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Un Symposium à Arnoldshain
W. P. Eckert
« L'Eglise du Christ, en effet, reconnaît que les prémices de sa foi et de son élection se trouvent selon le mystère divin du salut, dans les patriarches, Moise et les prophètes. Elle confesse que tous les fidèles du Christ, fils d'Abraham selon la foi, sont inclus dans la vocation de ce patriarche... ».
Nostra Aetate No 4
Abraham - Père des Croyants
Il ne doit pas arriver souvent que plusieurs juifs participent en Allemagne à un dialogue judéo-chrétien; et il doit être plus rare encore que trois d'entre eux soient des rabbins. Tel fut le cas à une session de travail d'exégètes chrétiens et juifs, qui s'est tenue du 16 au 19 mai 1967, à l'Académie Evangélique d'Arnoldshain/Taunus. Le thème était: « Continuité et Discontinuité -Analyse d'un vocabulaire de base, biblique et talmudique ». C'était la seconde réunion de ce genre. L'initiative provenait du « Conseil allemand de Coordination des associations de collaboration judéo-chrétienne », de l'équipe de travail « Juifs et chrétiens » du « Kirchentag » évangélique allemand, des éditeurs du Freiburger Rundbrief avec le Dr Gertrud Luckner, et de l'Académie évangélique de Hesse et Nassau.
L'année dernière, pendant la semaine de Pentecôte, une analyse avait été faite des passages anti-juifs du Nouveau Testament, afin de trouver un moyen de combattre des préjugés profondément enracinés. En d'autres termes, on procéda à une sorte d'auto-critique et de remise en question des positions chrétiennes. (Le texte complet de ces conférences et discussions a été publié en automne dernier.) A la session de 1967, il s'agissait de faire ressortir non seulement ce que les juifs et les chrétiens ont en commun, mais aussi le caractère particulier de la foi des uns et des autres. La plupart des chrétiens, soit protestants, soit catholiques, regardent l'Ancien et le Nouveau Testament comme un tout continu, sans s'apercevoir que l'histoire de la religion et de la culture juives, comporte des siècles décisifs entre la fin du Tanach — appelé Ancien Testament par les chrétiens — et le Nouveau Testament.
Mais celui qui a compris l'importance de ces siècles se trouve nécessairement affronté au problème de la relation entre l'Ecriture et la Tradition, entre la Torah écrite et orale, au problème d'une tradition vivante, conservatrice et cependant toujours en évolution. Il poursuivra sa recherche jusqu'aux racines juives de la foi chrétienne, et en même temps, jusqu'aux modifications et aux interprétations différentes que le christianisme a entraînées. Il est possible de corriger les erreurs. Mais il faut d'abord bien saisir tout le climat de la tradition post-biblique.
C'est grâce surtout à la participation juive que cet approfondissement fut possible à Arnoldshain: après avoir aidé à la préparation de la réunion, le Rabbin N. Peter Levinson sut encore l'animer de ses questions et suggestions; le Rabbin E. Schereshewsky parla de la royauté et du royaume de Dieu dans le Tanach et dans la tradition talmudique; le Rabbin Roland Gradwohl sut tirer des richesses des Midrashim un portrait saisissant d'Abraham, Père des croyants, dans la tradition juive; le Professeur Baruch Graubard, dans sa conférence fit vraiment sentir à ses auditeurs ce que signifie la Torah pour le juif croyant, non seulement dans le Tanach, mais aussi dans la tradition talmudique et jusqu'à nos jours; et Madame le Professeur Pnina Navé nous montra le sens de la Tradition et des traditions dans le judaïsme, illustrant son exposé d'exemples tirés de la liturgie.
Mais pour faire saisir la signification de la Tradition dans le judaïsme, il ne suffit pas d'une analyse historique. Il y faut ajouter l'éclairage que lui donne sa comparaison avec la notion de tradition dans la théologie protestante et catholique. Il fallait que les discussions de base sur la notion même de Tradition tiennent compte des données fondamentales de la tradition juive et chrétienne. Cette comparaison a forcément fait apparaître les convergences et divergences de vue.
