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SIDIC Periodical XVII - 1984/3
La Parole de Dieu à l’église et à la synagogue (Pages 16 - 22)

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La parole de Dieu dans la communauté de foi
Paolo Ricca

 

La Parole divine crée la communauté de foi

Parole de Dieu et communauté de foi forment, dans l'expérience des Eglises évangéliques (et donc aussi de l'Eglise vaudoise à laquelle appartient l'auteur de ces lignes), un binôme indivisible: la communauté de foi naît de l'écoute de la parole de Dieu qui, par conséquent, n'est pas seulement aliment mais aussi fondement de la foi, sa matrice même. Cette génération d'une communauté de foi par la Parole ne survient pas une fois pour toutes, mais doit être constamment renouvelée; c'est une espèce de création continue, parce que la Parole ne peut être mise en réserve (en l'emprisonnant par exemple dans l'écrin de la littérature sacrée), et la foi ne peut vivre de revenus. Certes, la com¬munauté de foi a un aspect institutionnel qui peut subsister indépendamment de l'action de la Parole ou même contre elle; il est arrivé souvent, et cela peut toujours se renouveler, qu'organisme institu¬tionnel et communauté de foi se soient trouvés en état de tension latente ou de conflit ouvert. Mais la communauté de foi en tant que telle ne peut subsister que dans l'écoute de la Parole divine et la disposition à lui obéir. Il peut y avoir institution sacrée sans Parole, mais il ne peut y avoir de foi sans Parole. Selon l'expérience biblique, en effet, la foi n'est pas un élan du coeur, de la conscience, ou un besoin de l'âme; le primum moyens de la foi n'est pas dans l'homme ni dans le monde qui l'entoure; la foi, selon la Bible, ne naît pas de l'ini¬tiative autonome de l'homme, mais elle est réponse à une parole reconnue comme Parole de Dieu. Le modèle de la foi aussi bien juive que chrétienne reste, pour tous les temps, Abraham à qui le Sei¬gneur dit: « Va-t-en de ton pays... »; et Abrahams'en alla comme le Seigneur le lui avait dit (Gn 12,1 et 4). Croire signifie répondre. Il n'existe donc pas une foi (ou une communauté de foi) qui puisse se présenter légitimement comme première, à côté de la Parole de Dieu et de son champ d'action. La foi, dans son sens propre, est seulement celle qui répond à la Parole de Dieu.

La Parole est première

Le titre de cet article ne doit pas être mal interprété, comme s'il entendait suggérer que « la communauté de foi » est le cercle plus large à l'intérieur duquel se situe aussi, la réalité plus res¬treinte de « la Parole de Dieu ». Les choses sont bien différentes. Oui, la Parole est dans la com¬munauté de foi, mais elle est aussi avant elle et au-delà: elle est dans la communauté de foi, mais non comme un objet entre les mains de la commu¬nauté: elle y est comme le sujet transcendant de sa foi et de son espérance, donc comme l'Auteur de son existence même. La Parole est dans la communauté comme ce qui la fait vivre, non seule¬ment dans le sens qu'elle est sa raison d'être, mais dans le sens qu'elle est la force vitale qui la fait exister. Il est donc vrai que la Parole est dans la communauté, mais il est aussi vrai de dire que la communauté est dans la Parole. Il est vrai que la communauté transmet la Parole, mais aussi que la communauté est, pour ainsi dire, transmise par la Parole qui la recrée à chaque nouvelle géné¬ration.

La Parole s'ouvre une brèche dans les coeurs humains, et suscitant la foi, suscite aussi la com¬munauté croyante. Mais, notons-le, ce n'est pas la foi qui maintient allumée la flamme de la Parole, c'est la Parole qui maintient allumée la flamme de la foi. « Pour cette raison, nous devons être cer¬tains que l'âme peut se passer de tout sauf de la Parole de Dieu, et sans la Parole de Dieu, rien ne lui est utile. Mais quand elle a la Parole de Dieu, elle n'a besoin de rien d'autre; bien plus elle a, dans la Parole, nourriture, allégresse, paix, lu¬mière, intelligence, justice, vérité, sagesse, liberté et tout bien en abondance » (Luther).

