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Le jubilé et les générations futures
Baccarini, Emilio
Nous pourrions commencer ces réflexions par les dernières lignes d’une œuvre qui, sans doute, plus que toute autre dans ces dernières années, a mis l’accent sur la dimension éthique de notre responsabilité envers le futur ; je veux parler de Das Prinzip Verantwortung du philosophe juif allemand Hans Jonas qui écrit: “Un héritage dégradé dégraderait en même temps les héritiers. Veiller sur l’héritage pour préserver ‘l’intégrité de l’homme’ et aussi, dans un sens négatif, sauvegarder celui-ci de la dégradation doit être le souci de chaque instant ; ne nous permettre aucune pause en ce domaine est la meilleure garantie de stabilité car cela constitue sinon l’assurance, certainement un présupposé de l’intégrité même de l’identité humaine dans l’avenir. (...) Conserver cet héritage intact à travers les périls du temps, et contre l’action même de l’homme n’est pas une fin utopique, mais c’est la fin vers laquelle tend notre responsabilité envers le futur de l’humanité”. (1)
Sauver la possibilité d’une permanence de l’identité humaine : que peut bien signifier cette expression, sinon qu’on accepte une nouvelle vision éthique, l’éthique des générations futures que les âges précédents n’ont pas connue ? En fait, l’avenir de l’humanité est devenue une inconnue suscitant des préoccupations et des anxiétés qui ne peuvent être attribuées de manière simpliste, expéditive ou irresponsable au fait seulement que se termine un millénaire. L’avenir de l’humanité, dans le sens large du terme qui implique l’avenir de la terre de l’homme, est désormais entre nos mains, et cette situation nouvelle engendre la peur. Inutile de rappeler ici les multiples rapports et données statistiques fournis par des organismes internationaux ou par de simples chercheurs.
Je voudrais essayer, par contre, de faire le lien entre cette situation et la page biblique du Lévitique qui traite du Jubilé, afin de mettre celle-ci en corrélation avec le Grand Jubilé du troisième millénaire et en tirer quelques réflexions qui nous permettront de lire cette page comme un splendide exemple d’ “éthique des générations futures”. Nous commencerons par une relecture de quelques passages du Lévitique chap. 25 : “Vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants. Ce sera pour vous un jubilé ; vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas ce qui aura poussé tout seul, vous ne vendangerez pas la vigne en broussaille. Car ce sera un jubilé, ce sera pour vous une chose sainte. Vous mangerez ce qui pousse dans les champs. En cette année de jubilé, chacun de vous retournera dans sa propriété. Si vous faites du commerce - que tu vendes quelque chose à ton compatriote ou que tu achètes quelque chose de lui - que nul d’entre vous n’exploite son frère!” (vv. 10-14) “Que nul d’entre vous n’exploite son compatriote ; c’est ainsi que tu auras la crainte de ton Dieu, car c’est moi le Seigneur votre Dieu” (v. 17). “ La terre du pays ne sera pas vendue sans retour, car la terre est à moi : vous n’êtes chez moi que des émigrés ou des hôtes ; aussi dans tout ce pays qui sera le vôtre, vous accorderez le droit de rachat sur les terres” (vv. 23-24).
Enfin, à propos de la liberté personnelle, si quelqu’un n’a pu la racheter en aucune manière, nous lisons : “S’il n’a pas été racheté de l’une de ces manières, il sortira libre avec ses enfants en l’année du jubilé. Car c’est pour moi que les enfants d’Israël sont des serviteurs ; ils sont mes serviteurs, eux que j’ai fait sortir du pays d’Egypte. C’est moi le Seigneur votre Dieu” (vv. 54-55).