Si, pour juifs et chrétiens, Abraham est le Père des croyants, une question se pose tout naturellement: « Comment caractériser la démarche de foi du juif d'une part, du chrétien d'autre part? » Si la foi (pistis), notion centrale du N.T., correspond à l'hébreu emuna, est-il alors possible d'expliquer à l'aide de ces deux mots le caractère spécifique de l'expérience de foi du juif et du chrétien, comme l'a fait Martin Buber en 1950, dans son livre Zwei Glaubensweisen (Deux modes de Foi)? Se peut-il que le Pr Buber ait eu en vue son frère chrétien, de façon si exclusive, que sa conscience juive ne se soit pas exprimée? Ou bien l'emuna dans le Tanach, dans le Talmud, ou dans la tradition juive ultérieure, aucun sens qui corresponde à pistis?
Et qu'en est-il d'une autre notion qui joue un rôle si important dans le kérygme néo-testamentaire, le royaume de Dieu? A quelle époque cette désignation de Dieu comme roi est-elle apparue dans la religion de l'Ancien Israël? Quelle est la valeur de cette notion dans la Tradition juive?
Et enfin, il reste une troisième notion à analyser: quel est le sens de la Torah dans le Tanach et dans la Tradition juive? Quelles traces de la Torah retrouve-t-on dans le message du N.T., dans les Evangiles, et chez St Paul, mais avec des accents différents? La Torah n'est pas annulée, mais elle a perdu sa place centrale. Son autorité est limitée. L'apôtre Paul a détrôné la Torah au profit de la proclamation du message de salut de Jésus-Christ. C'est en cela que consiste son « anti-judaïsme ». Le thème de la continuité et de la discontinuité entre l'Ancien et le Nouveau Testament, et entre l'interprétation juive et chrétienne de la tradition, est lié à la question de l'anti-judaïsme dans le Nouveau Testament. Celui quiadhère aux principes du N.T., peut-il dans un dialogue comprendre le langage de son partenaire juif?
Le Pr Graubard rappela qu'il y avait eu de nombreuses discussions religieuses entre juifs et chrétiens à travers l'histoire, mais que la plupart s'étaient mal terminées. Quand il ne s'agit plus seulement de rencontres en vue d'une collaboration sur le plan social, par exemple, mais d'un dialogue au niveau de la foi, le désir d'un échange fraternel ne suffit pas à garantir que le dialogue, entre juifs et chrétiens qui se situent de façon si différente, conduise directement à un rapprochement, à une meilleure compréhension mutuelle, et ne s'achève pas au contraire sur une déception. Les théologiens chrétiens qui prirent part au symposium à Arnoldshain, catholiques autant que protestants, reconnurent qu'ils représentaient des courants de pensée bien différents, et qu'ils n'étaient pas tous également ouverts. Mais de même que leurs frères juifs, ils étaient prêts à apprendre et donc à être instruits. Cette disponibilité passa dans les actes. Influencés par le vocabulaire technique de l'exégèse enseignée dans les facultés de théologie d'Allemagne, certains exégètes chrétiens avaient employé spontanément dans leurs manuscrits le mot Spatjudentum, sans se rendre compte qu'il renfermait tout une idéologie: la théorie selon laquelle l'année 70 marquait la fin d'Israël. Le symposium d'Arnoldshain leur ouvrit les yeux. Ils remplacèrent alors ce terme malencontreux par l'expression neutre « judaïsme post-biblique ». Le symposium eut aussi un effet libérant par le fait qu'il ne s'y trouvait pas seulement des juifs et des chrétiens en face les uns des autres: mais les méthodes d'interprétation contraignirent des spécialistes juifs et chrétiens à prendre position contre des spécialistes coréligionnaires. Ce fut le Rév. P. Friedrich Wilhelm Marquardt qui posa aux théologiens chrétiens la question provocante: le vocabulaire traditionnel de la théologie ne fermait-il pas dès l'abord la porte du dialogue aux partenaires juifs? Question qui provoqua une protestation du Pr Erich Grâsser, Doyen de la Faculté Evangélique de Théologie de Bochum, qui avait fait une analyse très remarquée du concept néo-testamentaire de la foi (pistis). Cette protestation marquait une crise évidente du dialogue. Des crises sont indispensables car il ne faudrait pas vouloir conclure trop vite à l'unité. Il n'est ni possible, ni souhaitable de nier les frontières qui existent. Mais à chacun d'analyser et de revoir son point de vue.