Rappels historiques

La naissance du mouvement vaudois dans la France du 12e siècle est indissolublement liée à un fort « besoin de la Parole de Dieu », donc à une exigence de mission et de prédication évangé¬liques, ressentie essentiellement par le laïcat, c'est-à-dire « la base » de l'Eglise d'alors. Il est typique que le fondateur de ce mouvement, (un marchand de Lyon, laïcisé dirions-nous aujour¬d'hui, appelé Valdo) après sa conversion, se don¬na entièrement à l'évangélisation, refusant de de¬venir prêtre ou moine et d'entrer ainsi dans le monde des clercs, restant au contraire fidèle à sa condition de simple croyant. La médiation clé¬ricale de la Parole était refusée. Des groupes delaïcs responsables se rendent compte alors que la parole de l'Eglise n'est pas la Parole de Dieu, et ils prennent la décision téméraire de porter eux-mêmes la Parole de Dieu au peuple. La première communauté vaudoise se constitua comme societé de prédication itinérante; se modelant sur Jésus et ses disciples et revivant l'expérience de « l'en¬voyé » juif ou de « l'apôtre » chrétien, ils parcouru¬rent la moitié de l'Europe, prêchant sur les routes et dans les maisons, en dehors des cadres litur¬giques habituels et des lieux consacrés au culte, dans le profane d'une existence quotidienne qui se déroule dans des lieux et selon des modes laïcs. La communauté vaudoise est donc née es¬sentiellement pour se ré-approprier, comme on dit aujourd'hui, une Parole de Dieu restée muette dans l'Eglise officielle. et pour la restituer au peuple déshabitué de l'entendre et donc habitué à vivre loin d'elle. L'intérêt des premiers Vaudois pour la Parole de Dieu était si fort que Valdo en fera traduire de longs passages en langue vulgaire, autre initiative révolutionnaire qui sera durement condamnée et combattue, afin de soustraire cette Parole aux clercs qui se la réservaient jalousement en employant la langue latine, incomprise du peu¬ple. Dans une Europe officiellement chrétienne, en réalité très païenne, le mouvement vaudois cher¬che à retrouver le lien de la foi avec la Parole de Dieu, dans la conviction profonde que la foi n'est vivante et authentique que quand elle est réponse à la Parole de Dieu; une Parole, non plus magique (comme le sacrement), non plus exprimée en une langue incompréhensible (le latin), non plus for¬mule mystérieuse créant une ambiance sacralisée mais sans transmettre aucune connaissance; une Parole qui finalement redevient claire, transparente, proclamée comme un appel, une proposition de vie, une invitation à la décision, à la conversion; une Parole qui passe, grâce à une libre prédication itinérante, des églises à la rue, des temples aux maisons, de la liturgie à la vie, du sacré au pro¬fane. De cette nouvelle relation à la Parole et du rôle nouveau joué par cette dernière, naît un nou¬veau type de foi, une nouvelle communauté aussi.

Au 16e siècle, en 1532 exactement, les Vaudois adhèrent à la Réforme protestante. Beaucoup de raisons peuvent être données pour expliquer cette démarche, mais la plus plausible semble être cel¬le-ci: se trouvant confrontés aux Réformateurs protestants, les Vaudois du 16e siècle rencontrè¬rent en eux une fidélité à la Bible analogue à celle qui avait animé la communauté vaudoise depuis ses origines. Bien plus, quelques Vaudois eurent l'impression que les Réformateurs avaient de la Bible une compréhension plus profonde qu'eux.

Ainsi l'adhésion à la Réforme protestante fut-elle pour les Vaudois une nouvelle étape, un affermis¬sement et un approfondissement de la relation entre Parole de Dieu et communauté de foi.

Du 16e siècle à nos jours, au sein de la com¬munauté vaudoise, ce lien entre Parole et foi a passé par diverses phases, comme il est normal, phases de vie et de fécondité, et d'autres moins créatrices, moins significatives; mais ce lien est demeuré et demeure, aujourd'hui comme hier, l'axe central de la vie et du témoignage vaudois. Les huit siècles de l'histoire des Vaudois attestent que le sens, la raison d'être, de la communauté de foi est de constituer cet espace humain dans lequel la Parole de Dieu prend forme et corps au sein de l'histoire, parmi les hommes. La communauté de foi est appelée à être le corps de la Parole de Dieu.

