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Les Toris Paix: Shalom-Shelomot
Armand Abecassis
Nous voudrions appuyer notre réflexion sur un texte talmudique: le Pharisien interroge toujours sa mémoire et les textes de sa tradition pour élucider les questions qui se posent à lui et à sa généra/ion. A la question « Qu'est-te que la paix? », le traité talmudiques des « Bénédictions» (Berakhot) répond sous forme midrashique (56b):
Rabbi Hennis enseignait:
« Celui qui rêve de puits rêve de Shalom, car il a été dit: Les serviteurs de Yitsaq (Isaac) creusèrent dans le ruisseau et y trouvèrent un puits d'eaux vives» (On 26.19).
Rabbi Nathan disait:
« Il a trouvé la Torah, car il a été dit: Celui qui me (la Torah) trouve
a trouvé la vie» (Pr 8,38).
Or il est écrit que la Torah est un puits d'eaux vives.
Raba enseignait:
« (Le puits renvoie) à la vie réellement ».
Contestation pour un puits... le chemin ardu de la paix
La citation biblique évoquée par Rabbi Hanina se rapporte aux problèmes posés à Yitshaq par les Philistins. Ceux-ci avaient non seulement comblé les puits creusés par Abraham, mais ils contestaient ceux creusés par Yitsaq, son fils. Le puits creusé par celui-ci dans l'oued, parce que les Philistins l'ont contesté, est appelé 'Esseq (dispute), Il appela le second Sitnah (obstacle, Satan)
et le troisième Rehobot (largesses) car « maintenant, en effet, YHWH nous a donné l'espace libre, et nous produirons des fruits dans le pays» (On 26,23). Le quatrième puits fut celui de Béer Sheba, « le puits du serment » (Gn 26,33).
Nous sommes là devant un premier processus de paix, articulé en quatre de ses points. Les Philistins renvoient d'abord Yitsaq de leur territoire et comblent les puits creusés par son père. Ils lui disent:
« Va-t-en de chez nous, car tu es devenu beaucoup plus puissant que nous » (Gn 26,16).
Puis ils lui contestent ses puits et ses oasis ('Esseq). Ensuite ils s'opposent violemment au patriarche (Sitnah) et à ses entreprises. Ce n'est qu'à Rehobot, enfin, qu'il rencontre la paix sur son territoire: il peut dès lors, à Beersheba, contracter une alliance sous serment avec les Philistins. Et tel est toujours le chemin ardu de la paix, qui commence dans la contestation et dans la violence.
Rabbi Hanina est optimiste: il pense que le puits est, certes, d'abord lieu de guerre en tant qu'espace qui appartient nécessairement à l'un et pas à l'autre, et en tant que point d'eau, richesse et condition de la vie nomade. Mais il croit que ces deux conditions de la guerre sont également deux moyens de la paix et de l'alliance de justice. Rabbi Nathan va plus loin: Il veut fonder cette alliance sur la Torah, et pas seulement sur la justice et la juridiction des contrats. Pour lui, l'alliance avec ceux qui contestent les droits du patriarche sur la Terre sainte est une vocation, et pas une nécessité ou un devoir du moment. Le puits est lié à une autre alliance que celle de la société, de l'économie ou du rapport de forces; il représente le lieu d'un appel à la paix, spirituel, transcendant, caractéristique du peuple juif en tant que peuple. La paix ne doit pas être une stratégie seulement, mais une profession de foi. Raba va encore plus loin: le puits, dit-il, est associé à la vie, et la vie exclusivement, Physiquement, individuellement, collectivement et spirituellement. La vie, c'est la Torah du puits, la source à laquelle l'humanité doit puiser pour se réaliser et s'accomplir. L'homme n'est pas sur terre pour se protéger, pour se prémunir. pour se soigner, ou pour se préparer, mais pour s'accomplir et pour s'épanouir. Et c'est en ce troisième sens que les rabbins associent Shalom (Paix) et Shelemut (perfection).
C'est sur cette analyse que Rabbi Hanan bâtit l'enseignement approfondi suivant, destiné à ouvrir au sens la phénoménologie de la paix présentée par les trois rabbins précédents.
« Il n'y a que trois paix: celle du fleuve, celle de l'oiseau et celle de la marmite ».
Qu'est-ce à dire?
Ce sont encore les versets bibliques cités par Rabbi Hanan qui éclairent les ouvertures du sens condensées dans les symbolismes qu'id propose
La paix-fleuve
D'où sait-on qu'il existe une première forme de Shalom attachée à l'image et à la réalité du fleuve?
