandons: "Qu'en fut-il des autres?" Nous pensons à ceux qui restèrent silencieux, qui choisirent la voie de l'adaptation, de l'arrangement. Lichtenberg n'était pas seul, il était dans une certaine mesure protégé par ses supérieurs et par son évêque, par le Pape même. Mais pourquoi y eut-il si peu de Lichtenberg? Pourquoi a-t-on prié seulement à la cathédrale Ste Hedwige pour toutes les personnes persécutées, et non pas dans toutes les églises, cathédrales et chapelles de l'Allemagne? Pourquoi les évêques et les prêtres n'ont-ils pas crié d'une seule voix lorsque le peuple, qui fut celui de Jésus de Nazareth, était conduit à la torture et aux chambres à gaz? Pourquoi Lichtenberg est-il devenu l'homme qui a mis au défi la puissance nazie?
Lichtenberg avait été marqué, dans son enfance et sa jeunesse, par deux expériences importantes: une vie de famille imprégnée d'un catholicisme fervent (que les parents transmirent à celui-ci et à ses trois frères) et la situation de diaspora qui était celle de la communauté catholique en Silésie. Il était né en 1875 à Ohlau et son père, qui tenait un petite épicerie, avait directement souffert des conséquences du "KulturKampf" de Bismarck. La population prussienne boycottait sa boutique: "On" ne devait pas acheter chez les catholiques! Ainsi, très tôt, Bernhard apprit-il ce que cela signifie que de faire partie d'une minorité, ce qu'est la solidarité, et aussi qu'il faut lutter pour ses croyances et ses convictions; il fit l'expérience de la résistance à la mauvaise foi et à l'injustice.
Ses années scolaires n'eurent rien d'extraordinaire sinon qu'il était réputé pour son don de rhétorique et pour son caractère en général. Très tôt, il désira se faire prêtre. Il fit ses études de 1895 à 1898 à Innsbruck, puis à Breslau où il fut ordonné prêtre en 1899. Il passa sa première année comme prêtre à Neisse, ville appelée la "Rome de Silésie", où il découvrit des traditions et des structures anciennes; mais une année plus tard, son évêque l'envoyait déjà à Friedrichsberg-Lichtenberg, quartier périphérique de Berlin.
Le contraste n'aurait pas pu être plus grand: Neisse était une petite ville calme, Berlin était une ville pleine de vie, "bouillante" au point de vue social et politique, la plus grande ville industrielle du continent à cette époque. La capitale avait passé, depuis la fondation du Reich en 1871, de 800.000 à plus de deux millions d'habitants. Le petit village où Lichtenberg avait commencé sa vie sacerdotale avait passé de 3.000 à 43.000 habitants! Lichtenberg fit là ses premières expériences pastorales, de nouveau en situation de diaspora, luttant pour les écoles et pour d'autres causes sociales concernant les catholiques dans ses différentes paroisses. Il était aussi de plus en plus engagé dans la politique locale, défendant les intérêts de l'Eglise contre le parti libéral et d'autres, et décidant d'entrer dans le "Zentrumspartei", un parti d'orientation conservatrice et nationale.
En 1913, il devint curé de l'église du Coeur de Jésus à Charlottenburg, qui se trouvait encore alors en dehors de Berlin, tandis qu'aujourd'hui elle se trouve en plein centre. Charlottenburg comptait 350.000 habitants, dont 36.000 catholiques, des milliers d'étrangers et surtout beaucoup de Polonais... et la petite chapelle du lieu n'avait que 400 places! Il rendit alors possible ce qui paraissait impossible en fondant cinq autres chapelles, arrivant à convaincre diverses communautés religieuses de venir s'installer à Berlin. Pendant cette période, il fut de plus en plus engagé dans les activités politiques au Conseil municipal, et cela n'était pas inhabituel car les prêtres étaient considérés comme des forces indépendantes et bien insérées. Ses intérêts étaient surtout l'école et la politique sociale, mais aussi le mouvement pour la paix. Avec le dominicain Fr. Franziskus Stratmann, il était activement engagé dans le "Friedensbund deutscher Katholiken" (l'alliance de paix des catholiques allemands) contre le militarisme, l'apologie de la guerre en tant que "dernière aventure de l'homme". Cette attitude le conduisit presque "naturellement" à s'opposer au parti nazi qui était représenté, au Conseil municipal de cette même ville, par Joseph Goebbels, le futur Ministre de la propagande sous la 3e Reich. Ces luttes attinrent leur point critique lorsque le Friedensbund voulut faire passer le film de Remarque: "Im Westen nichts Neues" (A l'ouest, rien de nouveau), film antibelliciste sur la première guerre mondiale. La conséquence fut une énorme campagne contre Lichtenberg dans les mass-media, spécialement dans les plus importants journaux nazis.
