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La parabole midrashique: une manière attractive de transmettre la foi
Abramo A. Piattelli
Il est dit dans la Mekilta de Rabbi Ishmael(1) que, quand Rabbi Eleazar Hamodaï voulait faire comprendre quelle saveur avait la manne mangée par les Hébreux pendant quarante ans au désert, après leur sortie d'Egypte, manne que le texte appelle «pain céleste», il prenait le verset biblique concernant cet épisode:
La maison d'Israël donna à cette substance le nom de manne; elle ressemblait à de la graine de coriandre (gad), elle était blanche (lavan) (Ex 16,31),
et il l'expliquait ainsi:
Elle ressemblait au mot aggadah (gad) en ce qu'elle attirait les coeurs (libban) des Hébreux.
Un tel enseignement, au-delà de son exégèse propre, met en évidence le rapport particulier qu'il nous faut reconnaître entre le peuple juif et cette littérature singulière connue sous le nom de aggadah(2) ou de midrash.
Si l'on cherche à motiver une telle affirmation, il faut tout d'abord souligner ce qui caractérise le langage et le style du midrash Il s'agit, comme nous le savons, d'un langage figuratif et riche en symboles qui, dans sa singularité, réussit à frapper aussi bien l'imagination que le sens religieux du lecteur. Le midrash échappe à toute catégorie, tant logique que chronologique; avec lui, tous les paradoxes sont possibles, en principe et de fait. Le midrash est en même temps susceptible d'exprimer des affirmations qui ne sont pas toujours dans la ligne de la tradition: en effet, la symbolique et les métaphores du midrash permettent de trouver rassemblées toutes sortes de contradictions qu'il serait à peu près impossible de mettre ensemble dans le langage ordinaire.
On a bien souvent, et de manières diverses, mis en évidence la valeur didactique du midrash. On trouve, par exemple, dans Sifré (3) un enseignement attribué à l'école de Rabbi Ishmael où
est dit:
Tu désires connaître Celui qui parla et le monde fut? Va et étudie la aggadah! C'est ainsi que tu connaîtras Celui qui parla et le monde fut, et que tu t'attacheras à Ses voies.
Si l'on veut étudier de plus près certains enseignements de la aggadah, on doit se rappeler ce concept fondamental du judaïsme: que Dieu doit être considéré comme le Créateur de l'homme et de l'univers, et comme Celui qui, en tant que Providence, continue à maintenir des relations avec ses créatures.
Dieu règne en majesté
Dans le Yalkut Shim'oni, commentant le Ps 93,1. nous pouvons lire ce que voici:
A peine l'homme fut-il créé, qu'il se dressa sur ses jambes et apparut comme un être presque divin, sa taille s'étendant de l'Orient à l'Occident. Quand les autres créatures le virent, elles eurent peur de lui. Elles crurent qu'il s'agissait de leur Créateur, et elles vinrent toutes se prosterner devant lui. L'homme dit alors: « Pourquoi venez-vous vous prosterner devant moi? Allons, revêtons-nous tous ensemble de dignité et de force, et proclamons comme notre roi Celui qui nous a créés!» A ce moment-là, l'homme ouvrit la bouche et s'exclama avec toutes les créatures: L'Eternel règne; Il s'est vêtu de majesté…
De ce midrash, on peut déduire que, comme ce le fut pour le patriarche Abraham jadis, tout juif a le devoir de faire connaître dans le monde créé le concept de l'unité et de la transcendance de Dieu, Créateur de toutes choses. Une telle conscience, pourrait-on ajouter, suffit à élever l'homme et toute la création à un niveau, ou une dimension, quasi métaphysique.
Dans le livre d'Israte (43,12). il est écrit
Vous êtes mes témoins, dit l'Eternel, et moi Je suis Dieu.
Et la Pesikta explique:(4)
Quand vous êtes mes témoins, Je suis Dieu, mais quand vous n'êtes pas mes témoins, c'est comme si Je n'étais pas Dieu.
