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Bible et sécularisation
S. J. M. des Rochettes
Que signifient pour notre temps la sympathie humaine qui déborde du Jésus de Godspell? l'enthousiasme communicatif qui pousse les jeunes du Jesus-Movement vers leurs frères? le succès des émissions sur Jésus proposées ces derniers mois par Roger Mauge à R.T.L.? S'agit-il d'une mode? Mais que signifie alors cette mode? Ce retour à Jésus, ces mouvements charismatiques, qui surgissent des Etats-Unis et se répandent dans tous les pays, en Israël même, sont-ils l'expression d'une anthropologie parlée et expérimentée dans le quotidien des rencontres humaines? C'est bien souvent ce qui préoccupe la pensée religieuse contemporaine: trouver une anthropologie qui pourrait être une des clefs du discours sur Dieu pour les hommes de ce temps. Or comment parler de Dieu aux hommes quand on admet que la seule théologie possible est la théologie négative et que l'on connaît si peu le mystère de l'homme dans ses dernières profondeurs d'individu soumis aux structures collectives? Le progrès et la bienfaisante sécularisation nous ont rendus plus humbles: puisque nous ne pouvons presque plus parler de Dieu d'une façon valable nous cherchons à comprendre qui est l'homme. C'est donc ici ce qui nous intéresse: l'homme aujourd'hui. Mais nous bornerons ces quelques réflexions à une recherche précise, à un effort pour retrouver l'homme dans son humus originel biblique, tel que la tradition juive nous le montre encore, à travers l'enseignement qu'elle transmet fidèlement à qui veut bien se mettre à son écoute.
L'homme biblique nous apparaît, dès le premier chapitre de la Genèse, dans un décor préparé pour lui, l'univers. Ce qui frappe dans les premiers versets du récit de la création c'est la présence de l'Esprit du Seigneur qui « frissonne », dit la Bible, à la surface des eaux dans le tohu-bohu initial. C'est rouah elobim (Gn 1, 2), le souffle de Dieu: ce souffle du vent dont on ne sait ni d'où il vient ni où il va, ce souffle insufflé aux narines de l'homme (Gn 2, 7) par Dieu même, le Dieu des esprits qui animent toute chair: el elohé harouhot lecol basar (Nb 16, 22). Car l'homme est en même temps basar chair charnelle, corps concrètement tangible, visible, fait de glaise, tiré de l'humus, de la terre, min haadamah, dans un acte poétique (au sens grec de poiein: fabriquer) réalisé par Dieu au verset 7 du deuxième chapitre de la Genèse: « Alors le Seigneur Dieu modela l'homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l'homme devint celui en qui respire la vie ». Il partage, du reste, ce souffle vital, nefesh haiah, avec les animaux de la terre, tout ce qui vole dans le ciel et tout ce qui rampe sur le sol... Les dimensions de l'homme biblique sont donc, rouah, nefesh et basar: esprit venu de Dieu, vie insufflée dans une terre charnelle, sans que l'on puisse jamais mesurer comment ces dimensions réalisent l'unité d'un homme vivant.
Ainsi la Genèse nous plonge dans un mystère dont nous ne ferons jamais l'analyse exhaustive quelle que soit la finesse de notre pénétration intellectuelle ou spirituelle. Car la vie est vivante: et chacun de nous est seul à vivre l'expérience originale de l'unité de sa personne, en communication plus ou moins consciente avec l'unité du monde et l'unité de Dieu. Ce que nous savons c'est que l'unité de Dieu est le fondement théologique de la religion juive: « Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est un » (Dt 6, 4). Et par conséquent une lecture fidèle des expressions bibliques ne laisse guère de place pour le dualisme, corps et âme, matière et esprit, que nous avons hérité des grecs. L'homme, image du Dieu unique est un, lui aussi, sans qu'on puisse jamais isoler son expérience spirituelle de son expérience charnelle. Ce retour à une conception biblique de l'homme pourrait justifier aujourd'hui l'effort des mouvements charismatiques qui rendent sa liberté d'expression à l'homme complet, sans tellement redouter que l'instinct l'emporte sur l'esprit. C'est l'homme tout entier qui prie, qui aime, qui souffre. Il faut relire à cette lumière l'expérience d'Israël d'un bout à l'autre de la Bible et l'on ne s'étonne plus des scandales, des crimes, des passions, des violences, des cris de haine ou d'amour qui en sont la trame. C'est un homme vivant, un peuple vivant, qui est appelé à rencontrer Dieu.
