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Aux prises avec Dieu et le diable: une lecture post-Holocauste /Shoa de Jean 8
Jacobs, Stevens Leonard
Introduction
Maintenant, plus de cinquante ans après la fin de la Seconde guerre mondiale et le cauchemar indescriptible appelé aujourd’hui Holocauste ou Shoa, alors que, provenant du « siècle du génocide » juste achevé, la réalité de la problématique du génocide s’attarde à l’entrée de ce nouveau siècle sur la scène mondiale, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on n’a guère étudié la force de l’impact sur ces événements de la religion, à la fois au niveau théologique et au niveau institutionnel. C’est l’histoire qui reste à raconter. En dépit de tous les efforts pour bâtir des ponts réalisés par des juifs et des chrétiens sincères qui veulent dialoguer sur le plus douloureux des sujets, c’est à peine si nous avons commencé à gratter la cicatrice encore fraîche de nos blessures, peut-être parce que nous avons encore réellement peur de porter un assaut frontal, avec vigueur et audace, contre les faiblesses de nos traditions respectives, religieuses, et théologiques. Même ces conférences publiques post-Holocauste/Shoa, sur des passages choisis dans (à la fois les Ecritures hébraïques et) le Nouveau Testament sont de fragiles commencements, mais des commencement tout de même, trop souvent noyés dans l’indifférence pathétique des deux communautés, juive et chrétienne, plus sensibles à des questions accessoires et à des modes passagères qu’à des questions essentielles pour notre survie à tous. L’Holocauste/Shoa est, pour nous, juifs et chrétiens également, notre héritage et notre legs, exactement comme nos rites, nos cérémonies en continuelle évolution, nos principes éthiques qui se modifient, notre perspective unique de la rencontre Divino-humaine, et nos textes scripturaires sont les parties que nous aimons de ce même héritage et de ce même legs. Que le 20e siècle ait commencé avec le massacre génocidaire des Arméniens (bien que les Turcs persistent à le nier), qu’il se soit poursuivi avec les massacres génocidaires des juifs et des tsiganes et se soit terminé par le massacre génocidaire des Serbes de Bosnie, des Croates et des musulmans, ainsi que des Rwandais, cela demeure une accusation lourdement portée contre le « pouvoir de la religion » supposé capable de faire pencher le cœur des humains dans une direction positive.
Cependant, en tant qu’ordonné au rabbinat libéral de la Tradition religieuse juive (dont les racines demeurent fortement mêlées à celles de la Tradition allemande juive orthodoxe), et parce que pendant toute ma carrière professionnelle, à la fois universitaire et religieuse, j’ai été en dialogue avec des gens venant soit du dedans soit du dehors de la communauté juive, je continue à affirmer que possèdent le pouvoir de faire le bien, non seulement nos propres traditions religieuses en influençant le cours présent et futur des événements humains, mais aussi ceux d’entre nous qui veulent atteindre d’autres personnes parmi nous qui ne sont pas comme nous. Et je confirme l’intuition centrale du « philosophe juif du dialogue » Martin Buber (1878-1965) que là où deux personnes se rencontrent en vérité, là, dans l’interstice qui les sépare, on peut trouver la présence réelle du Divin. Puisque je me trouve donc sur une terre sainte avec de chers collègues, permettez-moi de poursuivre.
Jean 8 : Aux prises avec le diable
Il n’y a pas moyen de minimiser la rage méchante attribuée à Jésus dans les versets suivants :
(42) « Si Dieu était votre Père…
(44) Vous êtes du diable votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide depuis le commencement et n’était pas établi dans la vérité parce qu’il n’y a pas de vérité en lui : quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père de mensonge.
(47) Qui est de Dieu entend les paroles de Dieu ; si vous n’entendez pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu.
(55) … vous ne le connaissez pas (Dieu) ».
Nous ne pouvons pas non plus minimiser les implications historiques et contemporaines(1) associées aux commentaires de l’ensemble de ces passages. Pour ne citer que deux exemples, d’abord le Jerome Bible Commentary, ensuite celui de la Oxford Annotated Bible.
Commentant les versets 43 et 44, St Jérôme écrit :
(43) « Ils ne reçoivent pas sa parole parce qu’ils ne le peuvent pas. Ils ont fermé leurs oreilles à la Parole de Dieu. Celle-ci en retour les identifie comme (44) le diable est le père d’où vous êtes : cela doit être, car c’est le diable qui est l’exacte antithèse du Dieu à qui ils prétendent appartenir ».(2)
Et la Oxford Annotated Bible : (3)
(39-47) « Leur (des Juifs) désir de tuer Jésus enlève tout fondement à leur prétention d’être les héritiers de la foi d’Abraham et les vrais enfants de Dieu. Ils insistent (v. 41), disant que Dieu est leur père. Leur intention meurtrière et leur résistance à la vérité démentent cette affirmation et les dénoncent comme étant les enfants du diable (v. 44). La faute réside en eux et non en Jésus ».