Le rôle de la Torah et son étude
L'observance et l'étude de la Torah sont peut-être l'élément fondamental qui permet à Israël de maintenir son caractère propre, celui de peuple choisi par Dieu pour s'acquitter de devoirs religieux et éthiques, en faveur de toute l'humanité. On raconte à ce sujet que, au moment où les Hébreux se trouvaient au pied du mont Sinaï pour y recevoir la Torah,
le Saint, béni soit-il, leur dit: « Je suis disposé à vous faire don de la Torah, mais amenez-moi quelques bons garants, qui me garantiront que vous allez l'observer». Ils dirent: « Nos pères sont nos garants»; mais le Saint, béni soit-il, répliqua: « Vos pères ne suffisent pas!» Ils reprirent: « Nos prophètes seront nos garants». Mais Dieu dit encore: « Ceux-ci non plus ne suffisent pas!» Les Hébreux reprirent: « Eh bien, ce seront nos enfants qui seront nos garants». Alors le Saint, béni soit-il, déclara: « Ceux-là seront sûrement de bons garants et, à cause d'eux, le vous donnerai la Torah ».(5)
Ce midrash montre bien la nécessité, pour l'individu, d'une certaine intégrité morale, comme aussi l'aptitude qu'il doit avoir de transmettre les enseignements de la religion. Il s'agit là, évidemment. de conditions qui rendent l'individu apte à recevoir la Torah, la loi morale, et à en comprendre tous les principes.
Il est écrit dans le traité Khalla que, chaque four, un messager sort du sein de Dieu pour annoncer au monde sa ruine et pour le ramener à son point de départ; mais dès que Dieu voit des petits enfants Juifs étudiant la Torah et des sages réunis dans les maisons d'étude, sa colère se transforme en miséricorde.
Le don de la Torah
Un problème particulier, que les maîtres juifs de tous les temps ont cherché à approfondir, est celui du sens des préceptes divins et de leurs motivations. Voilà ce que rapporte le Talmud:
Rabbi Voshua, fils de Lévi, affirmait ce qui suit: Quand Moïse monta au ciel pour recevoir la Loi, les troupes célestes dirent devant le Saint, béni soit-il: «Seigneur de l'univers, qu'est venu faire ici, au milieu de nous, un homme fils de la femme?» — « Il est venu prendre la Torah», leur répondit-il. Mais ils répliquèrent: « Comment est-il possible que tu veuilles donner maintenant un trésor si précieux, qui était déjà en dépôt 971 générations avant la création du monde, à un être de chair et de sang? »... Le Saint, béni soit-il, dit: «Moïse, donne-leur toi-même une réponse!» Celui-ci répondit: «Seigneur de l'univers, j'ai peur qu'ils ne me brûlent de l'haleine de leurs bouches!» Mais Dieu lui dit: « Accroche-toi au trône de ma gloire, et donne-leur une réponse!» Moise reprit alors, en Sa présence: « Seigneur de l'univers. dans la Torah que Tu nous donnes, qu'est-il écrit? » — Je suis le Seigneur ton Dieu qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte — a Vous, êtes-vous donc descendus en Egypte? Avez-vous été jamais esclaves de Pharaon? Qu'en faites-vous, de la Torah? » « Et encore, qu'y a-t-il d'écrit dans la Torah?» — Vous ne tuerez pas, vous ne commettrez pas d'adultère, vous ne volerez pas » — Y a-t-il par hasard de la jalousie en vous? Avez-vous l'instinct mauvais? » Aussitôt les troupes célestes se trouvèrent d'accord avec le Saint. béni soit-il; chacun fit amitié avec Moïse et lui fit des présents.
Ce midrash, où se mêlent tant d'éléments mystiques, nous aide à comprendre la valeur de la Torah, c'est-à-dire la dimension humaine de ses avertissements qui peuvent corriger ou éliminer les aspects négatifs de la réalité.