Parole et acte

Une Parole qui suscite et explique l'histoire


Nous rencontrons dans la Bible deux types de Parole de Dieu: la Parole de Dieu qui crée, appe¬lant les choses qui n'existent pas comme si elles existaient, et suscitant ainsi le tout du rien; et la Parole de Dieu qui, à travers les prophètes et les prêtres, révèle l'histoire d'Israël comme une his¬toire sainte, l'espace où Dieu accomplit ses « oeuvres de puissance ». Il y a une Parole qui suscite l'histoire et une Parole qui l'explique com¬me histoire de Dieu avec son peuple, et donc com¬me une histoire importante pour la foi. On sait que la foi d'Israël est foi dans les libérations his¬toriques de Dieu, à commencer par l'Exode. La foi biblique est nourrie de traditions historiques. La Parole de Dieu qui engendre et nourrit la foi est la Parole qui dévoile la présence de Dieu dans l'histoire d'Israël, et, pour cette raison, elle est aussi Parole nourrie d'histoire.
Parole de Dieu et actes de Dieu s'impliquent et s'appellent mutuellement: la Parole se révèle vé¬rité dans l'acte salvifique, et l'acte salvifique se condense et se communique dans la Parole; la Parole agit et l'acte parle. C'est pourquoi être une communauté de foi signifie être une communauté à l'écoute de la Parole (« la foi vient de l'écoute » dira St Paul, résumant ainsi d'une manière lapi¬daire l'expérience multi-séculaire d'Israël); mais cette écoute consiste substantiellement dans l'ap¬propriation d'une mémoire historique en laquelle revivent (ou sont transmises) les interventions desalut de Dieu pour son peuple. Ecouter signifie, en ce sens, se remémorer, conserver la mémoire d'une histoire qui est celle d'une vocation et d'une libération.
Expérience de la communauté vaudoise
Dans l'expérience vaudoise, comme dans celle des Israélites, le rapport entre foi et histoire est particulièrement étroit. Comme Israël méditant sur son histoire, à travers même les épreuves et les souffrances, retrouve les signes d'une vocation, d'une élection et d'une mission, il est arrivé et arrive encore à la petite communauté vaudoise que, réfléchissant sur son histoire tourmentée et merveilleuse d'autrefois, elle trouve nombre de mo¬tifs d'étonnement et de gratitude, et puisse inter¬préter sa survivance comme un acte de pure grâce de Dieu, et la chanter avec les paroles du psaume 124: « Sans le Seigneur qui était pour nous quand des hommes nous attaquèrent, alors dans leur ar¬dente colère contre nous, ils nous avalaient tout vifs. Béni soit le Seigneur qui n'a pas fait de nous la proie de leurs dents... ». Comme Israël mille fois persécuté et mis à mort vit, survit et revit, ainsi la petite communauté vaudoise survit miraculeuse¬ment à travers les siècles, malgré les féroces per¬sécutions et contre toute prévision raisonnable.
Il n'est donc pas étonnant qu'un historien vau¬dois du siècle dernier ait appelé son peuple l'Israël des Alpes. Le rapprochement peut sembler hardi, malgré un certain parallélisme d'expériences, mais il n'est pas arbitraire. Il ne nous intéresse pas d'en discuter la légitimité, mais d'en comprendre les motifs, au moins un: la foi d'une communauté est réponse à une Parole qui s'est faite histoire, une histoire dans laquelle Dieu a accompli ses libéra¬tions et a adressé son appel. Entre la Parole de Dieu et la foi de la communauté, il y a un inter¬médiaire essentiel: l'acte de salut accompli par Dieu dans l'histoire, que la Parole interprète et annonce, et que la foi reçoit et célèbre.

