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L'année sante et l'année jubilaire juive
Rabbi Marc Tanenbaum
L'année sainte 1975, proclamée par le pape Paul VI et proposée comme une année de renouveau et de réconciliation aux catholiques croyants, a souvent été décrite comme le Jubilaeus Christianorum, l'année jubilaire chrétienne. Ceci, en référence à l'année du Jubilé qui a ses origines dans le judaïsme biblique; et, par conséquent, certaines notions sur la pratique et la signification de l'année jubilaire, sur son développement et son expérimentation au cours de quelque trois mille ans d'histoire juive, peuvent être utiles.
Le mot « jubilé » vient du terme hébreu yobel qui signifie « jubilation » et « exultation ». Il renvoie au son du Shofar — la corne de bélier — du jour de l'Expiation qui annonce et inaugure l'année du Jubilé. (Josué 6, 4 parle de Shofrot-ha-yoblim, des trompettes de corne dé belier). Yom Kippour, jour de l'Expiation, et le Jubilé présentaient de nombreux points communs. La principale visée des deux fêtes était « une nouvelle naissance ». Le jour de l'Expiation apportait la possibilité d'une libération de la personne de l'esclavage du péché et la rendait capable de commencer une nouvelle vie, aussi bien à l'égard de Dieu qu'à l'égard du prochain.
(L'expiation est comprise par les rabbins comme une condition préalable à la ré-uni-fication: atone-ment). Le Jubilé a pour but l'émancipation de l'individu des entraves de la pauvreté, et l'élimination des différentes inégalités économiques dans la communauté juive en accord avec les exigences de la justice sociale. Et puisque Yom Kippour comportait la préparation des coeurs de tous les membres de la communauté à l'autodiscipline et aux sacrifices requis par une telle mise au point, la tradition juive estimait que ce jour était le plus propice pour l'inauguration de cette année de remise en ordre communautaire et interpersonnelle, en particulier dans le domaine social et économique.
L'importance donnée à la loi sur le Jubilé était telle que, comme le Décalogue, elle était inscrite dans la législation inspirée de Dieu et révélée au mont Sinaï (Lévitique 25, 1).
Il ne saurait y avoir de plus émouvant appel à la conscience pour l'inauguration du Jubilé que le son du Shofar qui a annoncé la révélation des dix commandements. La section prophétique de la Loi que l'on lit encore aujourd'hui dans les offices de la synagogue à travers le monde est tirée d'Isaïe 58 qui semble avoir été lu un Yom Kippour à l'inauguration de l'année du Jubilé. Isaïe flétrit l'hypocrisie et l'indignité du ritualisme sans droiture. Au jour de jeûne le plus solennel de l'année, il rappelle au peuple que prière et jeûne ne suffisent pas; « faire la justice » et « l'amour miséricordieux » doivent aller de pair avec « marcher humblement avec ton Dieu ».
Quels objectifs recherchait-on à travers les observances de l'année du Jubilé? La Bible fait ressortir une quadruple obligation, centrée sur une libération à réaliser dans la vie actuelle du peuple de Dieu comme condition fondamentale, ou comme corollaire de la libération spirituelle:
— Libération humaine: celle des esclaves. Libération économique: processus moral dans l'usage de la propriété et des biens matériels.
— Libération écologique: celle de la terre.
— Libération au plan de l'éducation: création d'une démocratie spirituelle, par la consécration de l'année du Jubilé à une éducation intensive de tous, hommes, femmes, enfants et résidents étrangers selon les enseignements de la Torah.
Réfléchissons un moment sur chacun de ces thèmes de l'année du Jubilé: après la promulgation de l'observance de l'année sabbatique (Shemittah), la Bible prescrit celle de l'année du Jubilé (Yobel) en ces termes: « Tu compteras sept semaines d'années, sept fois sept ans, c'est-à-dire le temps de sept semaines d'années, quarante-neuf ans. Le septième mois, le dixième jour du mois vous ferez retentir le son de la trompe dans tout le pays. Vous déclarerez sainte cette cinquantième année et proclamerez l'affranchissement de tous les habitants du pays. Ce sera pour vous un jubilé: chacun de vous rentrera dans son patrimoine, chacun de vous retournera dans son clan. » (Lev 25, 8 ss.).
