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Le serviteur, Israel, Jésus - Une perpective chrétienne
Michel Remaud
Le texte que nous présentons ici avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions du Cerf, est un passage du livre de M. Remaud intitulé: Chrétiens devant Israël Serviteur de Dieu (éd. du Cerf, 1983, PP. 34-40), un livre qui se veut à la lois méditation et recherche théologique.
Comme le dit l'auteur dans ce livre, en s'adressant aux chrétiens: « reconnaître Israël, c'est refuser de dissocier Jésus de son peuple, de telle sorte que notre relation à Jésus-Christ nous renvoie aussi à ce peuple avec lequel il ne fait qu'un ». Dans une telle perspective, pourquoi les chrétiens ne reconnaîtraient-ils pas « une inclusion mutuelle entre le mystère du Christ (Serviteur) et celui d'Israël »? Pourquoi ne reconnaîtraient-ils pas au « peuple juif d'aujourd'hui le titre et la qualité de Serviteur»?
La tradition juive a reconnu constamment sous les traits du Serviteur la figure d'Israël souffrant; et cela bien avant ce qu'il est convenu d'appeler V« Holocauste », dans lequel culmine toute une histoire de persécutions, d'exils et d'humiliations. Dispersé parmi les nations, considéré par elles comme « frappé par Dieu et humilié » Ils 53,4),1 intercédant pour les pécheurs (cf. Is 53,12) par une prière incessante, vivant dans sa kénose même sa fonction de louange (son a service»: avoda2), Israël n'a jamais cessé de trouver dans le chapitre 53 d'Isaïe la clef de sa propre destinée
De son côté, la tradition chrétienne, depuis les origines, a toujours répondu sans hésiter à la question posée à Philippe par l'eunuque de la reine Candace: « De qui le prophète parle-tir?» (Ac 8,34; cf. Mt 8,17; Lc 22,37; Jn 12,38; Rm 15,21; 1 P 2,24): Jésus est le Serviteur, dont les souffrances et la mort justifient les multitudes. Il n'est pas nécessaire de retracer ici l'histoire de l'exégèse et de la théologie d'Isaïe 53 dans la tradition chrétienne4.
Cela dit, on peut légitimement se poser la question: ces deux interprétations sont-elles exclusives l'une de l'autre. en aorte que le chrétien serait tenu de choisir l'une ou l'autre, c'est-à-dire la seconde? Est-il permis au contraire d'admettre une Inclusion mutuelle entre le mystère du Christ et celui d'Israël, de telle sorte que les deux interprétations. loin de s'exclure, seraient contenues l'une dans l'autre? S'il est vrai, comme nous le croyons, qu'en Jésus-Christ les Ecritures sont accomplies, ne faut-il pas admettre du même coup qu'Il se réalise en lui comme une cristallisation de la destinée de son peuple? Loin de s'exclure, les deux lectures d'Isaïe, dans cette hypothèse, s'incluent, s'éclairent et se confirment mutuellement.
Au reste, impressionnante est la similitude — faut-il dire: l'identité? — entre la destinée historique d'Israël et celle du Christ. Il est Inutile, après Auschwitz, d'expliquer longuement pourquoi W rapprochement s'impose à l'esprit entre le peuple juif et celui qui a été « retranché de la terre des vivants» ils 53.8). Dans la Shoah 5 ont été portés à leur point extrême et en quelque sorte mis à nu les mécanismes, le sens et le non-sens d'un antijudaïsme qui était à l'oeuvre depuis des siècles, et dans lequel le peuple juif, pour sa part, n'a jamais cessé de vivre la condition du Juste persécuté°. Jésus et Israël ont vécu jusqu'à l'extrême la destinée du Juste souffrant, reconnu seulement de son Dieu, et portant le poids du péché du monde. L'un et l'autre font, au moment décisif, l'expérience du silence de Dieu. Silence qui semble donner raison aux adversaires (cf. Ps 22,8-9), et dans lequel le juste se trouve plongé dans une situation qui est «objectivement», si l'on peut dire, celle de l'homme séparé de Dieu. Au moment décisif, Dieu n'intervient pas pour sauver son Fils de la mort' Jésus est mort, apparemment. abandonné de Dieu. Epreuve radicale de la foi, qui semble démentir les promesses et donner tort au croyant. Il est impossible de sonder le mystère de ce qu'a vécu le Christ dans sa mort. Mais on aurait tort d'absorber trop vite cette mort dans la résurrection. en oubliant qu'elle fut une véritable mort, et une heure de ténèbres. De même. on aurait tort de banaliser la Shoah en oubliant ce qu'elle comporte de spécifique en tant que mise à mort du peuple de l'Alliance: autant que la mise à mort de l'homme, le génocide était la mise à mort de Dieu dans le coeur de l'homme8.
Epreuve de la fol, dans laquelle pourtant le Serviteur ne cesse pas de prier, de louer son Dieu du fond même de la mort et de l'absurde. Jésus est mort en priant (Mt 27,46 et par.; Lc 23,34,46). Dans la Shoah, le coeur d'Israël n'a jamais cessé d'assumer le service de la louange et d'affirmer sa foi.
A la vérité, il y a un seul Serviteur, qui est tout à la fois Jésus et Israël. Ou plutôt: qui est Israël, dont la vocation s'accomplit en Jésus-Christ; sans que cet accomplissement, bien au contraire, dépouille Israël de son identité et de sa mission.