Avant d’aller plus loin cependant, il faut – c’est d’une importance cruciale – écouter aussi ce que dit le spécialiste catholique romain du Nouveau Testament et de Jésus, Raymond E. Brown, aujourd’hui décédé :
« Peut-être devrions-nous souligner à nouveau qu’un chapitre comme Jean 8 avec ses durs jugements sur « les Juifs » doit être compris et évalué en fonction du contexte polémique de l’époque où il est écrit. Prendre littéralement une accusation comme celle du verset 44 (le diable est le père d’où vous êtes) et penser que l’évangéliste impose aux chrétiens de croire que les juifs sont les enfants du diable, c’est oublier l’élément dans l’Ecriture du conditionnement de l’époque. … Pour ne pas noircir le tableau nous devons nous rappeler que ce même quatrième évangile rapporte la parole de Jésus que le ‘salut vient des juifs’ (4, 22) ». (4)
Acceptant la notion de « l’élément dans l’Ecriture du conditionnement de l’époque », avons-nous alors raison de comprendre que ce texte de Jean est antisémite ? Comme je l’ai écrit aussi dans Rethinking Jewish Faith :
« Condamner le Nouveau Testament comme ‘antisémite’ me semble à la fois une mauvaise lecture et une mauvaise compréhension de la tendenz du portrait antijuif qui y est tracé. Il serait beaucoup plus correct de voir en cette peinture négative une ‘controverse interne, une querelle de famille’ … reprise plus tard par des non-juifs, les successeurs païens de Paul, qui, aspirant à la fois à se séparer de leurs commencements juifs et ensuite à créer une réponse religieuse distincte, nouvelle, aux besoins du temps, perdirent de vue le sens originel de ces paroles, avec des conséquences dangereuses pour l’avenir ». (5)
Non, ce texte n’est pas antisémite, mais il est anti-juif – même s’il a été interprété comme antisémite pendant 2000 ans. Et c’est à ce fait, à cette réalité que nous, tant juifs que chrétiens, nous devons nous attaquer, comme nous le rappelle à bon droit Craig A. Evans (de TrinityWestern University, Lanley, British Columbia) :
« Premièrement il semble qu’on ne connaisse pas suffisamment la polémique existant à l’intérieur des Ecritures juives elles-mêmes. Secondement, beaucoup de juifs et de chrétiens lisent les écrits du Nouveau Testament dans le contexte d’un christianisme médiéval et moderne non-juif … La polémique du Nouveau Testament devrait être située comme faisant partie de la polémique intra-juive qui a pris place au premier et au début du second siècle. Finalement le Nouveau Testament peut être lu, et a été lu tragiquement d’une manière antisémite … Enlevées à leur contexte d’origine, ces expressions prêtent facilement par elles-mêmes à des idées antisémites. Oui, le Nouveau Testament peut être compris comme antisémite s’il est pris hors de son premier contexte juif. Mais s’il est interprété dans le contexte, comme cela devrait être, le Nouveau Testament n’est pas antisémite ». (6)
Les versets 8, 31-59, en raison de leur nature explosive et de la lecture antisémite qui en a été faite au cours des deux derniers millénaires sans tenir compte du contexte historique qui leur a donné naissance et / ou de l’exactitude du récit de la confrontation entre Jésus et ses interlocuteurs juifs – qu’ils aient été ou non perçus comme ses partisans – tout spécialement et particulièrement à la lumière de l’Holocauste / Shoa, interpellent directement les chrétiens au cœur de leurs différentes conceptions du christianisme et de leur relation au texte du Nouveau Testament. Ils forcent (ainsi que d’autres passages des Ecritures hébraïques) à faire face en donnant une réponse à une série de questions délicates voire douloureuses.
• Que faut-il faire maintenant du texte à l’intérieur des communautés de fidèles chrétiens ?
• Est-ce qu’on confine la connaissance du contexte historique à la salle de cours, que ce soit à la paroisse, à la Faculté/Université ou au Séminaire ?
• Est-ce qu’une connaissance de ce type entraîne des révisions dramatiques et drastiques de tous les programmes bibliques dans les lieux cités ci-dessus ?
• A notre époque post-Holocauste/Shoa, qu’est-ce que cette connaissance nous dit de la nature sacrée de ce texte du Nouveau Testament, qu’on l’interprète ou non à la lettre ?
• Quelles sont les responsabilités des liturgistes et des lecteurs qui sont appelés à aborder directement ce texte et d’autres analogues ?
• Par exemple, est-ce qu’on « prêche la Parole » avec un texte soigneusement révisé, reflétant une compréhension plus juste du Nouveau Testament ? Ce faisant, ne risque-t-on pas d’attirer l’attention du fidèle sur des passages posant comme celui-ci de pénibles problèmes et de lui faire mettre en question leur valeur ?
• Est-ce qu’on se contente de « partager l’Ecriture », bien qu’avec un texte révisé ?
• Reconstruire le Lectionnaire de sa propre dénomination religieuse en excluant les passages qui posent ce genre de problèmes, et en se concentrant au contraire sur les passages qui reflètent les valeurs morales, spirituelles et religieuses les plus hautes du christianisme ?
• Comment concrètement s’y prendre pour incorporer cette compréhension dans la liturgie et les Lectionnaires ?
