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Sous le regard de dieu: vénération, morale, et sainteté Juive
Edward K. Kaplan
Par la bouche de Moïse, Dieu s'adresse au peuple d'Israël : «Vous serez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, suis saint» (Lv 19, 2). Une telle demande, quel que soit la condition de notre foi, résonne dans nos coeurs comme un appel à devenir au moins des êtres humains respectables et en quête de droiture. Toutefois, le stade ultime de la sainteté s'élève au-dessus de ces nobles objectifs moraux.
Afin d'examiner quelques-unes des possibilités actuelles de cette demande, nous pourrions commencer par «la conception du sacré» (das Heilige) de Rudolf Otto, qui décrit les sentiments de crainte et de tremblement ressentis en face d'une Présence transcendantale. Selon Otto, la présence du sacré place notre esprit dans une dimension mystérieuse de la réalité, qu'elle soit réconfortante ou terrifiante, qui dépasse totalement nos limites habituelles. Ces réactions intuitives face au sacré procurent à l'humanité une sorte de décharge électrique qui rend l'ultime presque tangible.
Néanmoins, ma compréhension personnelle du mot «saint» se réfère à une expérience profondément intime au cours de laquelle une transcendance intérieure s'adresse à nos vies et transforme notre façon de percevoir la réalité. Les activités humaines sont susceptibles de devenir saintes lorsqu'elles répondent à Dieu qui pénètre dans notre conscience. Abraham Joshua Heschel, dont la pensée a influencé cet article, appelle cette intuition sacrée «l'émerveillement radical». Toute personne douée d'une certaine sensibilité se doit de «frémir» au moment où elle entr'aperçoit la dimension spirituelle du monde.
Les expériences directes de la Sainteté sont certainement choses rares, et c'est pour cette raison que le judaïsme affirme que Dieu nous a révélé des lois, afin de nous guider vers la sanctification. Les normes légales de la halakhah, l'ensemble des codes et des interprétations rabbiniques des Écritures, préconisent un certain nombre de démarches rituelles et morales (appelées les mitzvot, ou commandements). Mon propre désir passionné ne parvient pas à ce niveau de foi. Un certain nombre de raisons, comme par exemple mes réserves sur le plan intellectuel, ou bien ma résistance à toute forme d'autorité, ne me permettent pas d'accepter le joug des commandements. Pourtant, en tant que juif pratiquant, j'estime que l'Orthodoxie est la référence à laquelle on doit se mesurer, une référence valide dans cette patrie morale et politique particulière, mais néanmoins inadéquate pour ceux d'entre nous dont les frontières se situent beaucoup plus loin.
Que représente la sainteté pour ceux qui ne se soumettent pas, ou qui ne peuvent pas se soumettre de manière exacte aux commandements de Dieu? En tant que personne sécularisée à la recherche de la Présence Divine, mes engagements religieux sont intégrés dans une dualité tendue entre aspiration et confiance. Je désire avec ardeur trouver un équilibre harmonieux entre foi et intégrité intellectuelle. Se conformer à la tradition ne peut pas et, à mon avis, ne devrait pas, être vécu de manière absolue, mais je considère qu'il est possible de vénérer les idéaux qu'elle cultive tout en s'efforçant de vivre sa vie dans la sainteté.
Au-delà de la droiture
Bien que la première étape de notre voyage consiste à admettre que la sainteté semble étrangère à la vie quotidienne, il est néanmoins possible de réfléchir à la notion de sainteté en la comparant aux idéaux Platoniques du «bien», du «vrai», et du «beau». Mais notre soif de la signification ultime ne peut pas être assouvie uniquement par un comportement conforme aux exigences morales et esthétiques de la religion. Il est déjà bien difficile d'être vertueux, mais la majorité des gens, même lorsqu'ils atteignent une abondance de bonté, de vérité et de beauté, ne ressentent pas de vrai contentement. La sainteté demande non seulement de maintenir ces normes temporelles mais surtout de les dépasser. Nous recherchons et, parfois, entendons, une voix calme et tranquille qui nous parle intérieurement de notre être inachevé.