Libération humaine
La proclamation de la liberté n'était pas une déclaration de droits abstraits, ou de principes philosophiques ou théologiques. Selon la conception et la pratique de la vie juive, elle met obstacle à l'asservissement d'une personne par une autre et réclame l'émancipation de fait des esclaves et de leurs familles. L'esclavage était une institution universelle — et habituellement cruelle — dans le monde antique. Puisque la loi biblique et rabbinique ne pouvait abolir les profondes racines de l'esclavage, la législation juive cherchait à dénoncer les maux de l'esclavage, à assouplir sa brutalité, et à améliorer le lourd fardeau des esclaves. En accordant aux malheureux la protection de la loi religieuse et civile à la fois, elle les revêtait d'une stature humaine et de droits humains — choses qui, de fait, n'étaient nulle part envisagées dans la société antique.
Plus loin dans le texte (Lev 25, 39 et ss.) dans une partie que les commentateurs rabbiniques désignent par « amour effectif du prochain », la Bible souligne le traitement humain et juste des serviteurs sous contrat; il s'agit de celui qui, en dehors de sa volonté, s'est vendu à un maître pour échapper à la désespérance de sa pauvreté: « Si ton frère qui vit avec toi tombe dans la gêne et s'avère défaillant dans ses rapports avec toi, tu le soutiendras à titre d'étranger ou d'hôte et il vivra avec toi. Ne lui prends ni travail ni intérêts, mais aie la crainte de ton Dieu et que ton frère vive avec toi. Tu ne lui donneras pas d'argent pour en tirer du profit ni de la nourriture pour en percevoir des intérêts: je suis le Seigneur votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d'Egypte pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu.
Si ton frère tombe dans la gêne alors qu'il est en rapport avec toi et s'il se vend à toi, tu ne lui imposeras pas un travail d'esclave; il sera pour toi comme un salarié ou un hôte et travaillera avec toi jusqu'à l'année jubilaire. Alors il te quittera, lui et ses enfants, et il retournera dans son clan, il rentrera dans la propriété de ses pères. Ils sont, en effet, mes serviteurs eux que j'ai fait sortir d'Egypte, et ils ne doivent pas se vendre comme un esclave se vend. »
Les rabbins font remarquer que les pauvres restent nos frères et doivent être traités d'une façon fraternelle et avec miséricorde. Ne les laissons pas tomber dans les profondeurs de la misère car, alors, il est difficile de les relever, mais aidons-les — « Sortons-les de là » — au moment où leurs moyens commencent à faiblir. Bien qu'il soit un « étranger » ou un « colon », il faut l'inclure dans l'expression « ton frère » et il faut l'aider en lui accordant des emprunts temporaires, sans intérêt. (1)
L'expression « Que ton frère vive avec toi » signifie que c'est le devoir personnel et communautaire des israélites de veiller à ce que le prochain ne meure pas de faim. Le grand principe « Tu aimeras ton frère comme toi-même » doit être une réalité dans la société juive, les rabbins le soulignent avec insistance.
Quand la mauvaise fortune de quelqu'un l'obligeait à vendre ses services, la dignité du travailleur avait à être sauvegardée. A titre de mercenaire on ne devait pas lui donner un travail inférieur ou dégradant, mais uniquement des travaux agricoles ou des travaux spécialisés, tels que ceux qu'auraient accompli un travailleur libre que l'on engage pour une saison.
Si le pauvre était lui-même père de famille au moment où il se livrait en esclavage, le maître devait prendre ses enfants en charge et s'en occuper. Les rabbins enseignaient que l'esclave libéré devait être accueilli avec cordialité et amitié par ses parents, et qu'aucun mépris ne devait lui être manifesté en raison de son esclavage passé.