Parole et Ecriture

La Parole: Trois formes de présence


La Parole de Dieu existe, selon la foi évangé¬lique (et chrétienne en général) sous deux formes distinctes: comme Parole incarnée dans la per¬sonne et l'existence de Jésus de Nazareth (com¬me l'écrit l'évangéliste Jean: « La Parole s'est faite chair et elle a habité parmi nous », Jn 1,14); com¬me Parole écrite dans les livres de la Bible (com¬me l'écrit un disciple de l'école de Paul: « Toute Ecriture est inspirée par Dieu », 2 Tm 3,16); com¬me Parole prêchée par les prophètes, hommes de Dieu de tous temps (comme l'écrit l'apôtre Paul aux Thessaloniciens: « Quand vous recevez de nous la Parole de prédication, c'est-à-dire la Parole de Dieu, vous l'accueillez non comme une parole d'homme, mais pour ce qu'elle est vraiment, une Parole de Dieu », 2 Th 2,13). Avec l'expérience de foi juive, nous partageons ces deux dernières for¬mes de la Parole de Dieu tandis que, pour la pre¬mière, les consciences se sont divisées. Et pour¬tant l'idée que la parole de Dieu devient « chair », c'est-à-dire histoire, et aussi histoire personnelle, n'est en fait pas étrangère à l'horizon de la foi biblique. Nombreuses sont les figures de l'histoire d'Israël qui réalisent, dans leur destin personnel, une sorte d'identification avec la Parole de Dieu, comme cela découle par exemple de ce témoignage du prophète Jérémie: «Je suis devenu chaque jour objet de mépris... Oui, la Parole du Seigneur est pour moi un opprobre, une raillerie de chaque jour » (Jr 20,7-8). Le destin du prophète coïncide avec celui de la Parole: la Parole et le prophète ne font qu'un.

Révélation confiée aux fragiles paroles humaines

Dans l'expérience juive comme dans le chris¬tianisme, la Parole de Dieu est avant tout parole prononcée, annoncée, proclamée, enseignée, parole vivante donc, libre et imprévisible, moyennant la¬quelle un dialogue se noue, ou vient à être pro¬posé. Ici il convient de s'arrêter un instant sur un fait singulier et digne de considération: Dieu lie sa présence, son action et son honneur propres à la parole, c'est-à-dire à la réalité en un sens la plus fragile, précaire ou éphémère qui existe sur la terre. Rien n'est d'aussi brève durée que la parole qui naît et meurt à peine prononcée (à peine une parole est-elle prononcée qu'elle appartient au passé); elle vit un instant sa mystérieuse et impal¬pable existence, faite seulement de signes et de sons. Il est vrai que, dans tout le monde antique et donc aussi dans le Proche-Orient ancien, ber¬ceau de la civilisation biblique, on avait l'habitude d'attribuer à la parole un pouvoir surnaturel, com¬me si elle était dotée en soi d'une force magique pouvant être dangereuse ou bénéfique. « Qui pro¬nonce une parole met en mouvement des puis¬sances » (Van der Leeuw); mais, dans la Bible, nous ne trouvons plus que des traces d'une conceptionmagique de la parole qui n'est ni érigée en théorie ni mise en application: la parole n'est plus que le moyen essentiel et primordial de communication entre les hommes, moyen que Dieu lui-même utilise; mais s'Il utilise cette parole humaine, c'est pour com¬muniquer sa propre Parole. Aussi, par choix divin dirions-nous, la Parole de Dieu apparaît-elle com¬me parole d'homme; elle n'a en soi rien d'extraor¬dinaire, d'exceptionnel ou de manifestement divin. Elle est une parole comme les autres, ni plus ni moins, et pour cette raison elle est souvent igno¬rée, contestée ou vilipendée. La Parole de Dieu, extérieurement, n'est pas différente de la simple parole d'un homme ordinaire. Et voilà le paradoxe: Dieu confie sa vérité et son salut, c'est-à-dire au fond Lui-même, à la parole fragile et contestable des hommes ordinaires.

Aussi l'expression « parole de Dieu » ne doit-elle pas évoquer pour nous l'idée d'une sacralité de la parole en tant que telle, ou d'une puissance magique qu'elle pourrait receler et mettre en oeuvre; elle devrait plutôt nous faire réfléchir sur l'étrangeté des voies de Dieu (Is 55,8) qui « a choisi ce qui est faible pour confrondre les forts » (I Co 1,27), qui a choisi la faiblesse de la parole humaine pour transmettre la force de sa vérité éternelle et salutaire. Dieu a choisi de se commu¬niquer Lui-même par le moyen de la parole, non parce que la parole est magique, donc puissante, mais parce qu'elle est faible, extrêmement faible, afin que se confirme ce que le Seigneur dit: « Ma puissance se révèle parfaite dans la faiblesse » (2 Co 12,9).