C'est le dernier chapitre du prophète Yesha'Yahu (Isaïe) qui l'enseigne:
Car ainsi parle VI-IWH: « Voici que je fais pencher vers elle (Yerushalaim) la paix comme un fleuve » Os 66,12).
Le :contexte de la citation décrit cette paix comme un état et une dynamique qui vise plus que la stratégie, l'absence de guerre, ou les alliances provisoires qui servent à préparer la conflagration prochaine; la paix-fleuve, ici, est celle de la prospérité et :de l'amour entre les peuples et avec YHWH. Elle est, en somme, celle de Rabbi Hanina, de Rabbi Nathan et de Rabbi Henan à la fois. L'image du fleuve est plus belle que celle du puits, car le fleuve n'appartient à personne. Il traverse plusieurs pays et les arrose en leur donnant, à tous, la vie. Il rassemble, par conséquent, les territoires en respectant les tracés. D'autre part, il ne leur demande jamais son dû: il leur abandonne ses eaux abondantes et vives, les fertilise sans discrimination, abondamment et sans rien demander en retour. Enfin, ses qualités économiques et géographiques portent des valeurs psychologiques et spirituelles, puisqu'elles permettent le rassemblement des individus et des nations autour des mêmes responsabilités, des mêmes ouvertures et des mêmes générosités.
Malheureusement cet idéal de Shalom, associé au fleuve, n'est pas toujours visé par les peuples, ni par les hommes qui préfèrent se retrancher en deçà du fleuve, dans la paix-oiseau.
La paix-oiseau
Cette fois, c'est la première partie du livre de Vesha'yahu qui l'expose:
« Comme les oiseaux déploient leurs ailes, YHWH, le tout-puissant, protégera Yerushalatm.
Il protégera et délivrera, il épargnera et sauvera » ils 31,5).
L'avant-dernier verbe, « il épargnera », est la traduction du terme hébreu Passoah, dans lequel on reconnaît le radical qui forme Pessah (Pâque). Ainsi, l'image de l'oiseau qui protège ses petits est liée à celle de YHWH protégeant les Hébreux en Egypte et à Verushalaïm. Et elle est suggestive: l'oiseau qui déploie ses ailes protège ses petits et se prépare en même temps à la lutte contre ceux qui voudraient les tuer. Il s'agit manifestement d'un Shalom obtenu, par les oisillons et par les Hébreux en Egypte, au prix d'une force entretenue afin de dissuader l'ennemi, et prête à entrer en action pour épargner et sauver les uns (Fesse), et pour intimider et détruire les autres. L'oiseau qui déploie ses ailes pour protéger sà famille. comme YHWH au-dessus de Yerushalarm et en Egypte. ne se repose pas, car il sait le risque du relâchement et de l'inattention qui pourraient le surprendre. Il obtient la paix en se préparant à la guerre. C'est ce second Shalom qui est suggéré également dans le Psaume 121:
«... Ton gardien ne somnole point. Voici: dl ne somnole ni ne dort le gardien de Yisra'él...
YHWH te gardera de tout mal, Il gardera ta vie...».
YHWH «garde» Yisra'él, car le mal est à sa porte et il est nécessaire de rester vigilant car les fauteurs de trouble guettent les moments de faiblesse de Ysra'el pour le détruire. Triste Shalom que celui qui consiste à apprendre et à se préparer à se défendre! Malheureux temps de paix qui repose sur l'aménagement des terreurs réciproques!
La paix-marmite
Mais il y a une troisième paix, encore plus désespérante et désespérée, car elle est associée à l'image de la marmite. C'est encore le prophète Vesha'Yahu qui en parle dans la première partie du livre:
Ta main est levée, YHWH, et ils ne la voient point.
Ils verront, ils seront confondus par ton zèle pour ton peuple.
Même le feu destiné à tes ennemis les dévorera.
YHWH, tu nous donnes le Shalom, car même ce que nous accomplissons, tu le réalises pour nous... (le 26,11-12).
Le contexte est apocalyptique: les versets cités font partie de ce que les historiens appellent « les Apocalypses d'Isale», dans les chapitres 24-27. L'une des caractéristiques de la paix obtenue en ces temps de crise ou de «dévoilement » est rendue par le verbe que l'on traduit par « tu nous donnes» la paix. Le terme hébreu est shatat; il signifie exactement « mettre sur le feu» et, pour Rabbi Hanina: mettre une marmite sur le feu ».
Si bien que la traduction exacte du verset apocalyptique serait:
YHWH, tu places pour nous le Shalom sur le feu».