Le peuple de Dieu est son serviteur qu'il a fait sortir de la terre d'Egypte, de ce fait, un israélite ne peut jamais être esclave que de nom d'un maître humain (2) « Car c'est sous mon autorité que servent les enfants d'Israël; ils sont mes serviteurs » — et ils ne peuvent servir des maîtres mortels, du fait que le lien qui le lie à Dieu a la priorité (Sifra, Behar Sinaï 7, 1). Les rabbins ont décrété qu'un hébreu ne peut être vendu publiquement au marché des esclaves, mais le marché doit se faire en privé pour éviter toute éventuelle humiliation. Dans la loi rabbinique, les prescriptions qui doivent règler les relations entre un maître et son esclave sont très détaillées, et sont basées sur le principe que maître et homme sont de la même famille, ainsi, par exemple, l'esclave ne doit pas recevoir une nourriture ou un logement inférieurs à ceux du maître. La courtoisie et la considération doivent caractériser le comportemente de l'israélite à l'égard de ses frères et soeurs moins fortunés que lui.
Le traitement humain réclamé par les lois bibliques et rabbiniques pour les esclaves païens (c'est-à-dire non-juifs) était le même que celui qui était réservé à l'esclave juif. Philon, le philosophe d'Alexandrie qui vécut une génération avant Jésus — et dont les enseignements et la pensée reflètent le climat moral de la vie juive, dans cette période troublée, et se retrouvent dans les évangiles — dans son rôle de rabbin, donnait ces conseils aux fidèles juifs: « Conduisez-vous bien à l'égard de vos esclaves comme vous priez Dieu de se comporter à votre égard. Car nous serons écoutés comme nous les écoutons. Montrons-nous compatissants, et nous recevrons le même traitement en retour ».
Libération économique
« En cette année de Jubilé, nous réintégrerons chaque homme dans ses possessions » (Lev 25, 13).
Ce décret de l'année du Jubilé prescrivait la restitution obligatoire de tout territoire acquis à son premier propriétaire et assurait une égale division de la propriété. L'accumulation continue de terres entre les mains d'un petit nombre était évitée, et ceux que les circonstances ou la malchance avaient fait tomber dans la pauvreté pouvaient avoir une « seconde chance ».
L'institution du Jubilé était une sauvegarde extraordinaire contre la dégradation morale et spirituelle amenée par la pauvreté. En préservant les biens et les terres de l'accumulation dans les mains du petit nombre, on évitait le paupérisme, et une génération de propriétaires libres et indépendants était assurée (3). Cela représentait une rupture exceptionnelle et même révolutionnaire dans l'expérience de l'humanité par l'introduction de la morale au coeur de l'économie.
Selon la Torah, « La terre appartient à Dieu » et tout territoire était reconnu comme reçu de Dieu en location. (« La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m'appartient et vous n'êtes pour moi que des étrangers et des hôtes (4). Pour toute propriété foncière vous laisserez un droit de rachat sur le fonds » Lev 25, 23).
L'israélite que volontairement ou poussé par quelque nécessité vendait sa terre à un autre, vendait non pas la propriété de cette terre, mais le reste de la location — jusqu'à l'année jubilaire suivante, où tous les baux expiraient en même temps. La terre alors retournait à sa famille, en dépit de tous les contrats de vente opposés. Ses enfants pouvaient ainsi jouir des mêmes chances de « recommencement à neuf » que leurs pères avaient eues avant eux.
L'Ecriture présentait les lois d'occupation de la terre en ces termes: « C'est en fonction du nombre d'années écoulées depuis le jubilé que tu achèteras à ton compatriote; c'est en fonction du nombre d'années productives qu'il te fixera le prix de vente » (Lev 25, 15-16). Les commentaires rabbiniques déclarent que ce passage interdit l'exploitation locative (« Vous ne vous ferez aucun tort mutuel »). Puisque la terre elle-même appartient à Dieu le terrain en soi n'est pas susceptible d'être mis en vente; on ne peut vendre que le produit du travail de quelqu'un sur ce terrain; c'est-à-dire que seul le fruit du travail pouvait être objet de vente. Donc ce qui est transféré aux mains de l'acheteur, ce n'est pas la terre, mais le nombre de récoltes dont le nouvel occupant pourra jouir.
Les prescriptions concernant l'année sabbatique comportent aussi l'annulation de toutes les obligations financières (Shemittat Kesafim) entre les israélites; il est interdit au créancier de faire une quelconque tentative pour se faire rembourser sa dette (Deut 15, 1). Bien que la loi pour l'année jubilaire- ne prenne pas cette précaution, c'est dans le même esprit qu'elle fonctionne comme année de libération pour les serviteurs que la pauvreté a obligés à se mettre au service des autres. Cette loi de l'année sabbatique agit comme statut de limitation ou comme banqueroute légale en faveur du débiteur pauvre, en le déliant de solvabilité pour les dettes qu'il a contractées, et en lui donnant la possibilité d'un nouveau commencement sur un pied d'égalité avec son voisin, sans crainte de voir son salaire futur saisi par ses créanciers précédents.
