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La liturgie du 9 Av
Sr Marie De S Pina
La date du 9 Av tombe au moment le plus chaud de l'été; c'est aussi le jour le plus triste de l'année juive, car c'est alors que la Synagogue commémore les pires catastrophes qui se sont abattues sur le peuple juif au cours de son Histoire tourmentée. C'est en effet, selon la tradition, un 9 Av que les Hébreux errant dans le désert furent condamnés à y rester pendant quarante ans, c'est à cette même date que le premier Temple aurait été détruit, que le second aurait été profané par Antiochus Epiphane, que Titus l'aurait finalement détruit en 70. C'est ce même jour qu'en 135 la forteresse de Bethar serait tombée, ce qui entraîna des massacres et des déportations pires que les précédentes. On y commémore également l'expulsion des juifs d'Angleterre en 1290, les grands massacres accompagnant les Croisades, les accusations de crime rituel et la peste noire, l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492, et tous les autres pogromes et persécutions jusqu'à celle de Hitler (encore que cette dernière soit plus particulièrement commémorée au « Jour du Souvenir », à la veille de la fête nationale de l'Indépendance d'Israël). On a regroupé au même jour le souvenir de tous ces malheurs, car ils sont considérés comme la suite de la destruction du second Temple et de la déportation qui l'a suivie.
Le 9 Av est donc une journée de deuil religieux et national, marquée par une liturgie particulière et par le jeûne: « Si quelqu'un mange le jour du 9 Av, c'est comme s'il mangeait le jour même de Kippour » (transgression entraînant la peine du retranchement: cf. Lv 23, 29-32). Rabbi Akiba rappelle l'obligation de s'abstenir de tout travail en signe de deuil et d'autres sages disent (Taanit 30b, d'où est tirée aussi la citation précédente): « Celui qui mange et boit le 9 Av ne vivra pas pour voir la joie de Jérusalem, car l'Ecriture dit (Is 66, 10): Réjouissez-vous sur Jérusalem et soyez dans l'allégresse à cause d'elle, vous tous qui l'aimez.., vous tous qui pleuriez sur elle... », ce qui signifie que tous ceux qui pleurent la perte de sa grandeur et de sa gloire d'antan verront la restauration de son ancienne splendeur. Or, le Jeûne a toujours été tenu en haute estime par les rabbins comme moyen de faire pénitence et de marquer un deuil: « Rabbi Eliezer dit: le jeûne est plus grand que l'aumône, car il concerne le corps même tandis qu'elle ne concerne que la bourse » (Berakhot 32b).
Le jeûne du 9 Av est précédé par trois semaines de deuil, à partir du 17 Tammuz, jour où les sacrifices ont cessé dans le Temple assiégé. Toute réjouissance y est interdite et l'atmosphère de deuil devient plus oppressante au cours des neuf jours qui précèdent le 9 Av: dans les communautés ferventes l'usage de la viande, les services du coiffeur et même l'usage du bain y sont interdits, on n'y arbore pas de nouveaux vêtements et on n'y commence pas à manger une nouvelle espèce de fruits qui viendrait à maturité, pour ne pasprononcer de bénédiction remerciant Dieu d'avoir vécu jusqu'à ce moment.
La liturgie du 9 Av commence — comme celle de toute solennité synagogale — la veille au soir et se termine le jour même, après le coucher du soleil.
Dans la synagogue dépouillée de ses ornements (comme les églises au Vendredi Saint), les assistants sont assis par terre ou sur des tabourets bas, en signe de deuil. Ils ne portent pas leur taleth à l'office des premières vêpres, ni à celui du matin, et leurs pieds sont nus ou chaussés de savates. Sur une mélodie lugubre, l'officiant entonne, en plus de l'office ordinaire de tous les jours, les Lamentations de Jérémie suivies d'élégies appelées kinot et de prières spéciales. L'ensemble ne se trouve pas dans les livres de prières ordinaires — Siddur ou Mahzor — mais dans un volume spécial appelé Seder ha-kinot le-tesha be-Av ou: Ordre des lamentations pour le 9 Av. Ce volume contient: les Lamentations de Jérémie, les élégies récitées aux premières vêpres, le texte de la Torah et celui des prophètes récités à l'office du matin (Dt 4, 25-40 et Jr 5, 13-23; 9, 1-23), enfin les complaintes récitées le jour même du 9 Av.
