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SIDIC Periodical XXIII - 1990/1
Nos communautés aux côtés des exclus: le SIDA (Pages 10 - 11)

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Au-dela du verset Job, le sidaique
Bernard Maruani

 

JOB 12/5

Voici donc Job. Job le lépreux. Frappé d'un mal implacable qui lui ronge la peau, la chair el le sang, il est poursuivi, accablé jusque dans sa postérité. Et comme si cela ne suffisait pas, le voici rejeté par ses proches, abandonné par ses intimes: "Mon haleine répugne à ma femme... Tous mes intimes m'ont en horreur" (19,17-19). Pour finir, le voici moralement destitué, désigné par ses compagnons comme responsable de son mal. Son malheur est devenu le meilleur signe de sa culpabilité. De quoi est-il coupable? Peu importe, l'essentiel est que l'image du malheur, du grand malheur, coïncide avec celle du mal. C'est d'ailleurs ce que ses amis lui jettent au visage: "Certes, il faut que ta scélératesse soit grande et innombrables tes fautes"(22,5).

Et comment lui aurait-on tenu un autre discours? Job a la lèpre, la maladie par excellence dans la Bible. Or celte dernière porte sur la maladie un regard rarement technique. C'est inlassablement la même question qu'on y trouve plus ou moins ouvertement adressée au malade, celle que le guérisseur babylonien posait déjà à son patient: "par où as-tu fauté?" Ainsi le lépreux est-il rituellement impur, isolé socialement, séparé de sa famille, rejeté aux abords du camp ou de la ville, et doit-il offrir un sacrifice expiatoire. Cette situation de paria est celle de Job, retranscrite il est vrai, et on voit dans quel tond ses amis puisent pour le déclarer coupable. On fait endosser au lépreux la responsabilité de sa mise au ban de l'humanité, parce qu'on est persuadé–et on ne cherchera pas ici pourquoi – qu'il a mis en danger la notion même de sociabilité. La Bible ou la littérature rabbinique mettent toujours une faute relationnelle à l'origine de la lèpre...

"A la vue de ma souffrance vous avez eu peur", di Job à ses compagnons (6,21). Plutôt que de dresser le procès du malheur on préfère lui découvrir une rai son d'être, le justifier en somme, quitte à ouvrir ain si le procès du malheureux: "Au désespéré devrai aller l'affection de ses amis, eut-il même abandonné la crainte de Dieu" (6,14), mais eux "le persécutent à l'exemple de Dieu"(19,22).

Cette attitude face au malade, ce sont les compagnons de Job qui nous en donnent la clé: "Comment un mortel serait-il juste devant Dieu... l'éclat de la lune elle-même se ternit.. à plus forte raison le mortel, cette pourriture, le fils d'homme ce vermisseau" (25,4-6). Face à la mort, l'homme, incorrigiblement, plaide coupable. On dirait presque: l'homme pose au coupable–car il s'agit là d'une stratégie de conjuration. S'il est vrai, comme l'affirme la Bible dès ses premiers mots sur l'homme, que la mort vient de la faute, alors la mort peut être vaincue par la rédemption. Plaider coupable équivaut donc à affirmer que l'ange de la mort est lui-même mortel. L'extraordinaire mythe de la disparition de la mort se bâtit ainsi sur les ruines de l'innocence. Job dénonce impitoyablement ce dispositif. Il le répète comme un leitmotiv: Mourir plutôt que renoncer à l'idée de mon innocence (27,5 et 6,9-10). Face au mythe de la culpabilité dont se nourrit cet autre mythe de la fin de la condition mortelle, Job oppose non seulement la conscience sans faille de son innocence, mais aussi l'inanité de cette entreprise de culpabilisation: "Qu'est-ce qu'un mortel pour en faire un tel cas... pour le scruter à tout instant... Si j'ai failli, qu'ai-je pu te faire, ô gardien de l'homme" (7,17-20). Qu'une telle voix ait su se taire entendre dans le concert des textes bibliques atteste, si besoin était, de la lucidité et de la profondeur du regard posé par la Bible sur le problème du Mal. Louvoyant entre le mythe de la faute d'Adam et la revendication radicale de Job, c'est la fantasmatique liée à la mort que veut travailler la Bible.