Ces premières remarques nous obligent à constater que cette connaissance de l'homme, de son expérience, pétrie dans la chair et le sang de l'exode et de l'exil, n'éclaire pas ce qui se produit quand Dieu communique avec l'homme et quand l'homme communique avec Dieu. Ladiscrétion de la Bible sur ce thème est si grande qu'on a pu affirmer qu'Israël n'a pas de métaphysique, qu'il ne sait pas dire qui est Dieu. Avant tous les sécularismes du monde, la Bible témoigne d'une radicale impuissance à dire Dieu. Avant tous les soupçons modernes de la psychosociologie et du structuralisme, la Bible soupçonne toute parole qui n'est pas en même temps une action de n'être que du vent. Le mot davar elohim n'est pas abstrait, c'est la parole de Dieu, dont nous savons, depuis la création, qu'elle réalise ce qu'elle dit: « Dieu dit... et cela fut » (Gn 1, 3). Davar veut dire à la fois parole et action, événement. Dans la Bible celui qui parle use toujours d'un langage performatif: si Dieu dit qu'Il aime Israël, cette parole se réalise au sens le plus concret: « Dieu votre Dieu marche à votre tête... Tu l'as vu au désert: le Seigneur te soutenait comme un homme soutient son fils, tout au long de la route que vous avez suivie jusqu'ici »... (Dt 1, 30) Et finalement, l'histoire d'Israël c'est l'histoire des actions de Dieu pour son peuple: « y a-t-il rien de trop difficile pour Dieu? hapale miadonai davar? (Gn 18, 14). Quand Dieu parle, Il réalise les merveilles dont la mémoire d'Israël retentit depuis Abraham Moïse et les prophètes jusqu'à la vierge Marie et jusqu'à nous si nous y prenons garde.
Il devient alors clair que l'essentiel n'est pas de savoir qui est Dieu, selon nos catégories philosophiques, et que la rencontre avec le Seigneur ne se produit pas dans l'abstrait, mais dans l'histoire, dans le siècle, dans le temps de notre vie charnelle, dans l'espace vital de notre existence incarnée. La sécularisation aujourd'hui ne veut pas rêver, ni peut-être même penser la vie, mais la créer: elle rejette le mythe et les miracles parce qu'elle veut agir sur les événements et faire l'expérience de la créativité. En cela elle ne fait que prolonger la spiritualité biblique qui renvoie l'homme à sa propre initiative: aux apôtres désemparés devant la foule qui suit Jésus dans le désert, celui-ci rétorque: « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Lc 9, 13). L'homme sécularisé qui veut être adulte et créateur comprend ce langage; et Marcel Légaut est bien de son temps quand il analyse son expérience de la créativité, au bout des longs cheminements de sa foi en soi (1).
Faire craquer les limites du possible, n'est-ce pas l'enjeu de la partie que jouent la science et la technique de notre temps? L'expérience de la créativité c'est vraiment l'expérience privilégiée qui consacre l'autonomie, la responsabilité individuelle et collective de nos contemporains.
