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LA TESHUVAH - Une perspective juive
Mark L. Solomon
La Teshuvah est une dynamique intérieure essentielle pour la judaïsme. Si la Torah nous guide vers la rédemption, si la prière exprime notre attente de celle-ci, et si les mitzvot (bonnes oeuvres) sont le moyen d'instaurer la rédemption autour de nous, la Teshuvah est ce qui nous pousse en avant, qui nous permet de recommencer chaque fois que nous sommes tentés de nous arrêter.
Le sens premier, littéral, du mot Teshuvah est "retour" ou "repentance", un mot qui n'apparaît pas comme tel dans la Bible, mais que les rabbins ont forgé à partir de l'appel de Osée 14,2: "Reviens, Israël, au Seigneur ton Dieu, car ta faute t'a fait trébucher", appel repris par les prophètes qui suivirent et par le Deutéromoniste (chap. 30).
Brodant sur le texte de Malachie 3,7: "Revenez à moi et je reviendrai à vous", le Midrash a créé cette parabole émouvante:
Un roi avait un fils. Celui-ci avait commis une faute grave et avait été exilé dans un pays lointain. Après un certain temps, la roi commença à regretter son fils: il envoya un messager pour lui dire: "Reviens vers moi". Le fils répondit: "Je ne peux revenir car la route est trop longue". Alors le roi lui envoya de nouveau un messager pour dire: "Ne crains pas, mets-toi en route et va aussi loin que tu le peux. Je ferai le reste du chemin pour te rencontrer".1
La Teshuvah dans la tradition rabbinique et dans le Hassidisme
Dans la Bible, la Teshuvah est généralement un acte collectif de toute la nation. A l'époque rabbinique, elle prit le sens d'une pénitence individuelle, d'une réponse au sens du péché personnel qui commençait à préoccuper le peuple juif dans l'Antiquité tardive. Elle présentait deux aspects: elle était à la fois réponse à une faute spécifique et disposition totale à faire pénitence. L'importance de cette dernière est évoquée avec concision dans l'histoire de Rabbi Eliézer (1er - 2e siècles):
Il disait: "Repens-toi un jour avant de mourir". Ses disciples lui répondirent: "Qui connaît le jour de sa mort?" - "Raison de plus donc, répliqua-t-il, de se repentir aujourd'hui, car peut-être va-t-il mourir demain... et ainsi, toute sa vie se passera en Teshuvah".2
La méthodologie de la repentance telle qu'elle a été développée par les rabbins et codifiée par Maïmonide comporte quatre dispositions: le changement de conduite, la résolution, le remords et la confession. La manière de tester un pénitent pour juger de l'authenticité de son propos a été brièvement décrite par Rav Judah (au 3e siècle): "C'est celui qui, lorsqu'il a une ou deux fois la même occasion de pécher, y résiste". Et il ajoutait: "La même femme, la même époque, le même lieu".3
Le premier pas, crucial, dans ce processus est que s'opère une transformation du pécheur. Comme l'indique le terme même de Teshuvah, il s'agit d'une réorientation psychique, d'un retournement. Un maître hassidique du 19e siècle jouait ainsi sur le verset du Ps 103,12: "Comme le levant est loin du couchant, il met loin de nous nos offenses" en disant: "Quand vous vous trouvez face au levant, vous n'avez qu'à faire un demi-tour pour vous trouver face au couchant. De même, si vous péchez, vous n'avez qu'à faire un léger demi-tour mental pour vous trouver bien loin de vos transgressions".4
Cette aspiration religieuse fondamentale au pardon a conduit les rabbins à considérer la Teshuvah comme l'une des réalités essentielles du cosmos spirituel. Le Talmud (Pessahim 54a) énumère les sept réalités qui ont été créées avant l'univers: la Torah, la Teshuvah, le Paradis, le nom du Messie. Et à l'objection que, si le péché n'existait pas encore, la Teshuvah n'était pas nécessaire, on répondait: "Le Saint, béni soit-il, a prévu le remède avant la maladie". La Teshuvah est donc présente depuis avant le commencement comme potentiel de changement au coeur de l'existence. Même lorsqu'existait le Temple et que les mesures cultuelles pour le pardon prescrites par la Torah pouvaient être prises, la Teshuvah était la condition sine qua non: "Le sacrifice pour le péché et le sacrifice de réparation, la mort et le jour du Grand pardon, tous ces moyens ensemble n'expient pas les péchés sans la Teshuvah".5 A la crise créée par la destruction du Temple et par la perte des moyens rituels d'expiation les rabbins répondirent par l'affirmation courageuse que la Teshuvah seule suffisait:
