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Deux écrivains allemands
Paul Gordan, O.S.B.
Le thème juif chez Luise Rinser et Gertrud von Le Fort
Le rôle des écrivains juifs dans la littérature allemande, depuis Moses Mendelsohn jusqu'à l'avènement du Nazisme, est immense: mais le peu de place que le juif y occupe, comme figure littéraire, est étonnant. Certes, il y a Henri Heine,son conte fragmentaire, Der Rabbi von Bacharach et sa suite de poèmes Prinzessin Sabbath. Il y a d'autres comme Stefan Zweig, Franz Werfel, Else Lasker-Schiller et surtout Nelly Sachs. Il est cependant difficile de dire que les écrivains juifs ont introduit le personnage juif dans la littérature allemande. Il semble même que la plupart d'entre eux ait évité, consciemment ou non, les sujets juifs et le choix d'une certaine note juive, par honte peut-être ou par désir de cacher leur propre origine. Toute la grande littérature allemande d'origine juive marque un processus d'assimilation apparemment bien réussi, une symbiose trop parfaite parce qu'obtenue au prix d'une perte d'identité.
Si ce ne sont pas les écrivains juifs qui ont confronté l'allemand moyen avec le juif, à qui donc revient ce rôle? On peut mentionner trois noms et trois oeuvres, de mérite et de qualité très inégaux: Shakespeare — naturalisé allemand par ses grands traducteurs — et son The Mer-chant of Venice, Lessing et son Nathan der Weisse, Gustave Freytag et la figure abjecte de Veitel Itzig dans son roman bourgeois Soll und Haben. (Puisque nous parlons ici de littérature, on ne nous en voudra pas de passer sous silence Hitler et son livre Mein Kampf ainsi que les autres pamphlétaires antisémites de l'époque nazie.)
Le terrible choc de la catastrophe apocalyptique de 1945 secouera la sensibilité créative de quelques écrivains allemands et les incitera à rendre justice aux victimes de la haine des diaboliques persécuteurs du peuple juif. Malgré la phrase devenue célèbre, « On ne peut plus faire de la poésie après Auschwitz », les écrivains qui s'inspireront de la tragédie dont ils furent les témoins horrifiés et impuissants, ne manqueront pas. A côté du pasteur protestant Albert Goes (Das Brandopfer) il faut nommer ici deux femmes catholiques qui, chacune à sa manière, ont retracé la destinée juive dans des chefs-d'œuvre: Luise Rinser et Gertrud von Le Fort.
L'histoire de Jan Lobel aus Warschau par Luise Rinser (S. Fischer Verlag, Frankfurt-amMain, 80 pages) est rapidement décrite, et elle l'est effectivement par une femme, témoin fictif des événements. Au cours des derniers mois de la guerre, elle est obligée de travailler dans une exploitation de jardinage, dirigée, le patron étant au front, par deux jeunes femmes, l'épouse de l'absent et la fille de celui-ci, née d'un premier mariage. Un jour, des troupes SS passent par levillage, traînant derrière elles un malheureux troupeau de prisonniers d'un camp de concentration. L'un d'eux, aidé par la jeune femme, réussit à s'échapper: c'est Jan Lobel de Varsovie, un juif dont la famille entière, femme et enfants, a été exterminée par les hordes nazies. On le cache, on le soigne, et l'on n'en parle pas: mais sa présence trouble tout l'entourage (un peu comme l'arrivée du jeune homme mystérieux dans Théorème de Pasolini) et exerce une influence très différente sur chacune des deux femmes, sur l'ouvrier bizarre et sur le fils du propriétaire absent, un garçon étrange et sauvage.
La guerre terminée, Jan Lobel reste à l'abri. Où pourrait-il aller? Tout le monde lui est d'ailleurs attaché, chacun à sa manière. Ils subissent tous le charme de cet homme, vivant dans une maison dépourvue d'homme depuis longtemps. L'atmosphère se fait lourde, elle s'échauffe, causée par une jalousie sournoise et les mauvaises langues du village vont leur train. Le patron revient. Il devine instantanément la situation: il en est comme hébété mais il finit par l'accepter. Jan Lobel part, sans bruit, sans drame. On apprendra plus tard qu'il s'est noyé près de Trieste en essayant de s'embarquer clandestinement pour la Palestine.
Jan Lobel est juif-polonais; sa destinée aurait été la même s'il n'avait été qu'un intellectuel polonais ou français, ennemi de son envahisseur. Sa mélancolie, son aspect extérieur, ses paroles et ses gestes le caractérisent bien en tant que juif, et il est évident que l'auteur lui témoigne autant de sympathie que les deux femmes de l'histoire lui témoignent tendresse et amour. Mais le noeud de notre récit n'est pas le problème ou le mystère juif: la religion n'y est jamais mentionnée, la race ne joue aucun rôle. Tout l'intérêt se concentre sur des faits d'ordre psychologique, les diverses réactions face à un homme qui éveille chez des femmes toute une gamme de sentiments: pitié, tendresse, générosité, héroïsme, passion érotique, jalousie sourde, renoncement douloureux. Tout cela est décrit avec un art parfait, une finesse psychologique extraordinaire, une délicatesse consommée et un engagement très noble et discret. On ne pourra pas dire que Jan Lobel aus Warschau, oeuvre de haute qualité, densément humaine, soit plus que cela — et ce n'est pas peu de choses!