Parole écrite, source de vie jaillissante

Mais après avoir été prononcée, la Parole de Dieu a été aussi mise par écrit. Pourquoi? Avant tout, pour qu'on ne l'oublie pas, qu'on ne l'altère pas, mais aussi pour qu'elle soit transmise intacte aux générations futures. Ainsi, la Parole est de¬venue Lettre, Ecriture, Livre. Le judaïsme et le christianisme ont tous deux un « livre sacré » con¬sidéré comme canonique, c'est-à-dire ayant une autorité unique pour la foi et la vie de la commu¬nauté des croyants. Ils le lisent peut-être diverse¬ment, mais ils partent d'un même principe. celui d'une foi qui naît de la Parole transmise par l'Ecri¬ture. Nous avons dit que la Parole engendre la foi, mais nous devons maintenant préciser que cette Parole est biblique, «scripturaire », consignée, gar¬dée et attestée dans les pages de la Bible. Une foi ancrée dans la Parole de Dieu signifie, concrè¬tement, une foi nourrie de la Bible sur laquelle le croyant « médite jour et nuit » (Ps 1,12) de façon à pouvoir dire avec le Psalmiste: « J'ai plus d'intel¬ligence que tous mes maîtres, parce que tes té¬moignages sont ma méditation. J'ai plus d'intelli¬gence que !es vieillards, parce que j'ai observé tes préceptes » (Ps 119,99-100).

Dieu ne fait donc pas que parler, I! écrit aussi. Il a écrit d'abord les dix paroles de l'Alliance sur des tables de pierre, puis II les a écrites sur les tables que sont nos coeurs de chair (« Je l'écrirai sur leur coeur », Jr 31,33). Une Parole de Dieu écrite dans le coeur plutôt que sur la pierre, le parchemin ou le papier n'est plus une Parole im¬mobilisée dans la fixité de la Lettre, elle n'est plus a proprement parler Ecriture. Il s'agit là d'un mouve¬ment circulaire: la Parole de Dieu devient Ecriture et l'Ecriture devient Parole. Il est essentiel que la Parole devienne Ecriture et que l'Ecriture rede¬vienne Parole. Il est essentiel que la Parole de¬vienne Ecriture, afin qu'elle ne reste pas à la merci de l'homme, étourdi et changeant; il est essentiel que l'Ecriture redevienne Parole, afin qu'elle ne se fossilise pas dans le texte et que Dieu demeure Celui qui parle, pas seulement Celui qui a parlé.

La communauté de foi se nourrit de la Bible

La communauté de foi, en milieu juif comme en milieu chrétien, cherche la Parole de Dieu, lisant, étudiant et méditant la Sainte Ecriture sans iden¬tifier la Parole à la lettre, mais considérant la lettre pour ainsi dire comme le berceau de la Parole, le lieu où, comme par un miracle sans cesse re¬nouvelé, elle germe et s'exprime. La manière dont la communauté de foi cherche et trouve la Parole, à travers l'Ecriture, peut différer selon les contextes communautaires, culturels et cultuels. La commu¬nauté vaudoise, et protestante en général, découvre cette Parole principalment sous forme de:

— la prédication de l'Evangile (praedicatio ver-b! Dei est verbum Dei « la prédication de la Pa¬role de Dieu est Parole de Dieu », déclare une confession de foi réformée du 16e siècle), qui peut se faire lors d'un culte public ou en d'autres occasions et circonstances, dans les églises ou sur les places, devant des croyants ou des in¬croyants. Elle comporte habituellement l'explication d'un texte biblique et la proclamation du message qu'il contient;

— L'étude communautaire de la Bible (appelée dans nos église « étude biblique ») qui a lieu habi¬tuellement chaque semaine et consiste dans l'exa¬men approfondi, suivi de discussion, d'un passage ou d'un livre de la Bible; c'est dans ce contexteque s'affrontent les problèmes philosophiques, his¬toriques et culturels qu'une lecture critique du texte biblique comporte;

— La lecture familiale et personnelle de la Bible, très souvent pratiquée dans le passé, malheureuse¬ment en déclin de nos jours parce que le genre de vie et les horaires actuels, et surtout l'organi¬sation moderne du travail, ont brisé le rythme de la journée et l'unité même de la vie familiale. Ce moment familial et personnel de recueillement autour de la Parole est avant tout un acte de piété et un acte liturgique;