Ce fut émouvant de voir le Pr Gunther Wied de Kettwig, Assistant du Pr Kremers, hésiter à prononcer le nom de Dieu afin de ne pas blesser la sensibilité religieuse des partenaires juifs.
Les théologiens d'Allemagne firent preuve d'une compétence remarquable par leur analyse des concepts fondamentaux de l'Ancien et du Nouveau Testament. (Outre le Pr Griisser, il faut mentionner particulièrement le spécialiste d'Ancien Testament de Heidelberg, le Pr Rolf Rendtorff, qui fit un exposé très profond sur la notion d'emuna, confiance, dans l'Acien Testament.) De même les théologiens venus de Hollande pour la première fois, pour participer au symposium, firent impression par leur connaissance des catégories de pensée juives.
Depuis quelque temps il existe à Amsterdam une maison d'étude de la Bible. Elle fut fondée, non pas par des Eglises ou par la Synagogue, mais simplement par des juifs et chrétiens qui veulent apprendre ensemble. Les théologiens hollandais nous firent expérimenter combien de telles méthodes sont fructueuses. Leur contribution fut un apport très appréciable à la session. Le Pr Jan van Goudoever, Pasteur d'une communauté de Remonstrants de Hilversum, et secrétaire de la maison d'étude d'Amsterdam, parla de la tradition de l'Evangile, constant appel au renouveau.
L'exégète catholique, le Pr Theo de Kruijf, partit d'une analyse de l'évolution spirituelle de l'Apôtre Paul pour éclairer le rapport entre le nomos (Torah) et la « bonne nouvelle » dans l'épître aux Romains. Il fit remarquer que la distinction entre le mot grec nomos et le mot hébreu torah ne signifie pas nécessairement une distinction dans la pensée et la pratique; car en dernière analyse, ce furent les juifs qui, dans la traduction grecque du Tanach, décidèrent en faveur du mot nomos. C'est le contexte différent qui en change le sens. En St Paul, il ne manque assurément pas de « matière explosive »: action de « la bonne nouvelle » sur la torah, sans doute, mais également, marque de la personnalité même de l'auteur. L'épître aux Romains fut rédigée après vingt ans d'apostolat, vingt ans qui menèrent à la séparation définitive entre juifs et chrétiens. Il est préoccupé de repenser son travail, de confirmer la validité de son message de justification. Qui pourrait espérer être justifié, si Israël ne devait pas être sauvé? Ainsi, le salut d'Israël devient une question primordiale, et même la question décisive de l'épître aux Romains. Paul a défini la Loi de façon assez large pour que les païens puissent l'accepter, mais il ne l'a pas annulée. En fait, l'effet de son message a été la séparation; mais elle n'était pas dans l'intention de Paul. C'est ceci, son intention, qu'il nous faut expliquer quand nous relisons ses épîtres, et en particulier l'épître à la communauté de Rome où il est dit: « Finissons-en donc avec ces jugements les uns sur les autres: jugez plutôt qu'il ne faut rien mettre devant votre frère qui le fasse buter ou tomber » (14,13) et encore « N'ayez de dette envers personne, sinon celle de l'amour mutuel; car celui qui aime autrui a de ce fait accompli la Loi » (13,8).
Voilà l'esprit dans lequel juifs et chrétiens se réunirent à Arnoldshain pour chercher ensemble un moyen de faire tomber les préjugés, pour s'écouter mutuellement, pour apprendre les uns des autres, conscients qu'Abraham est notre Père dans la Foi.