Si on revient au texte lui-même, l’attaque portée par Jésus contre le caractère intact de l’alliance conclue avec les enfants d’Abraham (v.31sv.), alliance affirmée au Har Sinai/Mont Sinaï et célébrée sans arrêt par des génération de juifs – malgré des persécutions périodiques – cette attaque ne peut pas être acceptée par des juifs et doit être catégoriquement rejetée. La question demeure : Comment les chrétiens (et les juifs) dans ce monde post-Holocauste/Shoa, traiteront-ils non seulement ce texte, mais d’autres dans le Nouveau Testament qui dénigrent le judaïsme, la religion-mère du christianisme, et ceux qui refusent de l’abandonner, fournissant ainsi un prétexte religieux/théologique de base pour légitimer les pires excès de la civilisation occidentale ? Peut-il y avoir vraiment un dialogue ouvert, honnête, respectueux et sincère entre chrétiens et juifs, commençant par la littérature sacrée des deux traditions religieuses, en dépit ou peut-être à cause de tous ces passages qui causent de la peine – ou peut-être pire ? La réaction est : « Oui » et la réponse : « Parce que nous le devons ! »7. (7)
Conclusion : En quête de la B’racha/Bénédiction
Il y a plusieurs années, en 1993, à la 2e Rencontre annuelle des chercheurs sur l’Holocauste et les Eglises chrétiennes, dans un cadre analogue à celui où sont nées ces réflexions, j’ai retraduit Bereshit/Genèse 32, 29 – la conclusion de la lutte de Ya’akov/Jacob/Ysrael/Israël avec le ish.
« On ne t’appelleras plus Ya’akov (qui tient le talon) mais Ysar’El (Israël) car tu as lutté avec des êtres humains et divins et tu as pu ». Comme ce texte nous en informe, il n’y a pas eu de vainqueur dans cette lutte. Ya’akov a pu (il a reçu le pouvoir) d’aller de l’avant, en quête de la bénédiction qui lui avait échappé jusque-là.
Il en est ainsi de nous, juifs et chrétiens, tous enfants de Ya’akov. Blessés dans les affrontements du passé, tous trop souvent responsables de nous être infligés mutuellement des blessures, nous devons aller de l’avant à la recherche de la b’racha (bénédiction) qui est sûrement « dehors, par là ».
L’chu l’shalom / Allons en paix !
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* Texte traduit de l’anglais par B. Brumelot
1. Par exemple le Miami Herald rapporte le 31 janvier 2000 dans un article de Robert Sanchez sur une enquête au sujet des cours d’histoire biblique dans 14 districts : « Une leçon sur Jean 8 utilisée dans le comté de Levy demande : ‘Qui selon Jésus est le père des juifs ? Le diable’ ».
2. Brown, Raymond E. – Fitzmyer, Joseph A. – Murphy, Roland E. (éd.), The Jerome Bible Commentary, Englewood Cliffs, NJ, Prentice Hall, 1968, 442.
3. May, Herbert G. et Metzger, Bruce M. (éd.), The Oxford Annotated Bible : The Gospel According to John, Garden City, NY, Oxford Publishing Company, 1962, 1297-1298.
4. Brown, Raymond E., The Anchor Bible : The Gospel According to John, NY, (1968), 368. C’est moi qui souligne. – SLJ.
5. Jacobs, Steven L., Rethinking Jewish Faith : The Child of a Survivor responds. Albany, NY, State University of New York Press, 1994, 90. Je reste redevable aux écrits du Professeur Ellis Rivin (Emerite) et de Samuel Sandmel, décédé, alav hashalom, tous deux de l’Hebrew Union College-Jewish Institute of Religion, Cincinnati, ainsi qu’à d’autres pour une grande part de ma réflexion sur le Nouveau Testament et l’environnement du judaïsme du premier siècle qui l’a produit. Ces idées, ainsi que d’autres, sont contenues dans mon article « Rethinking Jewish-Christian Relations Because of the Shoa » in Littell, Marcia Sachs, Geldbach, Eric, et Colijn, Jan G. (éd.), The Holocaust : Remembering for the Future II, Stamford, CT, Vista Intermedia Corporation, CD-Rom Edition, 1994.
6. Evans, Craig A., « Is the New Testament Anti-Semitic and Anti-Jewish », Explorations : Rethinking Relationships Among Jews and Christians, 1993, 7 (2) : 3.
7. Blu Greenberg suggère quelque chose d’un peu différent : « La conclusion que je tire de l’Holocauste et des quatre décades qui le suivent, c’est que le christianisme a besoin d’un Talmud et d’un Midrash traitant de ses documents de fondation ; qu’aux chrétiens des deux mille ans à venir on ne devrait pas lire ou enseigner ou faire comprendre le christianisme du premier siècle sans ces textes herméneutiques de statut canonique ; qu’en l’an 2500, un enfant chrétien se tenant en un point quelconque du spectre de sa dénomination religieuse personnelle ne saura pas et n’aura pas besoin de savoir où l’Ecriture finit et où la quasi-Ecriture commence ». Greenberg Blu, « The Holocaust and the Gospel of Truth », Holocaust and Genocide Studies, 1989, 4 (3) 273-274.