En 1933, le Zentrumpartei fut dissous, tous les anciens membres furent interrogés par la Gestapo, leurs maisons furent perquisitionnées. Entre 1933 et 1941, Lichtenberg fut interrogé au moins sept fois par la Gestapo. Mais les principales activités de cet homme n'étaient pas politiques; il était prêtre avant tout, et sa vie personnelle était marquée par la prière personnelle et communautaire.
Rien ne laisse supposer que Lichtenberg ait eu une relation spéciale avec le peuple juif. Il voyait en tout être humain, et particulièrement lorsqu'il était persécuté, un être créé par Dieu qui avait besoin de son aide et de son intercession. Et sa réponse à un tel besoin, c'était cette "prière publique" qui le rendit fameux dans tout Berlin et qui fut par la suite à l'origine des plus graves accusations portées contre lui. Chaque soir, il priait dans l'église avec sa communauté, et il incluait toujours dans cette prière ceux qui étaient persécutés ou qui vivaient dans des circonstances très difficiles: il priait pour le peuple russe au moment de la Révolution, pour le peuple du Mexique et d'Espagne. Et au moment où les synagogues brûlaient, où les magasins juifs étaient mis à sac et où les premiers juifs étaient déportés, torturés et mis à mort, il priait ainsi: "Prions aussi pour les chrétiens non-aryens et pour les juifs. Nous savons ce qui est arrivé hier, nous ne savons pas ce qui arrivera demain; mais ce qui est arrivé aujourd'hui, nous l'avons vu de nos propres yeux: A l'extérieur, le temple brûle... et il est, lui aussi, une maison de Dieu". Lorsque les premiers soldats furent blessés et moururent, il pria pour tous les soldats "des deux côtés", pour les victimes de tous les bombardements, pour les prisonniers dans les camps de concentration. Et c'était pour lui la chose la plus naturelle du monde.
Lichtenberg priait, mais il était aussi un homme très pratique. Le 31 mars 1931, il envoya une lettre au président de la Conférence épiscopale d'Allemagne, le cardinal Bertram, pour qu'il intervienne contre le boycott des magasins juifs... mais sans succès. Le 18 juillet 1936, il porta personnellement une lettre de protestation au bureau du Ministre-Président Goering, la seconde personnalité du Reich, protestant contre les violations des droits humains, spécialement dans le camp de concentration de Esterwegen: il y parlait de l'assassinat du syndicaliste Hiesemann, du communiste Röhr, de Loewy, le peintre juif fusillé, et du traitement des prisonniers juifs. A ce moment-là déjà, la Gestapo proposa d'arrêter Lichtenberg et de l'envoyer à Esterwegen pour qu'il puisse se convaincre lui-même de "l'ordre et la propreté du camp". Lorsque la discrimination et la persécution des juifs furent plus violentes, il devint nécessaire que l'aide soit organisée. Divers groupes et organisations furent fondés tels que "Caritas-Notwerk", "Hilfsausschuss für Katholische Nicht-Arier" (Comité d'aide aux catholiques non-aryens) et finalement "Hilfswerk beim Bischöflichen Ordinariat in Berlin" (Oeuvre de secours de l'Ordinaire épiscopal de Berlin) qui était sous la directe responsabilité de Lichtenberg. En octobre 1941, un feuillet anonyme fut distribué à Berlin, avec l'étoile jaune et un texte de campagne horrible contre les juifs. Lichtenberg voulut réagir et lire à la Messe du dimanche l'avertissement suivant:
"Un feuillet de campagne anonyme contre les juifs est distribué dans les maisons, à Berlin, où il est dit que tout Allemand aidant ou supportant des juifs par fausse sentimentalité commet une trahison contre le peuple allemand. Ne vous laissez pas troubler par ces pensées non-chrétiennes, mais agissez selon le commandement de Jésus: Tu aimeras ton prochain comme toi-même!"
Ce texte ne put pas être lu car Lichtenberg avait été arrêté deux jours auparavant, mais il eut une signification importante pendant le jugement qui suivit.