— L'instruction religieuse donnée dans nos églises (aux enfants dans les « écoles du diman¬che » et aux jeunes adolescents dans les cours de « catéchisme ») est toute centrée sur la Bible, sur les grandes figures, les événements de leur vie, leur témoignage. Comme livre de foi et de vie, au-delà de l'histoire et de la culture, la Bible n'est pas seulement d'une richesse inépuisable, mais elle a aussi la force d'initier, de former, de rendre adultes dans la foi. Pour chaque génération de croyants s'accomplit ce que disait Luther au 16e siècle, que « la communauté de foi est conçue, formée, nourrie, engendrée, éduquée, vêtue, ornée, fortifiée, armée, conservée », par la Parole de Dieu, dans laquelle elle trouve « toute sa vie et toute sa substance ».

Parole et Foi

Toute la vie et la substance de la foi se trou¬vant dans la Parole de Dieu. Mais qu'apporte con¬crètement la Parole à la foi pour que cette der¬nière en soit informée et vivifiée? Trois réalités fondamentales: la connaissance de Dieu et de soi-même, une ligne de vie ou de conduite, un langage dans lequel la foi peut s'exprimer (pour le témoi¬gnage envers les autres et pour prier Dieu).

La Parole révèle Dieu et la créature humaine

« Dieu n'a rien créé d'autre que les mystères », a dit Dostoiewski, et dans le mystère l'homme tâtonne, cherchant Dieu et lui-même « comme à tâtons » (Ac 17,27). Dieu devient ainsi le fruit d'ima¬ginations, de fantaisies, de peurs, de calculs, un Dieu imaginé et imaginaire. Non seulement cela, mais le coeur de l'homme est une « forge » d'ido¬les, écrit Calvin, et il ne se trompe pas. L'homme, si peu enclin à faire une place à Dieu dans sa vie, est pourtant un grand inventeur de divinités, un infatigable fabricant d'idoles, c'est-à-dire d'ersatz de Dieu. L'homme ne sait pas vivre avec Dieu, mais il ne sait pas vivre non plus sans idoles. La vraie incrédulité est rare, comme la vraie foi. Beaucoup de ceux qui passent pour incrédules ont quelque dieu caché, inavoué. Bien peu sont ceux qui ne croient vraiment à rien. Pour cette raison, la grande lutte de la Bible n'est pas contre l'in¬crédulité, mais contre la fausse religion qui prend des formes toujours nouvelles, pas seulement reli¬gieuses mais aussi laïques.

Dans ce monde où abondent les religions mais où la foi se raréfie, l'intervention de la Parole de Dieu devient salutaire parce qu'elle fait passer de la foi « aux choses vaines » à la foi « au Dieu vi¬vant » (Ac 14,15), c'est-à-dire qu'elle fait passer de l'apparence à la réalité, de l'illusion à la vérité, du doute à la certitude, de la confusion à la lucidité, de la peur à la liberté, de l'inquiétude à la paix. La Parole révèle Dieu à la foi qui n'est alors plus basée sur l'ignorance mais sur la connaissance. On ne croit plus parce qu'on ne sait pas, mais parce qu'on sait. Cette connaissance n'est pas seulement ce qu'on sait sur Dieu, elle est aussi une relation avec lui. La Parole est comme la lu¬mière et la chaleur du soleil qui dissipe les nuages de notre ignorance et apporte lucidité et clair¬voyance là où régnaient le trouble et la cécité. Mais connaissant Dieu, l'homme se connaît aussi lui-même: la Parole révèle l'homme à lui-même. H découvre ainsi sa condition fondamentale de créa¬ture, il découvre la réalité inexplicable de son pé¬ché, c'est-à-dire de son incrédulité presque innée, il découvre surtout la force de la grâce et du par¬don, le mystère de l'élection et de la vocation, la patience et la bénignité de Celui que nous osons appeler « Père ». Ainsi la Parole transmet à la foi la connaissance, laquelle à son tour devient la sève vitale de la foi.