Il est significatif de voir que les rabbins ont étendu lès lois de remise des dettes (Shemittat Kesafim) aux pays autres que la Palestine, mais ont limité la libération du territoire (Shemittat Karka-ot) à la Palestine pendant la période du second temple. La remise des dettes visait, sans aucun doute, les pauvres, bien que les riches puissent aussi tirer avantage de la loi générale. La Mishnah, cependant, précise clairement la satisfaction des rabbins à l'égard du débiteur qui ne profite pas de l'année sabbatique pour être relevé de ses obligations. Les rabbins, quoi qu'il en soit, désiraient que « les lois de Shemittah ne soient pas oubliées », (Talmud Gittin, 366).
Heinrich Heine a remarqué, selon une citation relevé par le grand ,rabbin Joseph Hertz dans son commentaire sur le Pentateuque (p. 533), que la Torah ne vise pas l'impossible —l'abolition de la propriété — mais l'introduction de la morale dans le fait de posséder; et elle cherche à la mettre en harmonie avec la justice et l'équité, à l'occasion de l'année du jubilé. « Ce n'est pas la protection de la propriété, mais la protection de l'humanité, voilà le but de la loi mosaïque », a écrit Henri George. « Son jour du sabbat et son année sabbatique assurent, même aux plus petits, repos et loisir. Avec le souffle des trompettes du jubilé l'esclave devient libre, et la redivision de la terre assure de nouveau au plus pauvre sa juste part dans la bonté du créateur. »
Libération écologique
« Cette cinquantième année sera pour vous une année jubilaire: vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas les épis qui n'auront pas été mis en gerbe, vous ne vendangerez pas les ceps qui auront pousse librement. Le Jubilé sera pour vous chose sainte, vous mangerez des produits des champs. » (Lev 25, 11 et ss.).
L'année jubilaire présente les mêmes caractéristiques que l'année sabbatique. Elle entre en vigueur dans ce monde, le monde réel, et devient possible seulement après que les israélites aient pris possession du pays de Palestine. « Quand vous serez dans la terre que je vous donne » (Lev 25, 2). La Bible stipule que l'on peut cultiver son champ et sa vigne pendant six ans, mais que pendant l'année sabbatique la terre doit rester en jachère (Exode 23, 10) et doit être libérée de culture. « La septième année il y aura un sabbat de repos solennel pour le pays, un sabbat pour le Seigneur »... (Lev 24, 4-6).
Significativement, la Torah personnifie la terre en impliquant qu'elle a droit au respect et aux égards dus à une personne. « Quand vous entrerez dans la terre que je vous donne, alors la terre observera un sabbat en l'honneur du Seigneur (Lev 25, 2). La terre doit se reposer la septième année comme l'homme se repose le septième jour. L'israélite ne doit pas pendant cette année la labourer lui-même ou autoriser quiconque à le faire à sa place. Exactement comme la liberté de l'individu était le principe fondamental de la Torah, ainsi était l'indépendance de la terre par rapport à la propriété absolue de l'homme. La terre appartient à Dieu, et n'est donnée en dépôt que pour ses desseins. La signification de la loi unique était, parmi d'autres visées, de sauvegarder le sol du danger de l'épuisement.
Comme le jour du sabbat était plus que la cessation du travail et était un jour consacré au Seigneur, de la même manière pendant l'année sabbatique, le sol devait lui être consacré par une mise au service du pauvre et de la création animale (Exode 23, 10-11).
La consécration est stipulée par la Torah de la manière suivante: « Le sabbat même de la terre vous nourrira, toi, ton serviteur, ta servante, ton journalier, ton hôte, bref, ceux qui résident chez toi. A ton bétail aussi et aux bêtes de ton pays tous ses produits serviront de nourriture » (Lev 25, 6-7).
