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Le 15e anniversaire de la Déclaration Nostar Aetate (1965 - 1980)
Elio Toaff
La Déclaration Nostra Aetate
Voilà déjà quinze ans que le Concile Oecuménique Vatican II a approuvé, le 28 octobre 1985, la Déclaration Nostra Aetate, déclaration adressée aux catholiques du monde entier où se trouve traitée, entre autres, l'importante question des relations avec les religions non chrétiennes et en particulier avec les juifs.
Il y avait bien des années que, dans les documents officiels d'importance, l'Eglise ne s'était plus préoccupée du peuple juif. C'est peut-être parce que ce dernier, dans un passé tout proche, pendant la dernière guerre mondiale, Ion de l'holocauste de millions de ses fils, avait expié les péchés du monde, que l'Eglise romaine, à la fin du conflit et lorsque l'on fut revenu â la normale, sentit le besoin d'établir avec les juifs un mode de relations tout à fait différent de ce qu'il était dans le passé.
Déjà durant la période où le nazisme commençait à s'affirmer, on avait entendu l'un ou l'autre Pontife condamner plus ou moins explicitement l'antisémitisme et les persécutions dont les juifs étaient victimes. Mais c'est seulement grâce au Pape Jean XXIII et à l'inoubliable Cardinal Augustin Bea, avec lequel j'ai eu de véritables relations d'amitié, que la question des rapports entre l'Eglise et les juifs fut abordée avec courage, avec amour, et dans le but déterminé de débarrasser l'Eglise de tout résidu d'hostilité ou d'inimitié à l'égard des juifs. C'est ainsi que le Pape Jean, convocant le Concile, voulut que fût abordé le problème juif, et c'est le Cardinal Bea qui fut appelé â rédiger le document â soumettre aux Pères conciliaires.
Si le document qu'il avait élaboré et présenté avait été approuvé tel qu'il l'avait rédigé, il aurait été certainement bien meilleur, du fait qu'il n'y aurait plus eu aucun doute sur la question du « déicide » et sur la responsabilité collective du peuple juif. Nous savons que pendant bien des siècles cette accusation a été â la base d'une très grande et douloureuse incompréhension qui fit obstacle à un dialogue large et fraternel entre juifs et chrétiens et qui fut aussi la cause directe ou indirecte de tant de larmes, tant d'effusion de sang.
Certes, l'idée de l'innocence du peuple juif en ce qui concerne la passion et la mort de Jésus est clairement exprimée dans Nostra Aetate, et il est bien vrai que ce qui compte est l'idée et non le mot qui l'exprime, mais le mot « déicide » devait être maintenu, selon l'opinion courante parmi les juifs, parce qu'il était nécessaire de faire une référence précise à ce terme de «déicides. dont les juifs ont été flétris pendant des siècles.
De plus, le fait d'avoir remplacé la • condamnation » de l'antisémitisme, qui se trouvait dans le texte du Cardinal Bea, par la .réprobation», qui se trouve dans le texte définitif, a été et demeure pour les juifs un motif d'incertitude.
Cependant, malgré ces quelques observations que j'ai cru devoir faire ce soir par honnêteté, non dans l'intention de critiquer de manière stérile mais seulement pour mentionner les réactions les plus négatives enregistrées dans le monde juif, il nous faut reconnaître l'importance historique indiscutable de ce document conciliaire. Il a enfin ouvert la voie au dialogue entre le judaïsme et le christianisme. L'importance historique de cet événement réside dans le fait que les interlocuteurs parlent enfin sur pied d'égalité, d'égal à égal, chacun ayant la même dignité et le même respect. Et sur quoi porte ce dialogue? Sur tout ce qui peut contribuer â une meilleure connaissance mutuelle, tout ce qui peut être nécessaire é un approfondissement des connaissances propres dans le domaine de la foi, de la religion et de la tradition; et en cela on cherche à découvrir ce que est commun et à étudier ce qui sépare dans un esprit de fraternité, de compréhension et de bienveillance, afin de travailler ensemble à faire connaître la parole divine et d'être une bénédiction pour tous les peuples de la terre, selon la promesse faite par Dieu à Abraham.
Un autre mérite de la Déclaration Nostra Aetate est celle d'avoir privé de tout fondement ce que Jules Isaac a appelé « l'enseignement du mépris », en déclarant que ce mépris n'est conforme ni à l'Ecriture ni à la théologie chrétienne. Les millénaires de préjugés envers les juifs sont explicitement condamnés et les liens historico-spirituels qui unissent l'Eglise au peuple juif sont soulignés de façon opportune.