Rabbi Yosé ben Tartos disait: "D'où peut-on prouver que celui qui se repent est comme quelqu'un qui est monté à Jérusalem, a construit le Temple et érigé un autel et y a offert tous les sacrifices mentionnés dans la Torah? - Par ce verset: "Le sacrifice voulu par Dieu, c'est un esprit brisé" (Ps. 51,19).6
Quels que soient la grandeur du péché et l'endurcissement du pécheur, la Teshuvah est toujours possible et toujours efficace, comme en témoignent bien des récits rabbiniques. En voici un, à propos du premier meurtrier. Au sujet du verset de Gn 4,5: "Et Caïn s'en alla", le Midrash fait le commentaire suivant:
Il s'en alla tout joyeux. En chemin, Caïn rencontra Adam qui lui dit: "Qu'en est-il de la sentence prononcée contre toi?". Caïn répondit: "Je me suis repenti et j'ai été pardonné". Quand Adam entendit cela, il commença à se frapper le visage et dit "La puissance du repentir est-elle donc aussi grande? Je me savais pas qu'il en était ainsi!".7
Un autre Midrash oppose la Teshuvah à la prière: les portes de la prière sont parfois ouvertes et parfois fermées, mais celles de la repentance sont toujours ouvertes.8 Dieu est prêt non seulement à agréer un repentir sincère, mais même à le faciliter. A propos du verset "Ouvre-moi, ma soeur" (Ct 5,2), Rabbi Issi fait ce commentaire:
Dieu dit aux enfants d'Israël: "Ouvrez-moi, mes enfants, la porte de la repentance pas plus grande que le trou d'une aiguille, et j'ouvrirai pour vous des portes assez larges pour que puissent y entrer voitures et charrettes". Rabbi Levi disait: "Si les enfants d'Israël voulaient bien se repentir un jour seulement, ils obtiendraient la rédemption et le fils de David pourrait arriver directement, comme il est dit: "Aujourd'hui, si vous prêtiez seulement l'oreille à Sa voix" (Ps 95,7).9
Cette dernière affirmation, qui est une hyperbole rabbinique typique, n'en donne pas moins l'idée de l'action absolument transformante, salvifique, de la Teshuvah pour l'individu, pour le peuple et pour le monde entier. Dans certaines maximes, celle-ci est présentée comme le summum bonum de l'existence humaine: "Une heure de repentir et de bonnes actions dans ce monde-ci est plus belle que toute la vie du monde qui vient" .10
La puissance de régénération de la Teshuvah est telle qu'elle ne transforme pas seulement une personne mais qu'elle transforme tout ce qui était en elle, disons d'"énergie négative" en "énergie positive". Le péché ne disparaît pas seulement chez le pénitent; il se transforme en une "quantité" équivalente de vertu. Dans une longue liste d'éloges de la Teshuvah, Resh Lakish (3e siècle de notre ère) affirme: " Grande est la Teshuvah, car les péchés deviennent comme des bonnes oeuvres pour celui qui se repent par amour" .11 Exploitant ce thème de la félix culpa, R. Levi Isaac de Berditchev, un des plus grands maîtres hassidiques du 18e siècle, assura un jour à un pécheur notoire qu'il l'enviait beaucoup car, s'il venait à se repentir, chacun de ses péchés brillerait d'un grand éclat et il serait lui-même entièrememt lumineux: "Vous êtes appelé, disait-il, à être une lumière brillante, et c'est pourquoi je vous envie" .12 Le Talmud pousse cette idée jusqu'à une conclusion qui semble illogique dans cette phrase fameuse: " A la place où se tiennent les pécheurs repentants, même ceux qui sont parfaitement justes ne peuvent se tenir".13 La réflexion permet de saisir la vérité profonde cachée dans ce paradoxe: faisant l'expérience du péché, lui résistant ensuite et le dépassant en faisant Teshuvah, le pénitent a appris certaines choses et a grandi d'un manière que ne connaîtra jamais celui qui n'a pas passé par là. De notre faiblesse se dégage une force unique, et quand nous arrivons à nous vaincre nous-mêmes, nous remportons la plus grande des victoires.