Les fruits et les moissons qui poussent d'eux-mêmes, spontanément, pendant l'année sabbatique peuvent être récoltés et mangés, mais non pas mis en réserve. L'indication du « produit du sabbat... qui vous servira de nourriture » est précisée en hébreu au pluriel (lachem) pour inclure tous ceux qui doivent bénéficier de cette provision, y compris les non-israélites (Sifra). Ce qui jusqu'ici a été semé pour le gain privé doit maintenant être partagé avec tous les membres de la communauté — le propriétaire, ses serviteurs et les étrangers ont des droits égaux sur la consommation des produits naturels et spontanés du sol. Cette prévision inclut également la nourriture des animaux domestiques et des bêtes sauvages des champs ou de la forêt qui sont toujours considérés avec une tendre sollicitude à travers l'Ecriture. Ils font partie de la création de Dieu et comme tels sont inclus dans sa miséricorde et son amour. « Un homme droit tient compte de la vie de ses bêtes » (Proverbes 12, 10).
Libération et éducation
Selon Deut. 31, 9 et ss. nous apprenons ceci: « Moïse mit cette Loi par écrit et la donna aux prêtres, fils de Lévi, qui portaient l'arche de l'alliance du Seigneur, ainsi qu'à tous les anciens d'Israël. Moïse leur donna cet ordre: Tous les sept ans, temps fixé pour l'année de remise, lors de la fête des tentes, au moment où tout Israël se rend, pour voir la face du Seigneur son Dieu, au lieu qu'il aura choisi, tu prononceras cette loi aux oreilles de tout Israël. Assemble le peuple, hommes, femmes, enfants, l'étranger qui réside chez toi, pour qu'ils entendent,qu'ils apprennent à craindre le Seigneur votre Dieu et qu'ils gardent pour les mettre en pratique toutes les paroles de cette loi. Leurs fils qui ne le savent pas encore, entendront et apprendront à craindre le Seigneur votre Dieu, tous les jours que vous vivrez sur la terre dont vous allez prendre possession en passant le Jourdain ».
La septième année et l'année du jubilé étaient à utiliser pour des buts d'éducation. On devait prendre des mesures spéciales pour familiariser les hommes les femmes, les enfants aussi bien que les résidents étrangers, avec les enseignements moraux et spirituels et avec les commandements de la Torah. Josèphe déclare à juste titre que tandis que le plus haut savoir dans les temps anciens était habituellement considéré comme une doctrine secrète, et réservé au petit nombre, c'est la gloire de Moïse d'avoir inauguré une éducation universelle pour le peuple d'Israël tout entier.
Après avoir confié la Torah à l'écriture, Moïse l'a livrée aux mains des prêtres et des anciens — les chefs religieux et civils du peuple — et leur a enjoint de la faire lire périodiquement au peuple assemblé. La religion dans le judaïsme n'était pas l'affaire des seuls prêtres; le corps entier de la vérité religieuse est compris pour être la possession perpétuelle du peuple entier. Ce commandement est la dominante de la démocratie spirituelle établie par Moïse. La Torah est l'héritage de la Congrégation de Jacob (Deut 33, 4).
« Mettre à la portée du travailleur (moderne), une fois tous les sept ans, une année de cours dans une université de science, de droit, de littérature, de théologie, serait en quelque sorte l'équivalent moderne de l'un des avantages que l'année sabbatique offrait à l'hébreu des temps bibliques » (F. Verinder, Short Studies in Bible Land Laws, cité dans le Commentary on Pentateuch, p. 531, du grand rabbin Hertz).
La simple « écoute » de la lecture de la Torah, une fois tous les sept ans dans une assemblée publique ne suffirait pas. Bien plus, la Torah doit être prise comme règle de vie, et ses enseignements « observés ». Les rabbins ont oeuvré dans l'esprit de Moïse, le législateur, quand ils ont décidé de faire de la Torah le livre du peuple en le traduisant en langue vernaculaire, et en le vulgarisant pour les masses. Ils allèrent bien au-delà de l'obligation de lire au peuple une partie de la Torah tous les sept ans. Ils divisèrent la Torah en 156 sections et firent lire une section chaque sabbat à la synagogue, de façon à rendre possible la lecture de la Torah entière en trois ans. Dans la grande et influente communauté de Babylone prévalut la coutume de lire la Torah entière au cours d'une année, et ceci devint ensuite la règle dans la Diaspora.