Paix très fragile, angoissante et angoissée, quand associée à la marmite bouillante, elle consiste, comme l'indique le début de la citation (vers. 11), à voir exercer le zèle divin au détriment de l'ennemi. En réalité, Yisra'él a la paix parce que son ennemi « bout th L'apocalypse est chez l'autre, pas dans le peuple protégé par YHWH. De là à penser que la paix n'est obtenue que si l'on introduit les violences et les bouleversements au sein de la nation ennemie, comme dans le terrorisme par exemple, il n'y a qu'un pas. Ou encore, on pourrait croire que Yisra'è1 a la paix quand les nations ennemies, elles-mêmes et par elles-mêmes, traversent des temps apocalyptiques qui les secouent si profondément qu'elles ne prêtent plus attention à lui. C'est ce que le prophète semble suggérer à la fin de son chapitre où 'il écrit:
Va, mon peuple, rentre chez toi, Ferme sur toi les deux battants. Cache-toi un instant,
Jusqu'à ce que passe la colère.
Car voici que YHWH quitte sa demeure Pour demander compte de ses crimes A l'habitant de la terre (Is 26,20-21).
Ce troisième type de Shalom, le pire de tous, est bien celui du patriarche universel No'ah (Noé). Dieu avait fermé lui-même les portes de l'arche sur lui pendant que le déluge ravageait les autres (Gn 7,16). C'est encore le Shalom des Hébreux en Egypte, enfermés chez eux, pendant que le fléau exterminait les premiers-nés égyptiens, dans la nuit de Pessah (Ex 12,22-23). Quand l'humanité n'a plus d'autre choix que ce troisième Shalom, il ne reste plus qu'à essayer de « sauver sa peau », comme Ibn dit vulgairement, c'est-à-dire sa propre famille et ses propres biens. Contre cela. Rabbi Hanina réagit, car il est inquiet non seulement des victimes innocentes chez les « autres», mais encore plus de toute mort, quelle qu'elle soit, celle de l'innocent comme celle du coupable. Il enseigne, en effet, la limitation suivante de la catastrophe:
« Nous devons comprendre que la marmite (posée sur le feu) ne doit pas contenir de chair ».
Rabbi Hanina a lu le prophète Mikha /Michée) et il s'est aperçu que la marmite posée sur le feu, et contenant de la viande à cuire, est liée à l'idée d'exploitation et d'injustice révoltante. En effet, Mikha en avertit les dirigeants de Yisra'el :
Ecoutez donc, chefs de Ya'agob, magistrats de la maison de Yisra'al: n'est-ce pas à vous de connaître le droit?...
Vous arrachez la peau de dessus les gens, et la clair de dessus leurs os.
Ceux qui mangent la chair de mon peuple, qui leur raclent la peau, qui brisent leurs os, qui les découpent comme chair dans ta marmite, et comme viande au fond du chaudron (Mi 3,1-3).
Rabbi Hanina a peur de l'injustice inéluctable cachée au fond de la troisième paix. Si encore la catastrophe épargnait la chair humaine, on pourrait se résigner à ce Shalom) Si un peuple réconciliait tous ses citoyens entre eux, en portant la violence au-dehors, on pourrait le comprendre dans les situations désespérées, à condition qu'il épargne tous les êtres humains et qu'il n'y ait pas de « chair dans la marmite placée sur le feu », Quand un peuple en est réduit à se sauver lui-même pendant que le «feu » ravage et « fait bouillir» les autres pays, on peut à la rigueur le comprendre; encore doit-on s'assurer que la vie d'aucun être humain n'y est engagée ni risquée. Rabbi Hanina désire le Sharon mais pas à n'importe quel prix, et surtout pas au détriment de la vie humaine.
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Telles sont les trois modalités du Shalom dégagées par Rabbi Hanan et associées au fleuve, à l'oiseau et à la marmite. Il y a le Shalom qui envahit notre âme au spectacle des injustices et des violences qui se produisent chez les autres. Il y a le Shalom que nous obtenons en intimidant les autres et en les empêchant de nous nuire par peur et tremblement. Et il y a enfin le véritable Shalom, celui du fleuve qui rassemble, partage, enrichit et épanouit tous les hommes ensemble. En d'autres termes, le Shalom comme absence de guerre, ou comme celui des cimetières, ne doit pas être confondu avec le Shalom comme effort fait par des êtres humains qui s'aiment et se reconnaissent mutuellement comme reflets de l'Infini et de l'Absolu.
• Armand Abecassis est professeur de philosophie et de sociologie aux Universités de Strasbourg et de Bordeaux. Il est bien connu aussi pour ses articles et ses conférences sur des sujets liés à la tradition juive. Il vient de publier un livre en 2 vol. «La Pensée juive», éd. Biblio (Livres de poche) 1987. panorama de la tradition philosophique et religieuse qui a durablement influencé la civilisation occidentale.