Grâce à la Teshuvah, comme le dit Rabbi J. B. Soloveitchik, un des plus grands penseurs juifs de ce siècle, le futur triomphe du passé. La Teshuvah défie le destin et sape à la base tout fatalisme, car elle met en question l'idée que ce que nous avons fait, ce que nous avons été, détermine inexorablement ce que nous serons et ce que nous ferons. Celle-ci nous offre la possibilité de changer, de nous renouveler, ce qui est l'essence même de notre liberté et, finalement, de notre humanité; en effet, retournant vers Dieu nous retournons vers notre vérité, notre moi le plus profond: l'image de Dieu selon laquelle nous avons été créés. Selon Nahman de Bratzlav, l'un des maîtres les plus radicaux du Hassidisme, c'est par la Teshuvah que nous devenons réellement humains. De la manière tranchante qui le caractérise, il affirme:
Avant la repentance, une personne n'a pas d'existence réelle, et il serait meilleur pour elle de n'être pas née; c'est la Teshuvah qui nous donne d'exister. Par la Teshuvah, nous déclarons: "Je suis prêt à exister en tant que personne digne de prix".14
La puissance de transformation de la Teshuvah est telle, aux yeux de Nahman, que par elle nous pouvons renaître: "La vue de nos transgressions nous transforme en enfants nouveaux- nés".15 Le renouvellement dû à celle-ci peut cependant s'étendre au-delà de la personne individuelle. Dans un des passages les plus étonnants du Talmud, qui est un éloge de la repentance, avec peut-être une intention polémique antichrétienne, nous lisons:
Rabbi Meïr avait coutume de dire: Grande est la Teshuvah, car en considération de la seule personne qui se repent le monde entier est pardonné, comme il est dit: "Je guérirai leur infidélité, je les aimerai de bon coeur, car ma colère s'est détournée de lui" (Osée 14,5). Le verset ne dit pas "d'eux", mais "de lui".16
Quelques points de vue plus récents
Bon nombre de penseurs juifs modernes sont revenus à la notion biblique de la Teshuvah en tant que mouvement non pas individuel, mais de la nation. Dans la pensée sioniste, la Teshuvah devient le retour des juifs à la terre d'Israël, et à leur véritable destinée en tant que nation vivant et exerçant sa créativité sur la terre ancestrale. A.D. Gordon, important idéologue des débuts du Sionisme, poussa cette idée un peu plus loin, prétendant que, au cours des siècles de son existence en diaspora, le judaïsme s'était perverti du fait que les juifs étaient séparés de leur terre, et que par ailleurs le travail agricole sur ce sol pourrait seul rendre son âme au peuple juif. Dans un sens plus large, nous pourrions dire aussi que la nouvelle conscience que nous avons de notre interdépendance avec le monde naturel, notre désir de "retour à la nature" et le remords que nous ressentons pour les dommages causés à l'environnement est un exemple du vaste mouvement de Teshuvah qui se manifeste de nos jours.
Un autre exemple de Teshuvah qui se manifeste dans notre société, encouragé particulièrement par les juifs orthodoxes, est le phénomène, courant depuis les années 60, de jeunes gens venus de milieux assimilés qui redécouvrent leurs racines juives et abandonnent le genre de vie bien intégré de leurs parents pour adopter un mode de vie orthodoxe de stricte observance. Les milliers de personnes qui ont pris ce chemin au cours des dernières décades se considèrent, et sont communément reconnues, comme des Baalei teshuvah, littéralement des "pénitents". Cela aussi n'est qu'une des manifestations d'une tendance à des modes d'expression religieuse extrémistes ou réactionnaires qui se font jour dans une grande partie du monde, et on pourrait se poser quelques questions sur la valeur de tels mouvements de "Teshuvah" et sur leurs conséquences spirituelles, morales et sociales.
Parmi les nombreux penseurs qui, récemment, ont réfléchi sur le sens de la Teshuvah, aucun ne l'a fait avec plus de profondeur et de poésie qu' Abraham Isaac Kook (1865-1935), le premier Grand rabbin ashkenaz de Palestine. Marqué par la tendance quasi moniste de l'enseignement cabalistique et hassidique dans son ensemble, Kook considère la Teshuvah comme l'élan qui pousse toute existence à retourner vers sa source dans l'Un.
Il écrit:
La pénitence surgit des profondeurs de l'être, de ces grandes profondeurs où l'individu ne se trouve pas comme une entité séparée, mais plutôt comme une continuation de l'existence universelle dans son immensité. Le désir de pénitence est en relation avec la volonté universelle, avec sa source la plus haute... Dans ce grand canal où coule la force soutenant la vie, là se révèle la source unitaire de toute existence, et dans l'esprit de pénitence qui plane au service de la vie, toutes choses sont renouvelées et portées à un degré plus élevé de bien, de rayonnement et de pureté... La pénitence est inspirée par le désir qu'a tout être de devenir meilleur, plus pur, plus vigoureux et d'être à un niveau plus élevé qu'il n'est.17
Si nous voulons résumer la pensée de Kook, la Teshuvah serait "l'élan de l'âme vers la perfection, le fait de s'élever au-delà des limites imposées par le caractère fini de l'existence. C'est tendre à être réuni à Dieu... En d'autres mots la pénitence, chez l'être humain, n'est qu'un épisode du drame entier de la vie cosmique... Son but premier est la recherche d'une perfection personnelle, mais elle déborde en un effort constant pour améliorer la société et le monde".18
Jusqu'ici, nous avons considéré divers aspects de la Teshuvah en prenant le mot dans le sens de "retour". Ce n'est cependant pas le seul sens de ce mot hébreu; il a aussi habituellement le sens de "réponse". Cette signification du mot n'a pas été, traditionnellement, associée à la repentance; c'est seulement dans la pensée juive existentielle, comme par exemple la philosophie du dialogue de Martin Buber ou les écrits d'Abraham Joshua Heschel, qu'a été développée cette relation intéressante.