Mais dans ce pari, l'homme, qui veut vivre aujourd'hui et faire lui-même l'histoire, risque de prendre son parti de l'absence de Dieu. Après avoir dénoncé les mythes, on se retrouve seul. Dieu s'est éloigné, il n'est plus celui qui fait pleuvoir, qui préserve du danger imminent et console les affligés. Nous ne savons plus où Il est et même sa présence dans la prière des croyants est soupçonnée d'être une illusion, une projection naïve, une fausse représentation qu'ils se créent pour combler leur solitude. Si la métaphysique est hors d'atteinte, et en tout cas dédaignée par nos contemporains, qu'en est-il de la mystique? La Bible peut-elle encore aider l'homme moderne à rencontrer Dieu? Dieu veut-il encore parler, c'est-à-dire agir, à l'intime du coeur des hommes de ce temps? Dieu se communique-t-il à l'homme sécularisé?
De fait on assiste aujourd'hui, et souvent en marge des structures officielles, à la recherche d'une communication des personnes dans de petits groupes, dits informels. La recherche spirituelle s'est sécularisée elle aussi: c'est dans la présence du frère qu'elle expérimente la proximité de Dieu. Elle sait que « Dieu, personne ne l'a jamais contemplé » (I Jn 4, 12) et elle cherche à rencontrer l'autre, les autres. N'ayons pas peur d'affirmer que l'authenticité de ces expériences de groupe est certaine, si nous pouvons y vérifier les constantes de la mystique biblique.
La Bible, en effet, connaît le coeur des hommes et croit à l'expérience de la relation et de la communication. Lev, coeur en hébreu, est le centre de la personne, de sa volonté, de sa pensée, de ses sentiments. C'est l'intime de la conscience, le point secret où la relation à nous-mêmes, aux autres et à Dieu a son siège. Et tout comme Kohe_ let ou David dans les psaumes, l'homme sécularisé, même s'il ne nomme plus Dieu, fait dans son coeur l'expérience intime d'une présence et d'une abscence mystérieuses. Les événements de sa vie, il les découvre dans sa relation aux autres comme Israël les lisait dans les épisodes mouvementés de son histoire, le déluge, les plaies d'Egypte, ou la déportation à Babylone. Les signes de Dieu, les merveilles de Dieu, ce ne sont plus seulement les années prospères après la famine en Canaan ni les éclairs du Sinaï, mais aussi les personnes, les groupes humains, les nations sur ou sous-développées qu'il s'agit de comprendre et d'aimer effectivement. Les événements qui nous intéressent aujourd'hui ce sont les personnes ou les groupes de personnes. C'est par les hommes que Dieu parle aux hommes. Ne savons-nous pas que l'homme est créé à l'image et à la ressemblance de son Dieu?
Progressivement alors, la relation humaine traverse des étapes, passe des seuils, découvre de nouveaux domaines secrets. Après avoir cru au « sacrement du frère » et sans vouloir lâcher d'une semelle la terre concrète sur laquelle nous marchons, notre foi s'émerveille de pays inconnus. Le connu de l'amitié fraternelle nous achemine vers l'inconnu de l'Esprit qui agit mystérieusement en tout homme. L'homme qui était déjà pour nous un signe de l'amour de Dieu, devient un prophète, il nous parle de la part de Dieu. Le concile Vatican II a rouvert cette piste à notre exploration de l'invisible, mais il suffit de retourner à la source biblique pour se souvenir de ce qui est arrivé un jour dans le désert de l'exode.
« Moïse sortit pour dire au peuple les paroles du Seigneur. Puis il réunit soixante-dix anciens du peuple et les plaça autour de la tente. Le Seigneur descendit dans la nuée. Il lui parla, mais prit de l'esprit qui reposait sur lui pour le mettre sur les soixante-dix anciens. Quand l'esprit reposa sur eux, ils prophétisèrent, mais ils ne recommencèrent pas.
Deux hommes étaient restés au camp; l'un s'appelait Eldad et l'autre Médad. L'esprit reposa sur eux; bien que n'étant pas venus à la tente, ils comptaient parmi les inscrits. Ils se mirent à prophétiser dans le camp. Le jeune homme courut l'annoncer à Moïse: « Voici Eldad et Médad, dit-il, qui prophétisent dans le camp ». Josué, qui depuis sa jeunesse servait Moïse, prit la parole et dit: « Moïse mon seigneur empêche-les! » Moïse lui répondit: « Serais-tu jaloux pour moi? Ah! puisse tout le peuple de Dieu être prophète, le Seigneur leur donnant son esprit! » (Nb 11, 24-29).