Le Judaïsme et le Christianisme parlent d'un Dieu personnel qui nous ordonne de vivre une vie faite de sainteté. La bible juive n'idéalise ni Dieu, ni l'humanité puisque le monde, dans l'Antiquité, était tout aussi brutal, corrompu, vide de foi en Dieu et assoiffé de plaisirs sensoriels que le nôtre. Bien que soumis aux commandements de Dieu en matière de droiture, nos ancêtres étaient tout aussi imparfaits que nous le sommes aujourd'hui, mais, néanmoins, nous sommes en mesure de faire progresser les espérances de Dieu de l'avènement de patriarches, matriarches et prophètes bibliques en représentant la vérité, la justice et la compassion auprès des puissants et des corrompus de ce monde. Pour ceux qui sont nourris par les Écritures, le plus grand défi actuel consiste à aider les laïcs à ouvrir leur imagination à la pensée religieuse.
Notre monde n'est pas encore racheté, et les frontières entre le sacré et le profane ne sont pas totalement établies. Les réalisations de notre siècle sont tout à la fois magnifiques et atroces, la cruauté et l'insensibilité morale faisant concurrence à la pitié et à la générosité désintéressée. Pour la plupart d'entre nous, la voix de Dieu est silencieuse, le peu que nous en percevions n'étant qu'un écho lointain émanant de livres et représenté par ceux, peu nombreux, dont les vies témoignent de leur rencontre avec l'Ultime. L'histoire récente offre de nombreux exemples de personnes représentant les idéaux de sainteté : Mohandas Gandhi, Dietrich Bonhoeffer, Dorothy Day, Howard Thurman, Thomas Merton, Pope John XXIII, Martin Luther King, Jr., Abraham Joshua Heschel, Mother Teresa, le Dalai Lama.
Le discours des temps anciens est parfaitement d'actualité dans notre millénaire. La demande biblique d'une vie de sainteté renouvelle la vision de Rédemption de Dieu. Concrètement, ce ne sont pas les individus les plus célèbres qui mènent une vie faite de droiture, que ce soit par leurs paroles ou par leurs écrits. Intérieurement, chacun d'entre nous a, un jour ou l'autre, espéré que la sainteté soit un but plausible dans la vie, et qu'il mène à une forme d'engagement. Comment agrandir ces signes de vérité ultime et comment les intégrer dans notre vie ?
De nos jours, la foi est paradoxale car elle comprend à la fois la promesse et l'impossibilité de la foi. D'un côté, les textes religieux ainsi que la multitude de leurs interprètes et des croyants attestent de la puissance de Dieu ; d'un autre côté, il y a quelque chose dans notre esprit qui résiste à la tentation d'une telle confiance. Dire que nous pouvons «faire un saut de foi» au-delà de l'entendement revient à solliciter cette question, mais, néanmoins, il est possible de vivre sa foi avant même de la comprendre.
Le rôle de la religion actuelle est, il me semble, de placer l'individu, pour ainsi dire, sous le regard de Dieu. Même si nous ne sommes pas convaincus que le Dieu vivant, tel que l'affirment la Bible et ses nombreux interprètes, nous soit disponible, ou encore qu'un tel Dieu existe, nous pouvons néanmoins tenter de vivre «d'une manière qui soit compatible avec la Présence Divine», comme le formule Heschel. Dans notre quête de la foi, exilés de la certitude, nous pouvons embrasser l'invitation de Dieu à la sainteté. C'est d'ailleurs une question d'ordre pratique: l'action d'abord, la théorie (ou la théologie) ensuite.
La théologie des profondeurs d'Abraham Heschel
En ce qui me concerne, Abraham Joshua Heschel (1907-1972) exemplifie le cheminement juif vers la sainteté. Né à Varsovie en Pologne et élevé dans une communauté hassidique orthodoxe, il obtint son doctorat de philosophie en 1933 à l'Université de Berlin et émigra aux États-Unis en 1940. L'ensemble de ses écrits relatent, d'une manière ou d'une autre, son expérience de la présence de Dieu. Sa vie toute entière est à l'image de sa propre réponse à l'appel initial de Dieu à l'humanité : Où es-tu ?