Le midrash... dialogue ininterrompu entre Dieu et l'homme
Au fond de la conscience de tout juif, le midrash, avec son style particulier, est comme une forme du dialogue biblique entre Dieu et l'homme qui se poursuit. En d'autres mots, la fixation du canon biblique et sa clôture n'auraient nullement interrompu les rapports dialectiques entre l'homme et Dieu; dans le midrash, ces rapports prennent une forme nouvelle, continuent à s'approfondir. C'est dans cette optique justement que se situe la recherche passionnée d'une réponse à la condition historique particulière du juif. Sous une telle forme, les problèmes de caractère théologique et religieux se trouvent formulés de manière intéressante, ainsi que tout ce qui concerne l'espérance messianique et eschatologique. Essayons d'en donner ici quelques exemples:
On affirme dans la Pesikta Rabbati:(6)
Quand les fils d'Israël entrent dans les maisons de prière ou dans des lieux d'étude et que, ouvrant la Torah, ils y lisent ces paroles: Je me tournerai avec bienveillance vers vous, je vous ferai croître et multiplier, et je maintiendrai mon alliance avec vous (Lv 26,9), le peuple qui se trouve en exil éprouve réconfort dans cette promesse. Et quand viendra la fin des temps, le Saint, béni soit-il, dira aux enfants d'Israël: « Mes enfants, je suis en admiration devant la manière dont vous avez su souffrir pour Moi si longtemps! » Et à cela les juifs répondront: « S'il n'y avait pas eu la promesse contenue dans Ta Torah, les nations du monde nous auraient déjà depuis longtemps entraînés à nous éloigner de Toi ».
De tels motifs, où le doute, l'espérance et la consolation sont mêlés à des éléments exégétiques, se retrouvent dans un autre midrash du Talmud, dans le traité Menachoth. On y lit ce qui suit :(7)
Quand fut détruit le Temple de Jérusalem, le Saint, béni soit-il, trouva Abraham qui se promenait autour des murs du Temple. Il lui demanda: Que lait mon bien-aimé dans Ma Maison? (Jr 11,15) — «Je suis venu voir le sort de mes enfants ». Il lui répondit: « Tes fils ont péché »; et Il ajouta: « et c'est pour cela qu'ils ont été exilés ». Abraham dit: «Peut-être leurs fautes ne sont-elles pas des actes commis volontairement». A quoi Dieu répondit: Ils ont commis leurs fautes délibérément (ibid.). Abraham ajouta: « Peut-être n'est-ce qu'une minorité qui a péché!» Dieu répondit: Non, une multitude (ibid.) Alors Abraham dit: « Tu aurais dû te rappeler la circoncision ». Mais Dieu répondit: « (Le précepte concernant) la chair sacrée (la circoncision), ils Te l'ont enlevée (ibid.). « Peut-être, reprit Abraham, si Tu avais attendu encore un peu, se seraient-ils repentis. » Dieu répondit: Plus tu fais le mal, plus tu te réjouis (ibid.). Alors, de désespoir, Abraham se prit la tête dans les mains et se mit à pleurer et à crier. Se tournant vers Dieu, il s'exclama: «Peut-être, mais le ciel nous en préserve!, n'y a-t-il plus aucun espoir pour eux?» Alors une voix se fit entendre du ciel qui disait: «Il est écrit: L'Eternel t'a nommé olivier verdoyant, paré de fruits (ibid. y. 16). De même que le destin de l'olivier ne se décide qu'à la fin (c'est-à-dire quand on en extrait l'huile), de même le sens du destin d'Israël ne se reconnaîtra qu'à la fin des temps.
On peut remarquer comment, à travers le midrash, les maîtres juifs ont su présenter cette capacité propre à Dieu de considérer les temps présents à la lumière de Sa rencontre avec Israël et avec les Patriarches dans les temps anciens, et comment ils ont su montrer que ces temps anciens comportaient, encore pour le présent, des effets bienfaisants et une promesse de bénédiction et de rédemption.