Ainsi donc tout homme, si Dieu lui donne son Esprit, est prophète pour ses frères et ceci n'est réservé ni aux sages ni aux docteurs ni à la hiérarchie. « Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. Ils n'auront plus à s'instruire mutuellement se disant l'un à l'autre: 'ayez la connaissance du Seigneur!' Mais ils me connaîtront tous, des plus petits jusqu'aux plus grands »... (Jr 31, 33-34).
Ouvrons la voie à l'Esprit de Dieu, laissons le nous envahir, n'ayons plus peur d'une nouvelle pentecôte comme des hommes de peu de foi. Si c'est Dieu qui envoie son esprit au monde nous le reconnaîtrons à un signe certain: seul celui en qui vit l'esprit de Dieu peut avoir la certitude concrète, quotidienne, vécue que la mort débouche sur la vie. Les prophètes d'Israël l'ont appris, au jour le jour, à travers les contradictions et les persécutions qui sont comme le sceau de leur mission. Et ce long poème du serviteur souffrant d'Isaïe est la méditation privilégiée de tout le peuple juif qui, depuis vingt siècles, sait dans sa chair douloureuse que la persécution et la mort, voire le génocide, sont les signes d'un libération imminente. A chaque époque, il y a toujours un tzadig qui, quelque part, souffre pour le salut du monde. Et quand il est fidèle, tout le peuple incarne cette mystérieuse et inéluctable dimension de la foi des prophètes. Quant à nous, chrétiens, nous reconnaissons aussi dans la face défigurée du Serviteur le visage du Christ souffrant; ceci au moins dans la liturgie pascale, car la vie concrète de Jésus crucifié n'est-elle pas toujours pour nous un scandale et une folie quand vient l'heure d'en faire l'expérience à notre tour? Le cri de Job est un des plus existentiels et des plus actuels qui soient dans la littérature de tous les temps. Sa révolte n'aboutit au silence de la prière et à l'expérience mystique qu'au prix d'une lutte qui ne sera épargnée à aucun de ceux qui cherchent vraiment Dieu dans le concret de leur existence humaine. « Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t'ont vu. Ainsi je retire mes paroles, je me repens sur la poussière et sur la cendre » ( Jb 42, 5-6). Pensons à Chagall qui, à plusieurs reprises, n'a pas craint de représenter des crucifixions et, en 1947, un juif sur une croix.
Faire l'expérience de Dieu: c'est bien cela qui nous manque le plus aujourd'hui, c'est cela que nous cherchons à tâtons. L'anthropologie chrétienne (pour nous limiter, en conclusion, à ce point de vue) si elle est sérieuse, ne peut pas éviter la voie qui débouche finalement sur une seule issue: la rencontre, en Jésus crucifié, du Dieu toujours vivant; c'est cela la plénitude de vie pour l'homme. On cite volontiers cette parole de Saint Irénée: « La gloire de Dieu c'est l'homme vivant! » mais on oublie d'achever la citation: « ... et la vie de l'homme, c'est la vision de Dieu! »
L'eschatologie affirme notre espérance de cette vision de Dieu; mais osons dire que c'est aujourd'hui que nous pouvons vivre l'eschatologie, dans l'amour de nos frères, certes, mais par l'Esprit de Dieu qui nous fait faire l'expérience directe de notre Père; n'est-ce pas cet Esprit qui met en nos coeurs, avec des gémissements que personne ne saura jamais exprimer, la prière même de Jésus: « Abba, Père! »?
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(1) L'homme d la recherche de son humanité, Marcel Légaut 1971 Aubier p. 90 ss.