Les écrits de Heschel dévoilent la dimension de sainteté. Dans Dieu en quête de l'homme, une philosophie du Judaïsme (Farrar, Straus et Cudahy, 1955; traduction française, Les Editions du Seuil, 1968), son oeuvre théologique principale, il déclare que «la Bible est sainteté en paroles... C'est comme si Dieu avait pris ces paroles hébraïques et leur avait insufflé quelque chose de sa Puissance; dès lors, les paroles sont devenues un fil électrique chargé de Son esprit. Aujourd'hui encore, elles constituent un trait d'union entre le ciel et la terre». Selon Heschel, Dieu n'est pas silencieux; il est accessible à travers les écritures traditionnelles. Pour être à même de percevoir le «pathos» de Dieu, sa préoccupation émotionnelle, nous devons étudier les textes avec vénération et un esprit ouvert.
Cette étude nous permettra sans doute de raffiner notre sensibilité à Dieu, qui est la source jaillissante de la droiture: «Notre problème est alors de savoir comment partager avec Israël cette certitude que la Bible renferme ce que Dieu veut que nous sachions et que nous écoutions, c'est à dire comment obtenir une conscience collective de la présence de Dieu par la parole biblique. C'est là que se situe le dilemme de notre destin, et la réponse à cette question déterminera l'avènement de l'aube ou du désastre» (ibid., p. 246). Dans l'optique de Dieu, l'hyperbole d'Heschel est une litote puisque le Divin est davantage préoccupé par la pérennité de la civilisation que par n'importe quel être humain.
En toute honnêteté, je dois avouer que j'admire la confiance de Heschel mais je ne peux pas m'y conformer, en tout cas pas de manière spontanée. La foi, particulièrement sa certitude de la volonté de Dieu, ne me vient pas de manière instinctive, et je ne trouve pas non plus que la foi soit quelque chose de stable et permanent, même pour ceux qui ont décidé de dédier leur vie à la religion. Ma foi en Dieu n'est pas un état de fait mais une tâche à accomplir. Allons-nous essayer de justifier ne serait-ce qu'une foi provisoire grâce à la nécessité de vivre une vie faite de droiture? La morale est-elle suffisante?
Toujours sous cet angle réaliste, je me demande si une norme laïque de la droiture peut être toute aussi satisfaisante que la mesure spirituelle de la sainteté, ou disons d'une valeur pratique équivalente? Autrement dit, devrions-nous poursuivre un objectif de sainteté dans le monde actuel, alors même que celui-ci ignore les formes les plus élémentaires du respect pour autrui? La sociabilité est de plus en plus absente de notre environnement, tandis que la méfiance et le mépris pour nos voisins et pour nous-mêmes sont devenus la norme. Pouvons-nous réellement justifier notre recherche de sainteté alors même que de nombreuses guerres civiles, provoquées par une perception des différences entre les religions et par des ambitions nationalistes ou économiques font rage de part le monde? La religion est-elle davantage une source de discordes qu'un remède à celles-ci?
La pierre de touche de la sainteté peut réellement aider les institutions religieuses à devenir des instruments de justice et de compassion envers l'humanité toute entière, que ce soit les croyants ou les non-croyants. Nous devons d'abord distinguer entre, d'une part, le dogmatisme et l'élément ethnique de la religion et, d'autre part, le Dieu Qui les transcende. Le fondamentalisme religieux, qui choisit des textes et leur accorde un caractère d'autorité sans aucune ambiguïté, nie la nécessité de les interpréter et, par là même, exonère le fidèle de sa responsabilité personnelle. En tant que Juif, je suis très préoccupé par les conflits actuels en Israël entre juifs ultra-orthodoxes, juifs modernes et juifs laïques, et ils me font penser aux Croisades médiévales, à la guerre civile en Bosnie, aux guerres tribales, et autres manifestations effrayantes, et encore peu comprises, d'un intégrisme religieux. On ne peut pas rendre Dieu responsable, en bien ou en mal, des choix que nous, les humains, faisons.
Le concept de «théologie des profondeurs» énoncé par Heschel évite de telles simplifications. Heschel distingue bien entre la théologie (ou le dogme religieux) et «les intuitions pré-théologiques» qui nous placent directement devant Dieu et ont la capacité de nous transmettre une compréhension de la réalité au-delà des concepts. Par sa reconnaissance de l'insuffisance des systèmes, la théologie des profondeurs nous guide vers une rencontre avec le Dieu vivant. Puisque la croyance n'est pas en mesure d'exprimer le Divin de manière adéquate, un voeu de sainteté peut permettre de préserver le noyau universel des diverses manifestations de Dieu.