La Parole est chemin de vie

La Parole de Dieu ne transmet pas seulement la connaissance: Le judaïsme et le christianisme ne sont pas seulement des religions gnostiques qui se subliment dans la spéculation; elles sont des religions éminemment pratiques qui se réali¬sent dans l'amour. Le sommet de la foi n'est pas le savoir mais l'amour. La Parole de Dieu n'apporte donc pas à la foi que la connaissance; elle donne aussi un chemin de vie, une série de critères et d'indications qui orientent les choix quotidiens dans le labyrinthe de la vie. La Parole de Dieu n'en¬seigne pas seulement à croire, mais aussi à vivre,ou mieux elle enseigne à vivre en enseignant à croire. La sagesse de la vie n'est pas moins rare parmi les hommes que la sagesse de la foi; du reste, elles sont intimement liées, et la Bible les présente souvent ensemble. Il faut toute une vie pour apprendre à vivre et cela ne suffit pas. Que faire de la vie? Quel sens lui donner? Quelle direction? Quel but lui assigner? Et com¬ment se comporter face aux mille problèmes qui surgissent dans la vie personnelle, familiale, affec¬tive, sexuelle, professionnelle, sociale ou politique? Certes la Parole de Dieu et la Bible ne sont pas un code, ni une loi dans le sens juridique du terme. Elles sont une annonce de liberté et une invitation à la responsabilité. Les commandements de Dieu sont comme des signaux lumineux qui disent: « ici passe la voie de la liberté ». Ainsi, enseignant la liberté et entraînant à la responsabilité, la Bible nous aide à vivre une vie créative, constructive, positive, qui soit une bénédiction pour les autres et un signe, si petit soit-il, de la réalité bénéfique de Dieu.

A une époque comme la nôtre, où beaucoup souffrent simplement parce qu'ils sont désorientés, ne savent pas comment vivre, quelle forme et quel contenu donner à leur existence, retrouvons la joie du Psalmiste qui affirme: « Je me réjouis dans la voie de ton témoignages, comme si je possédais toutes les richesses » (Ps 119,14). Comprenons com¬ment la volonté de Dieu, « sa bonne, sainte et par¬faite volonté » (Rm 12,2), est une grande béné¬diction pour chacun de nous, en tant qu'elle nous libère du désarroi et de l'indécision face à ce qui est mal ou bien. La Parole de Dieu, reçue par la communauté de foi, la met en rapport avec cette volonté divine qui l'aide à vivre une vie qui ne soit pas vaine.

La Parole, langage de la foi

La Parole de Dieu, enfin, transmet à la foi un langage par lequel elle peut s'exprimer, s'articuler en un discours, se rendre intelligible aux autres et s'éclairer mieux elle-même. La Parole de Dieu devient parole de la foi. Elle enseigne à la foi à parler, comme une mère enseigne à son enfant les premières et essentielles paroles de la vie. Ainsi la foi ne reste pas muette, car une foi muette devient vite une foi morte. Comme l'enfant en gran¬dissant apprend à parler, ainsi la foi adulte est celle qui sait dire ce qu'elle croit, et croire ce qu'elle dit. La Parole de Dieu donne à la foi « les mots pour le dire » (ainsi s'intitule un beau livre récent), les mots pour se dire elle-même ou mieux pour dire Dieu, dire Dieu à l'homme et l'homme à Dieu. Quand il s'agit de dire Dieu, volontiers nous cherchons à nous mettre de côté, comme Moïse affirmant: « Ah, Seigneur, je ne suis pas doué pour la parole, ni d'hier, ni d'avant-hier, ni depuis que tu parles à ton serviteur. J'ai la bouche inhabile et la langue pesante » (Ex 4,10), ou comme Jéré¬mie faisant remarquer son jeune âge: « Ah, Seigneur je ne sais pas parler, car je ne suis qu'un enfant » (Jr 1,6). Mais voici: parce que Dieu parle à l'hom¬me, l'homme aussi commence à parler à Dieu, à énoncer son Nom; parce que Dieu ne s'enferme pas dans le silence secret de l'univers mais parie, appelle et ordonne, l'homme sort aussi de ce mu¬tisme énigmatique derrière lequel, pour des motifs divers, il pourrait se retrancher, et il parle. La pro¬messe séculaire se réalise: « La parole de Dieu est proche de toi, elle est dans ta bouche et dans ton coeur » (Dt 30,14). Puisqu'elle est si proche de toi, tu peux la répéter, te mettre toi aussi à parler et faire l'expérience du Psalmiste qui s'écrie: « J'ai cru, c'est porquoi j'ai parlé » (Ps 116,10).