Les années qui ont suivi
Quinze ans ont passé, comme je le disais, depuis que le Concile Vatican II a approuvé le document. Il me semble qu'il vaut la peine d'examiner quelles en ont été les répercussions et quels progrès ont été réalisés dans le dialogue judéo-chrétien.
Les organismes de dialogue
Nous pouvons remarquer, non sans satisfaction, la naissance et le développement de centres d'amitié entre juifs et chrétiens où l'on travaille avec sérieux et ardeur à promouvoir une meilleure connaissance du judaïsme et un dialogue vraiment approfondi et profitable, offrant ainsi la possibilité d'un retour aux sources juives à la communauté chrétienne qui recherche son identité la plus profonde. Peu avant sa mort, le théologien allemand Karl Barth écrivait ces paroles significatives: .N'oublions jamais qu'il n'y a qu'une seule question vraiment oecuménique, celle de nos rapports avec Israël.
Le premier but du dialogue est de découvrir la vérité, et nous savons que cette découverte de la vérité est une conquête difficile, qu'elle doit être recherchée avec passion, courageusement, jour après jour, et qu'elle doit être défendue avec courage si l'on ne veut pas courir le risque de perdre l'une des valeurs les plus précieuses de notre existence.
En Italie, le SIDIC a le grand mérite d'être à l'avant-garde de cette oeuvre oecuménique, la promouvant avec intelligence, avec discrétion et avec un remarquable succès. A ce sujet je ne peux m'empêcher de rappeler le souvenir d'un grand ami, d'une âme d'élite, d'un juste auquel me liait une sincère et cordiale affection, le Père Cornons Rijk, que son souvenir soit en bénédiction, qui a dû interrompre prématurément son travail et sa mission terrestre dont le but étati de faire connaitre le peuple d'Israël et sa culture, d'éliminer des siècles de préjugés en substituant â la haine l'amour, au mépris l'estime, au rejet la collaboration.
Je voudrais citer aussi le Centre Pro Unione de Rome, ainsi que le groupe SEFER (Studi, Fatti, Ricerchei, qui font un excellent travail, cherchant à faire mieux connaître le judaïsme dans le monde chrétien et à maintenir le dialogue judéo-chrétien •dans le but de dissiper des préjugés millénaires et d'offrir des éléments pour la recherche théologique et pour l'étude Je ne peux non plus passer sous silence le travail modeste mais persévérant des différentes sections de l'Amitié judéo-chrétienne et, en premier lieu, de 'celle de Florence qui, depuis de nombreuses années, à travers son bulletin notamment, réussit â diffuser toujours plus largement ses idées.
Nous devons cependant reconnaître que cette action n'en est encore qu'a. ses débuts et qu'elle est encore trop peu répandue et connue au niveau populaire. Je dois dire aussi, par amour de la vérité, queles milieux catholiques, et même chrétiens, ne sont pas tous ouverts â ce rapprochement et à ce dialogue avec les juifs, et nous devons souligner de même qu'if existe parmi les juifs certains groupes qui, par méfiance ou par crainte que derrière le dialogue ne se cache une action missionnaire à leur égard, se refusent au rapprochement et se ferment au dialogue.
Les Orientations des évêques de France
En avril 1973, les évêques de France ont publié des Orientations pastorales sur l'attitude des chrétiens envers le judaïsme. Ce document est certainement le texte le plus important publié en France sur la question, et il suit parfaitement la ligne de la Déclaration du Concile Vatican Il concernant les juifs. Trois points fondamentaux y sont abordés: d'abord le fait que le judaïsme doit être considéré par les chrétiens comme une réalité non seulement sociale et historique, mais aussi religieuse; non comme une relique du passé mais comme une réalité vivante à travers le temps, vie qui se manifeste dans sa fidélité au Dieu Unique, dans sa ferveur à scruter les Ecritures pour y découvrir, à la lumière de ]a révélation, le sens de la vie humaine, et enfin dans son effort constant de rassemblement en une communauté réunifiée. En second lieu, ce document dénonce et condamne l'antisémitisme • qui se renforce par des arguments pseudo-théologiques Parmi les manifestations de l'antisémitisme, l'Episcopat français signale, entre autres, celle qui consiste à considérer tous les juifs comme déicides, car, affirme-t-il, c'est une erreur à la fois théologique, historique et juridique de tenir le peuple juif pour indistinctement coupable de la passion et de la mort de Jésus. Le troisième point est nouveau et très important et concerne la difficulté de porter un jugement serein sur le mouvement de retour du peuple juif sur sa terre. Le document, considérant le problème du point de vue strictement religieux, affirme textuellement: - Nous ne pouvons oublier, en tant que chrétiens, le don fait jadis par Dieu au peuple d'Israël d'une terre sur laquelle il a été a
Pour être objectif, je dois ajouter que tous ne partagent pas le point de vue de l'Episcopat français et qu'il y a même eu des prises de position nettement contraires.