Dans un discours donné 1965 et intitulé «Aucune religion n'est une île», Heschel déclara que les gens peuvent partager cette sainteté en admettant leur insatisfaction spirituelle: «Ce que je suggère est que le point de départ essentiel de toute rencontre entre hommes ou femmes appartenant à des traditions religieuses différentes est le niveau de crainte et de tremblement, ainsi que d'humilité et de pénitence, où les moments individuels de notre foi ne sont que des vagues ordinaires dans l'océan infini que représente l'humanité à la recherche de Dieu, où toute formulation et argumentation apparaissent comme des litotes, et où nos âmes sont bouleversées par la réalisation de l'urgence à laquelle nous faisons face d'obéir au commandement de Dieu, moment au cours duquel, dénués de toute forme de prétention et de fatuité, nous ressentons les insuffisances tragiques de la foi humaine» (extrait de Grandeur morale et audace spirituelle, Farrar, Straus & Giroux, 1996, p. 239-240). Une humilité radicale permet d'établir une communauté à son niveau le plus élémentaire.
De nos jours, la foi oscille de par les tensions qui existent entre ses propres pôles positifs et négatifs. De même que «les insuffisances tragiques de la foi humaine» peuvent nous mener à nous ouvrir à la volonté de Dieu, de même les actes rituels et moraux font de nous des candidats à l'intuition spirituelle. Le dialogue entre les religions ainsi qu'une collaboration sincère entre ses différents représentants, ou «candidats», est possible lorsque ceux-ci n'ont pas encore jeté l'ancre dans un lieu particulier.
Disponibilité devant Dieu
Les Juifs font l'expérience du Divin grâce à la pratique religieuse et à l'étude des textes sacrés. Le Shabbat, célébration hebdomadaire du Septième Jour de la Création, est à la fois la voie royale et le chemin le plus ordinaire qui soit vers la sainteté. Le respect du Shabbat permet à toutes sortes de Juifs, dont la majorité ne sont pas de véritables croyants, d'imiter des formes d'expression de soi qui ne sont pas étrangères aux pratiquants. En plus de la prière et d'autres rites, la célébration du Shabbat comprend des lectures, des recherches, des discussions, ainsi que des moments de détente.
L'état d'esprit du Shabbat est à la portée de tous et de toutes car les connaissances requises pour y participer sont minimes. Le Shabbat est l'occasion de se rassembler entre amis, avec sa propre famille ainsi que la communauté dans son ensemble. Cette célébration cultive l'introspection à travers des prières soit personnelles, soit communes, ainsi que la réflexion sur les textes sacrés. Les Juifs non-pratiquants peuvent aussi sentir dans ce contexte la dimension spirituelle des rites requis par les lois religieuses qui le structurent, tels que la sanctification rituelle de la nourriture et du vin, les relations sexuelles entre époux, les véritables moments de repos, ainsi que la louange de Dieu et l'étude de la Torah. Les gens peuvent ainsi interrompre leurs activités professionnelles et de loisir pendant une journée, et porter leur attention sur les valeurs qu'ils estiment «être sacrées», dans le sens familier du terme. De là, un pas suffit pour atteindre la sainteté. Dans le livre du même nom, Heschel appelle le Shabbat notre «cathédrale temporelle».
Les «Jours terribles», la grande période sacrée de dix jours qui débute par Rosh Hashanah (le Nouvel An juif) et qui se termine par la journée de jeûne de Yom Kippour (la Fête du Grand Pardon), place au centre de ses priorités la disponibilité devant Dieu. Pendant cette période, il est dit que Dieu juge nos actes et décide lesquels d'entre nous auront leurs noms inscrits dans le «Livre de la vie». Face à Dieu et dans le cadre de la communauté, nous prenons ce moment pour évaluer si oui ou non nous méritons de vivre pendant l'année à venir.