Ce langage de la foi a deux destinataires: les autres et Dieu. Adressé aux autres, ce sera le lan¬gage du témoignage; adressé à Dieu, ce sera celui de la prière. Ainsi s'accomplit le cycle de la Parole: « Comme la pluie et la neige descendent des cieux et n'y remontent pas sans avoir arrosé la terre, l'avoir fécondée et fait germer, pour qu'elle donne la semence au semeur et le pain comestible, de même la parole qui sort de ma bouche ne me revient pas sans résultat... » (Is 55,10-11), et cela parce qu'elle revient comme prière. Ici apparaît le but ultime et vrai de la Parole de Dieu dans le monde: elle veut donner à l'homme le langage de la foi, et à la foi le langage de la prière. La Parole de Dieu vient, finalement, dans le monde pour que toute parole humaine devienne prière.

Parole et silence

Dans la Bible, il n'y a pas seulement la Parole, il y a aussi le silence; un silence qui lui-même parle et peut être négatif ou positif. Il peut être une manière de s'isoler, de se soustraire et de se reti¬rer, mais il peut être aussi une façon de se com¬muniquer, de se rencontrer. Le silence de Dieu, dans la Bible, peut signifier que Dieu se tait, mais aussi qu'il est en train de parler. André Néher, l'un des principaux représentants de l'humanisme juif contemporain, a écrit un livre important et sug¬gestif sur la signification du silence dans la Révé¬lation biblique, dans la tradition juive et dans l'expérience humaine, livre intitulé: L'exil de la Parole. Du Silence biblique au silence d'Auschwitz (Seuil, Paris 1970). Une réflexion sur la Parole de Dieu dans la communauté de foi ne pouvait se conclure sans une référence à cette oeuvre et au thème qu'elle affronte. La Bible, en effet, livre de la Parole par excellence, est aussi, plus qu'on ne le pense en général, le livre des silences. Et le Dieu de la Bible, comme le dit l'évangile de Jean est « Parole » (« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu et la Parole était Dieu » (1,1). Il est aussi silence, ou mieux il se manifeste aussi comme silence; il est aussi très certainement repos, et le silence peut être comme un aspect de ce repos.

Deux passages bibliques cités par Néher, mé¬ritent une mention particulière: celui de 1 Rois 9,12 qui décrit la théophanie du Dieu d'Israël « Voici que le Seigneur passa » (v. 11); un vent fort se mit à souffler impétueusement, mais « le Seigneur n'était pas dans le vent » (y. 11); survint un trem¬blement de terre, mais « le Seigneur n'était pas dans le tremblement de terre » (v. 11); puis vint un feu, mais « le Seigneur n'était pas dans le feu » (v. 12). Le Seigneur était « dans le murmure d'une brise légère » (v. 12), ce qui littéralement se tra¬duit « dans la voix d'un silence ténu ». La voix de Dieu ici est son silence, non sa Parole; c'est le silence qui exprime sa présence, le silence qui Le révèle.

Le 2e passage cité par Néher est le Psaume 65, v. 1, un passage dont le sens est incertain et qu'on peut traduire par: « Vers Toi, Seigneur, dans le silence monte la louange en Sion », ou encore par: « Pour Toi, Seigneur, seul le silence convient com¬me louange ». En effet, la contemplation muette et admirative des oeuvres et des promesses de Dieu, c'est-à-dire de la réalité divine, est une for¬me authentique de prière; et n'avoir plus besoin de paroles pour se comprendre, c'est là la forme de communion la plus profonde.

Nous conclurons par ces dernières lignes du livre de A. Néher, citant lui-même une phrase de Elle Wiesel: « Je voudrais que tu saches ceci: il y a dans la séparation le même mystère que dans la rencontre. Dans les deux cas, une porte s'ouvre. Dans le premier, elle s'ouvre sur le passé; dans le second, elle s'ouvre sur l'avenir. La porte reste la même. Le silence, dans la Bible, c'est le seuil de cette même porte à travers laquelle tout se sépare et tout se rencontre ».



* Paolo Ricca est un pasteur de l'Eglise vaudoise. Il est Docteur en Ecriture Sainte et enseigne l'Histoire de l'Eglise à la Faculté de Théologie vaudoise de Rome. Il est membre de la commission « Foi et Cons¬titution » du C.OE.E.

 

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