Dans la Genèse, Dieu adresse à Adam sa première question: "Où es-tu?" (3,9). Cette même question est adressée à chacun de nous, sans cesse: "Où en es-tu dans ta vie? A quel point en es-tu? Que recherches-tu?... Où te caches-tu?". La Teshuvah est notre réponse, notre empressement et notre effort pour entrer en dialogue avec Dieu, l'éternel Tu. A travers les générations, en commençant par Abraham (Gn 22,1), la réponse des gens en quête de Dieu a été: "Me voici!" - l'ouverture à ce dialogue, à cette demande. La Teshuvah est une attitude d'écoute, une sensibilité à la voix de Dieu, à la voix de la conscience qui exige de nous l'examen personnel et la responsabilité; mais notre Teshuvah, notre réponse, ne doit pas s'adresser uniquement à Dieu, car d'autres "Tu" nous appellent aussi et attendent de nous une réponse. Tout vrai dialogue est une Teshuvah.
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Au cours de ces dernières générations, nous avons été les témoins d'un acte nouveau, extrêmement important de Teshuvah sous la forme du dialogue interreligieux, et particulièrement du dialogue judéo-chrétien. Pour ceux et celles qui s'y sont engagés, de toutes parts, cela a exigé un effort de repentance, non tant pour le mal commis que, plus profondément, pour les longs siècles passés en détournant le visage les uns des autres; pour le refus d'écouter avec générosité et de parler avec respect, le refus de comprendre. Maintenant, nous avons au moins commencé à écouter l'appel, un appel que nous ne nous faisons pas seulement les uns aux autres, mais qui vient de Dieu; car lorsque nous répondons aux autres nous répondons à cette image divine qu'ils portent en eux. Nous nous sommes tournés les uns vers les autres et aussi vers cette lumière en laquelle toutes les vérités trouvent leur sens. Peut-être commençons-nous maintenant seulement à être dignes de notre appel. Ce n'est qu'en nous tournant vers l'autre et en lui répondant que nous irons au bout de nos possibilités, que nous découvrirons l'étendue de notre liberté et que nous deviendrons plus réellement nous-mêmes.
Notes
Rabbi Mark L. Solomon est professeur au Leo Baeck Rabbinical College de Londres; il est le rabbin de la West Central Liberal Synagogue de Londres. Cet article est traduit de l'anglais.
1. Pesikta Rabbati
2. Avot deRabbi Nathan (A) 15, 31b
3. .Yoma 86b; cf. Maïmonide, Lois de la Teshuvah 2:1-2
4. Rabbi Nathan David Sidlovtzer, cité in Tiferet Banim, (Varsovie 1911) p.9
5. Tosefta Yoma 5:9
6. Lévitique Rabbah, Tsav, 7:2. Dans d'autres textes, c'est l'étude, la prière, le jour du Grand pardon lui-même et, avant tout,les bonnes actions qui sont reconnus comme moyens d'expiation.
7. Ibid.10:5
8. Cf.Lamentations Rabbah, 3
9. Cantique Rabbah, 5:2:2
10. Avot 4:22
11. Yoma 86b. Dans ce passage, il est dit que le repentir causé par la crainte du châtiment n'a qu'un effet moindre: celui de transformer les péchés délibérés en péchés involontaires.
12. I.Berger: Esser Orot, Varsovie 1913, p.53.
13. Berakhot 34b.
14. Nahman de Bratzlav, Likkutei Etzot Ha-Shalem, Varsovie 1913,p.118.
15. Idem, Sefer Ha-Midot, Varsovie 1912, p.155
16. Yoma, loc. cit.
17. A.I. Kook, The Lights of Penitence (Orot Ha-Teshuvah), trad. Ben Zion Bokser, ch.6, in Abraham Isaac Kook, éd; B.Z.Bokser, Classics of Western Spirituality, N.Y. 1978, p.56.
18. Ben Zion Bokser, Ibid., p.39