Histoire de l'année jubilaire
De nombreux savants se sont demandés si l'institution de l'année jubilaire a toujours été en vigueur. Selon un savant bibliste, le professeur Heinrich Ewald, « rien n'est plus certain que le fait que le jubilé ait été pendant des siècles une réalité dans la vie nationale d'Israël. Le prophète Ezéchiel parle de sa non-observance comme de l'un des signes que « la fin est arrivée » sur la nation à cause de ses méfaits. Il mentionne « l'année de la liberté », quand un don de terrain doit retourner à son premier propriétaire.
Le professeur S. R. Driver observe que « la supposition parfois émise et qui tendrait à faire de l'institution du jubilé un simple papier de loi est impensable; du moins en ce que concerne la terre... cela doit dater des temps anciens en Israël ».
La Jewish Encyclopedia qui fait autorité déclare que « le jubilé a été institué tout d'abord pour garder intact le partage initial de la Terre Sainte entre les tribus israélites, et pour écarter toute idée d'asservissement aux hommes ». L'évidence de ce fait dérive de ce que l'on sait de l'année sabbatique -et du jubilé qui n'ont pas été inaugurés avant la conquête et le partagede la Terre Sainte entre les tribus et leurs familles. La première année sabbatique est survenue, dit-on, vingt-et-un ans après l'arrivée des hébreux en Palestine, et le premier jubilé trente trois ans après. C'est seulement quand toutes les tribus furent en possession de la Palestine que le jubilé fut observé, mais non pas après que les tribus de Ruben et de Gad et la moitié de la tribu de Manassé aient été exilées. Elle n'a guère été observée plus que formellement pendant l'existence du second temple, quand les tribus de Juda et de Benjamin furent assimilées. Après la conquête de Samarie par Salmanazar, le jubilé était célébré spécifiquement dans l'attente du retour des tribus, et jusqu'à l'exil final opéré par Nabuchodonosor (586 av J-Ch).
Dans les temps post-exiliques le jubilé était entièrement ignoré bien que l'on insistât sur la stricte observance de l'année sabbatique. Ceci, cependant, est uniquement selon un décret rabbinique, mais selon la loi mosaïque, selon rabbi Judah (170-210 de notre ère) l'année sabbatique dépend du jubilé et à cessé d'exister quand il n'y a pas de jubilé.
L'aire de Terre Sainte sur laquelle s'exercait l'année sabbatique comportait au temps du premier Temple toutes les possessions des émigrants venus d'Egypte (« Oie Mizrayim »), dont le territoire s'étendait au sud jusqu'à Gaza, à l'est jusqu'à l'Euphrate, et au nord jusqu'aux montagnes du Liban. Ammon et Moab au sud-est étaient exclus.
Dans la période du second Temple, l'aire des émigrants de Babylone (Ole Babel), commandée par Esdras, était réduite au territoire à l'ouest du Jourdain, et au nord jusqu'à Acre. L'aire de Palestine était divisée en trois parties Judée, Galilée, et district de Jordanie, où l'année sabbatique existait en plus ou moins rigoureuse observance.
Comme cela a été indiqué plus haut, la prescription rabbinique étendait la libération financière (Shemittat Kesafim) aux pays autres que la Palestine, mais limitait la libération de la terre (Shemittat Karka-ot) à la Palestine, à l'intérieur des frontières d'Esdras — lignes d'occupation pendant la période du second temple. La libération financière était évidemment indépendante de la Terre Sainte et visait à libérer les pauvres de leurs dettes dans n'importe quel pays, à un certain moment dans le temps. Le problème de l'encouragement à donner aux prêteurs fut résolu par l'institution d'une fiction légale Prosbul par Hillel l'ancien; cette institution tournait la loi de rémission des dettes en déposant celles-ci entre les mains d'une cour sans qu'elles aient à être remises quand survenait la septième année. La Mishnah exprime ouvertement la satisfaction des rabbins à l'égard du débiteur qui ne profite pas de l'année sabbatique pour être relevé de ses obligations. Les rabbins cependant désiraient que « la loi de Shemittah ne soit pas oubliée » (Talmud, Gittin 36 b).