L'enseignement du midrash. avec son style et son langage, conserve encore de nos jours toute son actualité et sa valeur de message. C'est ce qu'exprime le passage du Cantique des Cantiques Rabbah que nous rapportons ici, à propos du verset 2,5(8)
Réconfortez-moi par des gâteaux de raisin, restaurez-moi avec des pommes, car je suis dolente d'amour.
Un de nos sages enseigne: Quand quelqu'un est en bonne santé, il mange tout ce qu'il trouve; mais quand il est malade, c'est déjà beaucoup s'il réussit à manger quelques mets délicats. Et cela est expliqué ainsi par Rabbi Itzak: « Dans le passé, les paroles de la Torah étaient connues de tous, et les gens aimaient à apprendre les leçons de la Mishna et du Talmud: mais maintenant que la Torah n'est plus connue, les gens n'apprennent volontiers que les leçons de l'Ecriture et de la aggadah ».
Indications bibliographiques: les Paraboles
• Crossan J.D.: In Parables. éd. Harper and Row, New York.
• Dood Ch.H. Les paraboles du Royaume de Dieu. éd. du Seuil, Paris 1977.
• Dupont J.: Pourquoi les paraboles? éd. du Cerf, Paris 1977.
• Flusser D.: Die rabbinischen Gleichnisse und der Gleichniserzahler Jesus, Verl. Peter Lang, Berne etc. 1981 (une bonne recension dans la Freiburger Rundbrief 121-124, 1980, pp. 19-22).
• George A.: art. » Parabole » in Dictionnaire de la
• Bible (Supplément) t. VI. col. 1149-1177. Jeremias J.: Les paraboles de Jésus, éd. X. Mappus,
• Le Puy 1962 (avec une bibliographie pp. 225-227).De La Maisonneuve D.: Paraboles Rabbiniques, Cahiers Evangile, supplément 50, Le Cerf. Paris 1984.
• Martini G.M.: Perché Gesù parlava in parabole?
• Meditazioni, Dehoniane, Bologne 1985.
• Otto Via Jr.: The Parables, Fortress Press, Philadelphie 1967.
• Perrin N.: Jesus and the Langage of the Kingdom, Fortress Press. Philadelphie 1976.
• Cahiers « Evangile » N. 44 et 45: »Comprenez les paraboles ». Le Cerf, Paris 1962.
• En « Sens » 7/8 - 1986, art. de Ph. Culbertson: « Les paraboles de la vigne chez Matthieu».
A signaler
• Un nouveau livre de Clemens Thoma: Thoma Cl. et Lauer S.: Die Gleichnisse der Rab-/amen, Band I. (Judaica et Christiane, Bd X), éd. Peter Lang, Berne 1986.
• Une traduction en néerlandais du livre de R. Le Déaut (The Message of the New Testament and the Aramaic Bible, 1982) aux éd. Acco, Louvain 1986, sous le titre: De bilbel van Jezus: het nieuwe testament en de arameese bgbelvertalingen.
Notes* Abramo A. Piattelli est l'un des rabbins de la Grande synagogue de Rome. Ami du Centre SIDIC de longue date. il apporte sa compétence à un cours régulier sur les Psaumes, où il présente chaque fois la lecture juive de ces prières.
1 - J.Z. Lauterbach, Mekilta De-Rabbi Ishmael, Tractate Vayassa'. Philadelphie, Jewish Publication Society of America 1976, vol. Il, p. 132.
2 - La aggadah est tout ce qui, dans l'enseignement rabbinique, ne concerne pas la Loi et ses prescriptions. Elle est une amplification des parties narratives, historiques, morales et prophétiques de la Bible.
3 - Sifré Deutéronome, pisqa 49.
4 - Pesikta de Rab Kahana 12.6
5 - Louis Ginzberg: The Legends of the Jews, Philadelphia, J.P.S. 1939, vol. III, pp. 89 et suiv.
6 - Pesikta Fiabbati, 21:15, New Haven and London, Yale H.P. 1968, vol. p. 438.
7 - Menachoth 53b (Soncino Talmud).
8 - Midrash Rabbah: Cant. des Gant 11,5, par. 1, London, Soncino 1961, p. 105.