En réalité, la plupart des Juifs ne vont à la synagogue que pendant ces trois jours et ne sont pas tentés par le fait de se repentir. Il n'est pas non plus aisé de présenter nos défaillances et autres détails de notre vie devant le Tout Puissant, mais quel que soit le niveau de notre pratique habituelle ou de notre indifférence à ces rites, ces «Jours terribles» sont utiles pour canaliser nos aspirations spirituelles. C'est précisément lorsque nous faisons l'expérience des «insuffisances tragiques de la foi humaine» que nous sommes susceptibles de faire une véritable expérience de l'acte de pénitence. Le repentir (en hébreu, tshuvah, ce qui veut dire «se tourner» vers Dieu) nous ouvre à la Sainteté. Bien que nous soyons faillibles et imparfaits, nous désirons néanmoins être justes. C'est précisément pendant de tels moments que nous serons davantage susceptibles d'accepter la sainteté comme le but atteignable de la vie.
Sainteté et vénération radicale
Aujourd'hui, de même qu'aux temps bibliques, les Juifs sont en dialogue constant avec leurs voisins religieux. Nous sommes habitués à être des messagers envoyés de par le monde entier. La sainteté est l'esprit même des fondateurs de notre religion, Abraham et Sara, Isaac et Rébécca, Jacob et Rachel et Leah, Moïse et Myriam, ainsi qu'un très grand nombre de nos ancêtres qui, accompagnés de leurs familles, ont vécu des vies difficiles au milieu de nations hostiles et menaçantes, et face à Dieu également. Notre volonté individuelle de parvenir à un niveau de sainteté comprend ainsi une dimension politique, car la sainteté représente la fondation de la morale.
Les mouvements sociaux ont la capacité d'engendrer des «jours terribles» dans la vie de nations entières. Les mouvements des droits civiques aux États-Unis dans les années 50 et 60 présentèrent des occasions formidables de réconciliation entre les races dans ce pays grâce à une coopération entre les différentes religions représentées. Le Concile de Vatican II dans les années 60 engendra un grand débat oecuménique sur le thème de la sainteté qui permit de valider les religions non-Chrétiennes. Le pont qui relie sainteté et justice est étroit mais il existe. La pauvreté, l'oppression politique, la destruction de l'environnement, ainsi que les conflits ethniques d'aujourd'hui sont les défis les plus urgents de notre époque, et nos engagements et nos actions devraient être guidés par une véritable passion pour la sainteté.
La Bible affirme que tous les individus sont sacrés car créés à l'image de Dieu. Le respect religieux de l'image de Dieu perçue au travers de chaque être humain représente la mission ultime pour la religion, et pourrait devenir la source vitale de notre morale. Une consécration commune à la sainteté de l'homme allant au delà de la justice et de la compassion tout en les incluant au passage, permet de sanctifier nos vies. Comme insistait Heschel, pour être humains nous devons être davantage que des humains.
L'éducation religieuse permet de transformer notre conscience propre du monde et des autres afin d'être à même de faire l'expérience de la présence de Dieu. Car la véritable piété rejoint le coeur et l'esprit dans l'expérience de la présence, ou de l'absence, du sacré. De telles ambitions spirituelles doivent, néanmoins, être accompagnées d'une humilité radicale, et l'intégrité du rationalisme laïque ne peut être ignoré. Les institutions religieuses ne peuvent pas effectuer de réels changements sans avoir une « passion pour la vérité » (titre du dernier livre publié par Heschel). Alors, et seulement alors, un tel défi aux « insuffisances tragiques de la foi humaine » peut-il ébranler la pensée totalitaire.
Pourtant, aujourd'hui, la présomption semblent dominer les discours religieux de part et d'autre du monde, particulièrement ceux émanant d'autorités exerçant un pouvoir politique. Nos théologies sont habituellement sur la défensive. La perception biblique de la « crainte de Dieu » (yirat Elohim), qui renvoie à notre nudité cognitive face au Créateur, permet de corriger les erreurs par rapport à sa propre valeur qui accompagnent l'orgueil spirituel ; ce sentiment de vulnérabilité peut mener à un état de grande humilité consciente. (La crainte révérentielle est le terme avec lesquel est généralement décrite cette frayeur spirituelle, renferme, en plus d'exemples bibliques de châtiments divins, une annonce de mystère). Le fanatisme religieux ou idéologique, cette idolâtrie imposée de la pensée humaine, sera peut-être réduite à néant grâce à cette combinaison de respect et de modestie.