En Jésus-Christ, le Serviteur a porté le péché du monde. fi a surmonté l'épreuve du silence de Dieu. Il a gardé la foi dans l'épreuve et la déréliction apparente. II lui est donné désormais de « voir la lumière » ils 53,11)°. Promesse de glorification de tout Israël, assurance déjà donnée d'une rédemption finale, à laquelle, dès à présent, il est donné au croyant d'avoir part dans le secret de la fol, par une illumination de grâce dont il aurait tort de s'enorgueillir.
En Israël continue de se dérouler dans le temps ce qui s'est accompli dans le Christ d'une manière ponctuelle et en quelque sorte transhistorique. Le peuple juif continue de porter sous nos veux le poids de l'histoire et de vivre la phase nocturne du mystère du Serviteur, Il continue de faire l'expérience du silence de Dieu, sans que ce silence puisse décourager une prière, une profession de foi et une affirmation d'espérance qui sont un miracle permanent; sans que ce silence puisse le décourager de guetter dans sa propre histoire et dans celle du monde les signes de l'accomplissement des promesses. Sa présence à nos côtés nous oblige à prendre au sérieux le temps1°, avec tout ce que cette réalité comporte d'Inachevé, nous qui nous installons si volontiers dans l'éternité. Il nous remet sous les yeux le péché du monde — le nôtre — et nous Interdit d'oublier notre responsabilité. En nous obligeant à prendre au sérieux ce qui, dans ce monde, semble démentir la foi chrétienne et son optimisme, il nous rappelle opportunément que la foi — parce qu'elle est la foi, c'est-à-dire la participation anticipée à ce qui défie l'évidence — comporte un élément de silence, de secret et d'incommunicable. L'absurdité même de ce qu'il a subi, qui constitue un défi à toute parole", interdit à la foi de se transformer en Idéologie, et disqualifie par avance tout discours qui prétendrait tout expliquer. Il nous interdit d'oublier que « nous avons été sauvés, mais c'est en espérance » (Rm 8,24).
Michel Remaud est un prêtre du diocèse de Paris. Il a tait des études de judaïsme à l'Université de Jérusalem et il enseigne actuellement les sciences du judaïsme dans le cadre de l'Institut Ratisbonne à Jérusalem.
1. Sauf indication contraire, les citations bibliques sont faites à partir de la Traduction Oecuménique de la Bible
(TOB).
2. Le mot avoda désigne à la fois le service et le culte liturgique. C'est Ici le lieu de rappeler le récit de la mort de Rabbi Aqiba: « Lorsqu'on fit sortir Aqiba pour le mener à la mort, c'était l'heure de la récitation du Shema. On déchirait sa chair avec des peignes de fer. et il prenait sur lut le loug du Royaume des Cieux. Ses disciples lui dirent: "Notre Maitre, lusqu'à ce point?" Il leur répondit: "Tous les jours, le me désolais sur ce passage: De toute ton âme (c'est-à-dire:) Même s'il prend ton àme. Et le me disais: Quand viendra le moment de l'accomplir? Et maintenant que ce moment est venu, le ne l'accomplirais pas?" », Talmud B. Berakhot, 61 b.
3. L'application dis 52,13-53,12 à Israèl, devenue classique dans le judaïsme, est loin d'être exclusive, et ne s'est Imposée que progressivement. La littérature rabbinique applique ce passage à Rabbi Aqlba, à Moïse, au luste en général, mals surtout au « Rol-Messie L'application à Israël. attestée dans le Midrash (Nb Rabba, 13,2), a été développée au Xlie s. par Ibn Ezra. Sur cette question, voir A. Neubauer et S.R. Driver. The Fane Third Chapter of Isaiah according to the Jewish Interpretators, 2 vol., New York, Ktav Publishing House, 1969.
4. Cf. P.-E. Bonnard, Le Second Isaïe, son disciple el leurs éditeurs. Isaïe 40-66, coll. «Etudes bibliques », Paris, Gabalda. 1972.
5. En hébreu: catastrophe. Terme utilisé pour désigner le génocide appelé abusivement «Holocauste».
6. L'objection qui consisterait à dénier à Israël l'appellation de «Juste. sous prétexte que tous les juifs ne sont pas fidèles à l'Alliance n'a pas plus de valeur que celle qui consisterait à dénier à l'Église le qualificatif de ei Sainte » à cause du péché des chrétiens. C'est peut-être Ici le lieude prévenir un malentendu, et de préciser que le fait de porter une attention particulière à la souffrance luive ne signifie pas que celle des non-juifs mériterait moins de considération. C'est reconnaine à l'existence d'Israël, comme à celle du Christ, une fonction et une signification typiques, qui permettent précisément d'éclairer toute expérience humaine.
7. Ce terme de Fils désigne Ici, bien entendu, Israël (cf. Ex 4,22) et Jésus-Christ (cf. Mt 3,17).
8. Cf. Elle Wiesel, La Nuit, Paris, Editions de Minuit, 1958.
9. Traduction de le Bible de Jérusalem d'après le grec et Qumran.
10. Cf. Abraham Heschel. Les Bâtisseurs du temps, Paris. Editions de Minuit, 1957.
11. Cf. André Neher. L'Exil de la parole. Du silence biblique au silence d'Auschwitz, Paris. Seuil, 1970.