Les Orientations et Suggestions pour l'application
C'est neuf ans après la publication de la Déclaration qu'ont été finalement publiées les Orientations et Suggestions officielles pour l'application de la déclaration conciliaire. Ce long délai avant la publication des Orientations est expliqué, dans le document même, par le fait que, de nombreuses initiatives ayant été prises après le Concile dans divers pays, on a voulu pouvoir en tenir compte pour mieux discerner les conditions dans lesquelles peuvent s'élaborer et se développer de nouvelles relations entre juifs et chrétiens.
C'est un document très important, qui a été accueilli dans le monde juif avec satisfaction et gratitude. La condamnation de l'antisémitisme y apparait de façon claire et sans équivoque. Le dialogue y est conseillé comme préalable nécessaire â une meilleure connaissance mutuelle qui doit s'approfondir dans un total respect de l'autre. On doit étudier la liturgie des deux religions pour y retrouver les sources communes et pour réaliser « la communauté de vie dans le service de Dieu et de l'humanité pour l'amour de Dieu». L'enseignement et l'éducation doivent viser à stimuler la recherche sur le judaïsme et sur les relations judéo-chrétiennes, spécialement dans le domaine de l'exégèse, de la théologie, de l'histoire et de la sociologie. Enfin, le dernier paragraphe de ces Orientations concerne la collaboration dans l'action sociale qui est présentée comme une réalisation de l'enseignement prophétique orienté vers la recherche de la justice sociale et de la paix.
Si nous voulons porter un jugement d'ensemble sur ces Orientations, il me semble que l'on pourrait affirmer qu'elles ont été élaborées, à la suite des expériences faites au cours des neuf années qui ont suivi la Déclaration, en tenant compte avant tout de l'accueil que les chrétiens ont réservé aux initiatives tendant à instaurer un dialogue et une collaboration avec les juifs. Cet accueil favorable a permis de donner des lignes d'action ouvertes qui ont amené les juifs à les accueillir avec enthousiasme.
Qu'on me permette cependant une observation: Le document serait parfait si on y trouvait ce qu'a affirmé l'Episcopat français au sujet du retour des juifs sur leur terre. Loin de moi le désir d'introduire des éléments de caractère politique dans mon examen des faits, car il ne veut absolument avoir qu'un caractère religieux. Mais lorsqu'on parle d'Israël et du judaïsme, on parle d'un peuple qui a sa civilisation, sa religion et sa culture, fait qui s'appuienon sur les affirmations d'homme politiques mais sur les paroles de l'Ecriture. Le Seigneur a promis à son peuple une terre, celle où il a fait résider son Nom, comme héritage etemel, et il a promis qu'un jour il l'y ferait revenir après l'Exil, Cette perspective est profondément et éminemment religieuse. En effet, disent les prophètes en y introduisant une vision universaliste, un jour, quand le Règne de Dieu sera restauré dans le monde, tous les peuples de l'univers se dirigeront vers cette terre.
Pour conclure, nous pourrions bien affirmer que la Déclaration ainsi que les Orientations, sont comme des bornes milliaires qui, dans l'histoire contemporaine, jalonnent la voie du rapprochement entre l'Eglise et le judaïsme. Quelque chose s'est fait, quelque chose se fait, mais il reste encore beaucoup à faire. Si nous réussissons à intéresser à ce travail qui est nôtre, à cette oeuvre méritoire, un nombre toujours plus grand de personnes de bonne volonté, nous aurons fait un grand pas en avant dans la voie difficile de la réconciliation, de la collaboration et de l'entente.
Il est évident que dans un domaine si délicat et malaisé, quinze armées d'activité sont bien peu de chose si nous pensons que les incompréhensions, les préjugés et les méfiances que nous devons écarter datent de tant de siècles. Mais si ce travail n'est plus retreint à une élite et si, comme nous le souhaitons, il se généralise et devient le travail de tous, alors s'ouvrira devant nous la voie qui conduit la concorde, à la paix et à la justice, à la fraternité et à l'amour.