Cependant, les dangers de la vie sont réels et irrésistibles. La haine de l'ennemi est une force de rassemblement et semble être une nécessité politique. Mais de tels sentiments détruisent la faculté de percevoir les autres comme des êtres humains. La réconciliation n'est pas incompatible avec le réalisme politique. Comment pouvons-nous affirmer, ou simplement croire, que chaque individu est sacré ?
La pensée biblique rétablit cet équilibre. Combiné à une très forte crainte révérentielle, l'amour de Dieu (ahavat Elohim) est capable de contrecarrer le sentiment de panique qui nourrit la haine et le mépris. L'impulsion de cruauté peut être contrecarrée par la crainte du Tout Puissant, ce qui place la notion d'autodéfense sous un jour prophétique plus avancé. Lorsque nous commettons un délit, nous sommes conscients du fait que d'autres individus ou que les autorités responsables du respect des lois civiles nous observent. Lorsque nous envisageons de commettre un crime à l'encontre du Saint, Dieu seul en est témoin. En termes de morale, nous ne devenons véritablement autonomes que lorsque nous sentons que, comme l'exprime très bien la théologie du pathos d'Heschel, Dieu se souci de ce que nous faisons.
Ce que j'appelle la « vénération radicale » rejoint la morale laïque ainsi que la crainte révérentielle. La vénération radicale, en combinant l'amour transcendantal, la crainte sacrée, et la vénération, permet de dépasser nos angoisses, notre pessimisme et nos inhibitions. Cet engagement vis à vis de la dimension sacrée de l'existence nous conduit, concrètement, à protéger la sainteté de l'homme. Son impact émotionnel, et pas simplement l'idée qui lui correspond, nous mène à agir, tandis que la croyance elle-même devient secondaire, ou bien n'a plus aucune importance, dans le cadre de l'action concernée. Le courage moral possède donc une puissance sacrée.
La religion moderne est-elle à la mesure d'une telle tâche ? Quelle foi reste accessible à la majorité des humains, à ceux de nous qui restent incapables d'imiter la confiance en Dieu dont parle Heschel ? L'idéal du Judaïsme, en tant que source de la sainteté, au-delà du bien et du beau, au-delà même de la croyance religieuse, nous sert de guide à travers le labyrinthe que constituent les différentes notions de réalité ici en concurrence : « La foi ne provient pas du néant. Elle accompagne la découverte de la dimension sacrée de notre existence. Tout à coup, nous réalisons que nos lèvres effleurent le voile du Saint des Saints. Pendant un temps, notre visage est illuminé par la lumière émanant de ce voile. La foi ouvre notre coeur et le prépare à accueillir le Sacré » (Heschel, « Foi », 1944 ; extrait de Grandeur morale et audace spirituelle, p. 339). Heschel affirmait sa confiance au moment même où les différentes communautés juives d'Europe qu'il avait connues étaient profanées et détruites. En dépit de son désespoir, il fit confiance à Dieu.
La vénération radicale permet d'unir les peuples de toutes traditions tout en poursuivant le débat idéologique et tactique, mais en préservant surtout la vision propre de la rédemption. Maintenir notre disponibilité devant Dieu forme notre sensibilité vis à vis du saint, qu'elle soit d'ordre humain ou divin - et non comme un simple slogan moral mais plutôt comme une affirmation viscérale qui nous rend capables de surmonter le soupçon, la colère, la dureté du coeur, ou la volonté forcenée de détruire. Cela reste notre responsabilité : nous élever au niveau des normes que Dieu a définies. Nous prions afin d'avoir le courage de demeurer vigilants.
Edward K. Kaplan est professeur de Français et de Littérature comparée, ainsi qu'Associé de recherche à l'Institut Tauber pour les Études sur la communauté juive européenne de l'Université de Brandeis à Waltham, dans l'État du Massachusetts aux États-Unis. Il est l'auteur de La Sainteté en paroles : La poétique de la piété d'Abraham Joshua Heschel (SUNY Press, 1996), livre qui est recensé dans ce numéro. Une version en français sera publiée par les Éditions du Cerf à Paris. Le premier volume de sa biographie intellectuelle et culturelle d'Abraham Joshua Heschel, réalisée en collaboration avec Samuel Dresner, sera publiée en 1998 par Yale University Press.