Le 29 août deux étudiants, ayant entendu la prière du soir qu'il faisait pour toutes les personnes persécutées, le dénoncèrent. On ne voit pas clairement pourquoi la Gestapo a ensuite attendu presque huit semaines avant de l'arrêter. Ils perquisitionnèrent de nouveau à son appartement et trouvèrent un livre d'Hitler: "Mein Kampf", avec des remarques critiques dans les marges, et aussi le texte cité plus haut, préparé pour le dimanche suivant. Il n'eut plus aucune illusion quant à son avenir. Il était trop bien connu de la Gestapo depuis ses anciennes activités à Charlottenburg; mais il n'avait aucune peur face aux autorités. Quand il fut interrogé sur ses notes marginales, il répondit. "Je reconnais Adolphe Hitler comme le chef du Reich, c'est pourquoi je prie spécialement pour lui chaque matin; mais si vous dites que mes notes marginales sont une critique évidente de sa personne et des situations dont il est responsable, je dois déclarer ce que voici: Les actions d'une personnes sont les conséquences de ses idées. Si les idées sont mauvaises, les actions ne peuvent être justes, et au cours de cet interrogatoire, je me suis déjà permis de signaler quelques-unes des idées fausses d'Adolphe Hitler: de ce fait, les actions qui en résultent ne peuvent être justes". Interrogé ensuite sur sa relation avec le "Führer", il répondit. "Je n'ai qu'un seul Führer (Chef), Jésus Christ".
Lichtenberg fut donc accusé de "troubler la paix publique" et de "trahison" et il fut condamné à deux ans de prison qu'il passa à Tegel. Ce fut pour lui un moment très dur, physiquement aussi. Quelques années auparavant, il avait eu déjà des problèmes de reins et de coeur, et ceux-ci ne firent que s'aggraver, la malnutrition y étant pour beaucoup. Il essaya de vivre ces années dans un esprit monastique, comme une sorte de noviciat, mais il vécut aussi des moments d'angoisse, de désespoir et de frayeur intense. Ce qui le maintenait en vie, c'était l'espoir d'être relâché au bout de deux ans. Tous ses amis et les membres de sa famille essayaient de l'encourager, mais ils n'avaient guère de possibilités d'alléger son sort. Le jour où finalement il fut relâché, la Gestapo l'arrêta devant la prison pour l'envoyer au camp de concentration de Dachau, car on le jugeait "obstiné, incorrigible et dangereux pour le public". Il mourut alors qu'il était en route pour Dachau, à Hof, à l'âge de 68 ans. Ses funérailles à Berlin furent l'une des dernières manifestations des catholiques contre le nazisme. Des milliers de personnes y participèrent en dépit des difficultés et de la surveillance de la Gestapo.
En pensant à sa vie, à toutes les activités politiques et sociales qu'il a exercées, nous oublions souvent un facteur important: Lichtenberg a été arrêté à cause de sa prière. Ses activités étaient déjà connues depuis longtemps, la Gestapo le surveillait, toutes les lettres qu'il avait écrites furent utilisées contre lui, mais s'il fut dénoncé, arrêté et finalement condamné, c'est à cause de sa prière publique à la cathédrale. Prier, c'est reconnaître un Dieu tout-puissant qui est au-dessus des dictateurs et des tyrans, et ceux qui prient sont considérés par ceux-ci comme un danger mortel. Comme toute vraie prière, celle-ci n'avait rien à voir avec une "conversation pieuse": la prière de Lichtenberg était une confession de ce Dieu qu'il reconnaissait présent de nos jours et qui constituait l'essentiel de sa vie. Elle témoignait de sa foi, mais aussi de la promesse faite à tous que Dieu a été et qu'il est encore avec ceux qui souffrent et sont persécutés, quelle que soit leur religion, leur race ou leur culture.
Bibliographie:
MANN H.G.: Prozeß Bernhard Lichtenberg. Ein Leben in Dokumenten, Berlin 1977.
ERB Alfons: Bernhard Lichtenberg. Dompropst von St Hedwig zu Berlin, Berlin 1946.
OGIERMANN Otto:Bis zum letzten Atemzug. Das Leben und aufbegehren des Priesters Bernhard Lichtenberg, Leipzig 1983.
FELDMANN Christian: Wer glaubt, muß widerstehen. Bernhard Lichtenberg - Karl Leisner, Herder Verlag 1996.