Il nous faudra une quinzaine d'années pour recevoir, sous forme symbolique, un message autrement pathétique et un témoignage d'une dimension autrement plus profonde. C'est Gertrud von le Fort qui, à l'âge de 90 ans, nous livrera une légende Die Tochter Jephthas (Inself Verlag, Frankfurt-am-Main, 34 pages), interprétation théologique du mystère d'Israël qui, par son charme poétique, touche aussi bien le coeur qu'il illumine, par ses images éblouissantes, la raison à la recherche de l'intelligence de la foi.
Nous sommes dans une petite ville d'Espagne, au temps des Rois catholiques. La loi d'expulsion de tous les juifs du Royaume vient d'être promulgée. L'exode des malheureux commence au moment où la peste entre dans la ville. Les citoyens effrayés veulent retenir le fameux médecin juif, Rabbi Charon ben Israël pour qu'il combatte la maladie. Ce juif, aussi bon docteur que logicien, voit venir l'heure de la vengeance: il ne veut pas soigner et guérir les ennemis de son peuple. Il veut partir avec les autres. A dessein, il trouve un allié inattendu dans la personne de l'archevêque de la ville, jeune homme fanatique et fougueux qui ne tolère aucune dérogation à la loi générale. Du dialogue qui s'établit entre les deux, le juif l'emporte. L'archevêque: « Tu te réjouis, misérable juif de ne pas être obligé de secourir les gens de cette ville, car toi et tes semblables haïssez les chrétiens. Si toi-même tu étais chrétien tu serais plutôt affligé de ne pouvoir aider ceux que tu considères comme tes ennemis ». Le juif: « Les chrétiens aiment-ils donc ceux qu'ils prennent pour leurs ennemis? » Seul, dans la synagogue à demi détruite, il promet au Dieu de ses pères un sacrifice de louange et de remerciement, comme l'avait fait le juge Jephté (Juges 11,30 ss). Il lui offrit ce qui lui tenait le plus au coeur.
Or, Charon ben Israël a une fille d'une exquise beauté, d'une bonté sans limites, d'une pureté sans ombre, mais elle est aveugle. Un jeune artiste, chargé de sculpter les deux statues de l'Eglise et de la Synagogue pour le porche de la cathédrale, l'aperçoit un jour, la baise avec tendresse sans se faire connaître et la choisit comme modèle de la Synagogue, sans lui bander toutefois les yeux, contrairement à la tradition iconographique. La fille, frappée de la peste, meurt entre les bras de son père impuissant devant la maladie: mais avant d'expirer elle le conjure de guérir celui qui l'a baisée comme en rêve et de sauver aussi les autres malades, ses frères. Resté seul dans la ville, il lutte toujours. Une nuit, on frappe à sa porte, on l'appelle au nom de l'archevêque. Son triomphe semble atteindre le paroxysme; il pourra tuer son ennemi en lui refusant la guérison. Mais il se trompe: c'est l'archevêque lui-même qui l'introduit chez le jeune sculpteur mourant. Il découvre dans son atelier la merveilleuse statue de la Synagogue, et se trouve comme en présence de sa fille bien-aimée dont il doit accomplir l'ordre suprême de guérir celui qui l'a baisée ainsi que les autres malades. L'archevêque avait, lui aussi compris. « J'avais cherché une Synagogue et j'ai trouvé une Marie. Au Jugement dernier, nous ne serons pas jugés sur la vraie foi mais sur l'amour véritable et la miséricorde. »
Le symbolisme de la légende est aussi transparente que son langage. La rencontre de Charon ben Israël — plutôt un autre Nathan le Sage qu'un Shylock sublimé, sensibilisé par l'amour de son Dieu et de sa fille — avec l'archevêque — type même du fanatique irréductible, mais vaincu par la grâce de conversion du coeur —cette rencontre prélude la grande réconciliation entre juifs et chrétiens que l'auteur veut prôner. Emue jusqu'au fond de l'être par les horreurs de l'extermination des juifs, elle cherche un sens possible, une interprétation valable. Sous le prétexte d'un événement analogue, survenu dans le passé elle raconte et anticipe l'avenir. Son oeuvre dépasse le genre littéraire et devient théologie prophétique. Elle-même semble se transfigurer en légende: la vieille poétesse qui rappelle à son peuple malheureux, parce que pécheur, le plan miséricordieux de Dieu qui sait changer les crimes les plus grands en sources de bénédiction.