Le genre littéraire des kinot ou élégies récitées pour cette commémoraison ne diffère guère de celui des selikhot ou poèmes récités à l'occasion des jours de pénitence précédant la fête de Kippour; naguère on utilisait ce dernier terme pour désigner les unes et les autres. Elles proviennent de poètes, de dates et de pays très différents: et elles varient d'ailleurs selon les rites. On y retrouve des oeuvres des plus prestigieux poètes juifs: Eleazar ha-Kaliri (Palestine, 7e siècle), Salomon ibn Gabirol et Juda ha-Levy (Espagne 11e s.), Kalonymos ha-Katan (petit-fils de Juda Kalonymos qui fut martyrisé en 1147), etc. Ils décrivent les malheurs qui ont frappé le peuple juif au cours des siècles et expriment l'espérance d'Israël. Ainsi, nous trouvons parmi les kinot de la vigile un poème de Salomon Ibn Gabirol qui rappelle à la fois la destruction de Jérusalem et la prophétie d'Ezéchiel 23:
«Samarie pousse des cris:
Mes crimes m'ont atteinte;
Vers un pays étranger on a emmené mes fils; Et Ooliba [ Juda] crie:
On a brûlé des palais;
Et Sion dit: YHWH m'a abandonnée!.•. »
Cependant la complainte s'achève par un cri d'espérance:
«Ramène-nous aux jours d'antan
Et que Sion ne dise pas:
YHWH m'a abandonnée!
Selon ta parole, rebâtis Jérusalem, O Adonaï! »
Parmi les nombreux poèmes chantés le jour même du 9 Av, il y en a un nombre important qui sont attribués à Eleazar Kalir (ou ha-Kaliri). Plusieurs commentent les catastrophes de 70 et de 135 et la misère qui a suivi, et commencent comme les Lamentations de Jérémie qu'elles prolongent:
«Eikha...? » (Comment?): « Comment t'es-tu laissé emporter par ta colère pour détruire d'une main sanglante ceux qui te sont fidèles ... »: « Comment la fleur de Samarie gît-elle, et le chant de ceux qui portaient l'arche s'est-il tu?... ». Une autre lamentation répète dans chaque strophe: « A toi, Seigneur, la justice... A nous la honte... » en énumérant les châtiments divins et les fautes d'Israël au cours des âges. L'une des plus célèbres, qui a pour titre « Les cèdres du Liban », décrit le martyre des Sages d'Israël au cours de la persécution d'Hadrien.
D'autres complaintes, dues à des auteurs plus tardifs, décrivent les horreurs commises par les Croisés en Allemagne en 1096 et en 1147, l'autodafé de livres saints à Paris en 1244, les procès iniques et les pogroms suscités à l'occasion d'accusations de crime rituel:
« Sur les hommes, sur les femmes,
Tombent les corbeaux...
Ils nous torturent pour un crime mensonger:
Les cannibales nous accusent:
Nous aurions avec le couteau de la fête de Pâques
Immolé un enfant, l'aurions mangé;
Ils veulent nous faire grâce
Si 'gentiment' nous nous convertissons:
Aucun homme pieux n'a jamais rien entendu de pareil.
Voici que l'on tue Samuel,
Auparavant sa femme, puis sa jolie fille;
Avec une corde: ses frères et ses fils...[suivent d'autres horreurs
Aussi Sabbataï et sa femme furent réduits en cendres
Pour ne t'avoir point trahi.
Père, regarde ces victimes:
Ils t'ont annoncé par leur mort
Toi, à qui nul autre n'est pareil!
Cité par Zunz: Die Synagogale Poesie des Mittelalters; Francfort, 1920).
Dans le rite séphardi, on trouve une complainte qui commence, comme la première question posée dans le rituel de la Pâque, par la question « Mah nishtanah...? » (Quelle est la différence?), où l'on met en parallèle les merveilles opérées par Dieu pour son peuple au cours de la nuit pascale et les malheurs qui se sont abattus sur lui ensuite.
Parmi les plus belles et les plus célèbres, il y a celles de Juda ha-Levy, le plus grand des poètes juifs du Moyen Age. On leur a donné le nom de « Sionides », car elles décrivent l'amour ardent du poète pour la cité bien-aimée de Dieu, et elles commencent par son nom. Nous donnons la traduction intégrale de l'une d'entre elles à la page 43 de ce numéro. D'autres poètes ont, par la suite, composé aussi des complaintes du même type.
Jour de deuil, le 9 Av est devenu, déjà à l'époque talmudique, le jour des morts par excellence, jour où l'on visite les cimetières. Cependant, les juifs s'y rendent aussi aux autres jours de jeûne, et ne manquent pas de marquer l'anniversaire de leurs morts par une prière spéciale.
Le peuple juif est pourtant le peuple de l'espérance: du fond de leur détresse, ils n'ont jamais douté que Dieu viendrait un jour à leur aide: S'ils se rendent toujours en pèlerinage au mur occidental du Temple pour pleurer les malheurs passés, ils croient que l'épreuve aura une fin, que le Messie doit naître un 9 Av, et que ce jour-là le deuil se changera en un jour d'allégresse. C'est pourquoi le Sabbat qui le suit et qui est appelé le Sabbat nahamu est le premier d'une série de sept Sabbats au cours desquels la lecture prophétique est empruntée au Deutéro-Isaïe (ch. 40 et ss.): « Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu. Parlez au coeur de Jérusalem et criez-lui que sa servitude est finie, que son iniquité est expiée... » Dans ce contexte, il est normal que la libération inattendue de la Vieille Ville de Jérusalem en 1967 ait semblé au peuple juif l'aurore du jour marquant la fin de ses épreuves; mais en attendant la venue du Messie qui seul peut reconstruire le Temple, il continue à jeûner et à prier.