Dans la Diaspora, au cours des siècles qui suivent la destruction du Temple de Jérusalem en 70 de notre ère, l'année sabbatique était inégalement observée et était surtout une pratique formelle. La libération de la terre (Shemittat Karka-ot), cependant, a généralement été observée en Palestine où l'on trouve, chaque siècle, des communautés juives installées. « Pendant l'année sabbatique », déclare la Jewish Encyclopedia, « les juifs de Terre Sainte mangent seulement les produits qui poussent dans les terres transjordaniennes ».
Au moment où, en 1888-89, approchait l'année sabbatique 5649 (datée d'après l'année symbolique de la création), on voit les rabbins ashkenazis à Jérusalem s'opposer à tout compromis ou modification des obligations de l'année subbatique. Le 26 Octobre 1888, les rabbins J. L. Diskin et Samuel Salant publient la déclaration suivante:
« A l'approche de l'année de Shemittah 5649, nous informons nos frères colons de ce que, selon notre religion, il ne leur est pas permis de labourer ni de semer ni de moissonner, ni de laisser des gentils accomplir ces travaux d'agriculture dans leurs champs (excepté le travail nécessaire pour maintenir les arbres en bon état, ce qui est légalement autorisé). Dans la mesure où les colons se sont efforcés jusqu'ici d'obéir à la loi de Dieu, ils ne voudront pas, nous en sommes sûrs, violer ce commandement biblique. Ordonnance du Bet Din des Ashkenazis de Jérusalem ».
A la fin du dix-neuvième siècle, un appel, promulgué par des juifs notables de Jérusalem pour rassembler des fonds qui permettent aux agriculteurs d'observer l'année sabbatique, fut adressé aux juifs hors de Terre Sainte. Le docteur Hildesheim, président de la société Lema'an Zion (Pour l'amour de Sion) à Francfort en Allemagne, recueillit des dons à cette intention. Le baron Edmond de Rothschild, quand il sut par le rabbin Diskin que les lois de l'année sabbatique étaient valides, ordonna aux agriculteurs qui travaillaient aux exploitations agricoles placées sous sa protection de cesser le travail pendant l'année sabbatique.
Dates de l'année du jubilé
Selon les calculs du Talmud, l'entrée des israélites en Palestine survint dans l'année 2489 après la création, et donc 850 ans, soit dix-sept jubilés, se sont déroulés entre cette date et la destruction du premier temple. En effet, le premier cycle de jubilés a commencé après l'acquisition de la terre et sa distribution entre les tribus israélites, ce qui a pris quatorze ans, et le dernier jubilé survint « le dix du mois (Tishri) dans la quatorzième année après la destruction de la ville » (Ez. 40, 1), qui était le jour de l'an du Jubilé. Josué a célébré le premier jubilé et est mort juste après le second.
La captivité de Babylone dura soixante-dix ans. Esdras sanctifia la Palestine la septième année du second retour, après la sixième année de Darius quand le temple de Jérusalem fut consacré (Ezra 6, 15-16; 7, 7). Le premier cycle de l'année sabbatique (Shemittah) a commencé avec la sanctification d'Ezra.
Le Talmud donne comme règle pour trouver l'année de Shemittah d'additionner une année et de diviser par sept le nombre d'années depuis la destruction du second temple, ou bien d'ajouter deux à chaque période de cent ans et de diviser la somme par sept (Talmud Abodah Zarah 96).
Les autorités juives, pour un calcul correct de l'année sabbatique, proposent différentes interprétations des mots « clôture de Shebi'it », selon qu'ils signifient la dernière année du cycle, ou l'année après le cycle; et également, en ce qui concerne le commencement de l'année sabbatique en exil depuis l'année où survint la destruction du temple, ou depuis l'année qui suivit. Maïmonide (1135-1204 de notre ère) faisait commencer le cycle avec l'année qui suivait celle de la destruction du temple. Des rabbins, réunis en conférence à Jérusalem, se sont mis d'accord sur l'opinion exprimée par les rabbins de Safed, de Damas (Syrie), de Salonique (Grèce) et de Constantinople, et ont fixé l'année sabbatique de leur temps à 1552 (5313 depuis la création) en accord avec le point de vue de Maïmonide et aussi en accord avec la pratique des plus anciens membres des communautés d'Orient par qui les années sabbatiques furent observées.