J’ai souligné les éléments qui nous permettent de réfléchir sur quelques points essentiels : ils me paraissent décisifs pour comprendre et , oserais-je dire, pour mesurer la distance qui sépare notre monde du “modèle jubilaire”, si nous voulons l’appeler ainsi. Nous commencerons notre réflexion par la dernière phrase justement : “C’est moi le Seigneur votre Dieu”, qui nous renvoie de manière impérieuse à la clause initiale, la plus significative, des “dix paroles”, le Décalogue (cf. Ex 20, 2 et Dt 5, 6). Le jubilé a la fonction immédiate de rappeler le “primat de Dieu”, et l’alliance qu’Il a établie avec l’humanité. Je ne crois pas que ce soit un hasard si le texte biblique se termine par la défense de se faire des représentations d’idoles et par la réaffirmation de la seigneurie du Dieu unique (Lv 26, 1). Dans cette optique l’expression : “ La terre est à moi et vous n’êtes chez moi que des émigrés ou des hôtes” pèse vraiment comme du plomb, et aussi comme une accusation. La terre que nous habitons ne nous appartient pas : elle est mise à notre disposition et nous ne pouvons en faire ce que nous voulons ; nous devons en rendre compte. Elle est un héritage que nous laisserons en héritage. Les fruits de la terre sont une logique de gratuité que nous avons perdue et que nous avons échangée contre celle de la possession. La logique de la gratuité est signe de bénédiction, et en même temps de la possibilité d’une présence de Dieu au milieu de son peuple qui, de cette manière, peut “marcher la tête haute”. La bénédiction devient synonyme de liberté ; mais elle est aussi une exigence de “sainteté” et nous, Occidentaux, avons souvent perdu le sens biblique de ce mot.
A la liberté-libération sont appliquées certaines expressions qui, si nous tentions de les appliquer aujourd’hui à notre situation socio-économique et politique, bouleverseraient littéralement notre vie dominée par la logique compétitive du marché et par l’exploitation : la liberté personnelle, mais aussi la libération de la dette comme exigence de rétablissement d’une justice qui garantit un avenir différent : “Il sortira libre l’année du jubilé”. La liberté offerte est, elle aussi, dans l’optique de la gratuité. En ce sens, les demandes de suspension de la peine de mort sont pleinement justifiées ; n’oublions pas que sur le visage même de Caïn se trouve le “signe” de Dieu qui défend que celui-ci ne soit tué, et qui est à l’origine du commandement éthique : “Tu ne tueras pas”. Mais on trouve là aussi la pleine justification des requêtes réitérées de Jean-Paul II pour la suppression de la dette extérieure des peuples les plus pauvres. Si la terre appartient au Seigneur, nul ne peut en jouir plus que les autres, mais tous doivent pouvoir accéder à des dons qui sont pour tous.
L’exercice de la liberté ne peut exister sans une situation concrète de justice et cette dernière est, à son tour, la garantie du futur. Peut-être s’agit-il là justement de la dimension la plus dramatique de cette fin de millénaire.
Le jubilé est une invitation et un rappel, une invitation, en tant que rappel, à une existence sabbatique. Au sabbat de Dieu dans la création fait suite celui de l’homme, l’espace d’éternité dans le temps, mais là encore l’espace de la terre, le sabbat de la terre : celle-ci non plus ne peut être assujettie à la seule logique de l’exploitation et de l’appropriation ; elle a besoin, elle aussi, de repos, et de ce repos l’humanité est immédiatement responsable.
Les perspectives du texte biblique sont certainement loin de nos habitudes mentales actuelles : elles me paraissent cependant plus actuelles aujourd’hui, sinon plus urgentes qu’hier. Les certitudes économiques et culturelles qui orientent notre action quotidienne ne sont certes pas celles du monothéisme éthique que nous trouvons dans le texte de la Bible. La laïcisation progressive nous a éloignés de la notion de seigneurie absolue de Dieu et, du coup, l’homme seul est devenu l’auteur de sa propre vie et l’organisateur de son milieu propre. Nous avons perdu la dimension du don reçu ou à faire. Et pourtant la globalisation que nous vivons actuellement, économique surtout, nous offre la possibilité de mieux saisir les exigences du texte biblique. Il nous est plus facile de comprendre que l’inégalité dont souffre aujourd’hui l’humanité n’est plus supportable et, surtout, que nous ne pouvons continuer à penser au développement en oubliant que celui-ci doit être supportable, supportable pour la terre elle-même que nous ne pouvons continuer à “exténuer”.
Nous voilà ainsi contraints à tenir compte d’une nouvelle dimension de l’éthique, celle que nous avons appelée “des générations futures”, et qui signifie concrètement le droit à pouvoir jouir encore des biens de la terre pour ceux qui viendront après nous et dont nous sommes déjà aujourd’hui responsables.
Le jubilé, au seuil du troisième millénaire, est donc une occasion unique de repenser et de traduire en modèles nouveaux la “convivence” des peuples de la terre. J’aime à voir le signe de ce modèle nouveau dans la prière que nous a enseignée Jésus :
“Notre Père qui es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien et remets-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs.”
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* Emilio Baccarini est professeur de philosophie à l’Université de Tor Vergata à Rome
[Traduit de l’italien par M. Gilles]
1. Frankfurt a. Main, Insel Verlag, 1986, p. 393.