Un mal sacré

Une fantasmatique dont on assiste aujourd'hui au retour en force, avec le SIDA. Comme on a pu le repérer au travers de la presse par exemple (et pas toujours celle que l'on croit), le SIDA a restitué à la maladie un sens qu'elle n'avait plus depuis la fin des grandes épidémies. Dans une atmosphère teintée de trouble et d'incrédulité, réapparaissent, exprimées avec plus ou moins de distanciation, des peurs quasi millénaristes s'agrégeant en fantasmes de malédiction, de châtiment divin, et de culpabilité. Le caractère inexorable de cette affection, le fait que sa propagation mette en jeu des leviers aussi puissants et chargés de sens que le sang et le sexe, qu'elle touche au premier chef des populations marginales souvent stigmatisées, qu'elle témoigne d'une grave impuissance de la médecine, tout cela explique pourquoi nous revient, propulsé du tréfonds de nous-mêmes, cette espèce de magma archaïque. Exerçant des ravages en Afrique noire, il ne manque plus à ce Sidaïque que le judaïque pour concentrer en lui toutes les peurs multi-séculaires de l'Occident. Peu importe, au demeurant, que la notion de marginalité sexuelle ou sociale ne soit déjà plus le critère pertinent pour comprendre l'extension actuelle de cette maladie. L'important est que, par la grâce du SIDA, la mort semble sanctionner le sexe, et que la maladie retrouve dans notre imaginaire son rôle de bras céleste. Le SIDA est devenu un mal sacré.

La fantasmatique du SIDA se coule en réalité dans ce moule que la lèpre médiévale a laissé vacant dans notre imaginaire, depuis la disparition des grandes épidémies et le début de la marche triomphale de la médecine expérimentale. Car c'est la lèpre qui réunissait les éléments de cette espèce de syndrome fantasmatique: la peur du sang, du sexe et de la mort. Ainsi les lépreux étaient-il réputés pour avoir une attirance pour le sang. Une croyance qui a culminé lors de la grande épidémie de 1321, quand les lépreux furent accusés d'avoir (à l'instigation des juifs) empoisonné les puits en y jetant des herbes mêlées de sang humain. Mais la grande affaire de la lèpre médiévale, c'est encore le sexe. Car pour le Moyen-âge la lèpre est une maladie vénérienne, à telle enseigne que Job y devient saint Patron des syphilitiques. Cette confusion aura la vie dure puisqu'en 1914 le docteur Zambaco Pacha, un honorable correspondant de la Faculté de Médecine de Paris, en soutiendra encore la thèse dans son "Voyage chez les lépreux" (Masson). Le "vagabondage sexuel", comme l'on dit aujourd'hui, se voyait donc imputer la plus large part de responsabilité dans la propagation de lèpre...

La solution coule de source: il faut séquestrer le lépreux, ce mort-vivant, comme on le dénommait souvent, l'empêcher d'avoir le moindre contact avec le monde extérieur. Les lépreux étaient effectivement enfermés dans des léproseries, les bordes, aux abords de la ville. Le Docteur Bachelot, avec ses sidatoriums n'a rien inventé... Il serait vain, bien entendu, de nier l'existence des graves problèmes épidémiologiques posés par le SIDA. Mais il faut se méfier de soi. La perception de cette maladie, tant que cette dernière restera invaincue, ne pourra jamais être simple, s'élaborant et s'engluant dans un système de représentations fantasmatiques qui nous viennent du fond des âges et de notre humanité; des représentations mythiques auxquelles la Bible se confronte déjà, mais avec lesquelles elle prend des distances en les formalisant en doctrines de la culpabilité et du salut. Et c'est cette formalisation qui en a permis la critique menée par Job. C'est la grandeur de la Bible, et du judaïsme bien souvent. d'avoir su tenir le mythe en laisse. Il nous faudrait sans doute apprendre à mieux suivre cette illustre voie, quitte à donner moins d'épaisseur, peut-être, à ce face à face avec la mort aussi nouveau pour l'homme moderne que dramatique.


* Nous reproduisons ici, avec l'aimable autorisation des Edileurs, cet article de Bernard Maruani légèrement abrégé) paru dans L' Arche d'octobre 1988, N.'377. Nous y trouvons une bonne analyse des mécanismes psychologiques poussant à culpabiliser et à isoler les malades atteints de lèpre, ou de SIDA.

 

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