Selon ce calcul, 1974 constituerait la vingtième du cycle de l'actuel jubilé.
La signification de sept
Le cycle de saisons consacrées dans le judaïsme fait sa révolution d'après le système des sabbats — le sabbat de la fin de semaine, Pentecôte (Shavuoth) à la fin des sept semaines; le septième mois, Tishri, comme le mois sacré caractérisant les jours saints de Rosh-ha-shannah et de Yom Kippour. Le cycle est complété par l'année sabbatique et par le jubilé qui survient après une « semaine » d'années sabbatiques.
Dans la Kabbalah, le nombre sept est une division symbolique du temps, et est consacré à Dieu. Cette tradition mystique tient pour certain que la durée du monde est de sept mille ans, la sept-millième année étant les temps messianiques, le grand sabbat du Seigneur (Sanhédrin 97 a).
Dans sa classique description du Messie, le grand philosophe et sage rabbin Maïmonide relie l'année sabbatique et l'année du jubilé à l'ère messianique. Dans le onzième et douzième paragraphe de son Code de « Lois concernant l'intronisation des Rois » Maïmonide déclare:
« Le Messie relèvera et restaurera le royaume de David dans sa puissance première. Il rebâtira le sanctuaire et rassemblera les dispersés d'Israël. Toutes les lois seront restaurées dans ces jours comme dans le passé. Des sacrifices seront offerts et les années sabbatiques et jubilaires seront observées exactement en accord avec les commandements de la Torah. Mais quiconque ne croit pas en Lui et n'attend pas son avènement renie non seulement le reste des prophètes, mais aussi la Torah et notre maître, Moïse ». (The Messianic Idea in Judaism, Gershom Scholem, Schocken Books, 1972, pp. 28-29).
(1) L'interdiction de faire payer des intérêts sur les emprunts a conduit à instituer dans chaque communauté juive organisée un Gemillus Chassodim. Cette société met à la disposition des pauvres l'emprunt sans intérêt. (cf. Deut. 23, 19).
(2) Selon Exode 21, 2 et Deut 15, 12, l'hébreu qui s'est livré en esclavage sert son maître pendant six ans et devient libre la septième année. Si l'année du jubilé survient avant que ses six années de service soient terminées, le serviteur retrouve sa liberté personnelle en même temps que son héritage lui revient, l'année du Jubilé.
(3) La loi concernant les habitations dans les villes fortifiées était différente de celle de la vente d'un champ, en ce sens que la maison ne peut être rachetée par son propriétaire plus tard qu'un an après la vente, et qu'elle ne revient pas à son premier propriétaire l'année du Jubilé (Lev 25, 29). La raison de cette différence vient des conditions spéciales des villes fortifiées. Selon le commentaire rabbinique, Meshekh Hakhmah les villes étaient des forteresses combinées pour protéger les habitants contre les attaques de l'ennemi. Il était donc indispensable que tous les habitants soient familiarisés avec chaque passage secret, souterrain ou abri dans la ville. Bien plus, il était, de fait, nécessaire qu'ils soient bien en lien les uns avec les autres pour pouvoir agir ensemble pour leur mutuelle défense et protection.
(4) Faisant le commentaire de cette phrase « Car vous êtes des étrangers et des hôtes », le Midrash Ohel Yaakov (Les tentes de Jacob) déclare: « Le Seigneur a dit à Israël: "Les relations qui existent entre vous et moi sont toujours celles d'étrangers et d'hôtes". Si vous acceptez de vivre dans le monde comme des étrangers et des hôtes, vous souvenant que vous n'êtes ici que temporairement, alors je serai un hôte au milieu de vous d'une façon permanente. Mais si vous vous considérez comme des hôtes, comme des propriétaires permanents de la terre sur laquelle vous vivez, alors que la terre m'appartient en réalité et non à vous, ma présence vous sera étrangère en ce sens qu'elle n'habitera pas au milieu de vous. De toute manière, O Israël, toi et Moi nous ne pouvons pas être étrangers et hôtes en même temps. Si tu te comportes en étranger, alors je serai l'hôte, et si tu te comportes en hôte, je serai l'étranger ». Les rabbins ont appliqué cet enseignement la propriété de la terre dans la Diaspora et dans la Terre Sainte.