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L’ANTISÉMITISME NE NAÎT PAS DE LA FIDÉLITÉ AUX ÉCRITURES CHRÉTIENNES, MAIS DE L’INFIDÉLITÉ À LEUR ÉGARD
Lors de la célébration du Vendredi-Saint 1998, dans la basilique Saint-Pierre à Rome, le P. Raniero Cantalamessa a prononcé en présence de Jean-Paul II, l’homélie suivante (1)
Dans sa Lettre apostolique Tertio Millennio adveniente qui, comme une étoile, guide l’Eglise catholique vers le jubilé de l’an 2000, le Saint-Père Jean-Paul II a écrit : “Il est juste que, le deuxième millénaire du christianisme arrivant à son terme, l’Eglise prenne en charge, avec une conscience plus vive, le péché de ses enfants... Elle ne peut passer le seuil du nouveau millénaire sans inciter ses fils à se purifier, dans la repentance, des erreurs, des infidélités, des incohérences, des lenteurs” (n̊ 33).
Parmi ces péchés, celui qui fut commis contre le peuple juif revêt un relief particulier. A la fin du Symposium qui s’est tenu l’an passé au Vatican du 30 octobre au 1er novembre, sur les chrétiens et l’antisémitisme, le Pape affirmait : “Dans le monde chrétien, des interprétations erronées et injustes du Nouveau Testament relatives au peuple juif et à sa prétendue culpabilité ont trop longtemps circulé, engendrant des sentiments d’hostilité à l’égard de ce peuple. Elles ont contribué à assoupir bien des consciences, de sorte que, quand a déferlé sur l’Europe la vague des persécutions inspirées par un antisémitisme païen..., la résistance spirituelle de beaucoup n’a pas été celle que l’humanité était en droit d’attendre de la part des disciples du Christ” (n̊1).
Depuis longtemps, les fondements théologiques qui permettent cette courageuse prise de responsabilité ont été clarifiés, sans que soit entamée le moins du monde notre foi en l’Eglise, qui est en elle-même “sainte et immaculée” (Lumen gentium, 8 : l’Eglise “sancta simul et semper purificanda”: l’Eglise “à la fois sainte et toujours à purifier”).
Mais, dans ces demandes de pardon de la part de l’Eglise, il y a également une signification théologique qui ne doit pas passer inaperçue. Quand l’Eglise prend sur elle la responsabilité des fautes de ses membres, elle accomplit l’acte peut-être le plus beau que l’on puisse faire sur terre : elle disculpe Dieu, elle proclame : Dieu est innocent, “anaitos o Theos ! Dieu est sans faute”; c’est nous qui avons péché. Elle dit avec le prophète : “Au Seigneur notre Dieu, la justice ; à nous la honte sur le visage !” (Ba 1, 15).
Faut-il censurer saint Paul et les Evangiles ?
Tout au long des siècles, le Vendredi-Saint a été le terrain de culture privilégié de l’incompréhension et de l’hostilité envers les juifs. Il est donc juste que ce soit à partir du Vendredi-Saint que commence l’œuvre de réconciliation et de “purification de la mémoire”.
Saint Paul nous donne cette interprétation de l’événement de la Croix : “C’est lui, le Christ, qui est notre paix : des deux, Israël et les païens, il a fait un seul peuple ; par sa chair crucifiée, il a fait tomber ce mur qui les séparait, le mur de la haine [...]. Il voulait ainsi rassembler les uns et les autres en faisant la paix [...]. Les uns comme les autres, réunis en un seul corps, il voulait les réconcilier avec Dieu par la Croix : en sa personne, il a tué la haine [...]. Par lui, les uns et les autres, nous avons accès auprès du Père, dans un seul Esprit” (Ep 2, 14-18). Ces deux peuples, bien sûr, sont les juifs et les païens.
Cette vision prophétique de l’Apôtre a été fortement obscurcie dans les faits. Et ce fut justement dans une homélie prononcée un Vendredi-Saint en Asie mineure, au IIe siècle (nous en avons lu un passage dans la Liturgie des Heures d’hier), que fut lancée pour la première fois contre les juifs, par Méliton de Sardes, l’accusation, sans nuance aucune, de déicide. “Qu’as-tu fait, Israël ? Tu as tué ton Seigneur, au cours de la grande fête. Ecoutez, ô vous, les descendants des nations, et voyez. Le Souverain est outragé. Dieu est assassiné ... par la main d’Israël” (Sur la Pâque, 73-96 : Sch 123, p. 102-116).
C’est dans le contexte de cette polémique antijuive que naît, déjà chez Méliton, le genre des Impropères, ou Reproches, qui entre plus tard également dans la liturgie latine de l’adoration de la Croix. On énumère un à un les bienfaits de Dieu pour Israël et, à chacun, l’on oppose l’ingratitude du peuple. “C’est lui qui t’a fait sortir d’Egypte ... Toi, au contraire ... C’est lui qui t’a nourri de la manne comme au désert ... Toi, au contraire ...”.
Il est vrai que, dans ce texte et dans d’autres semblables, il faut faire une large part à la rhétorique, en particulier au genre de la diatribe qui était alors en vogue. Mais la semence était jetée et elle laissera sa trace dans la liturgie (que l’on pense au célèbre adjectif employé dans la prière pour les juifs et qui a été supprimé), dans l’art et même dans le folklore, contribuant à répandre le stéréotype négatif du “Juif”.
L’icône byzantine de la Crucifixion montre presque toujours au pied de la Croix deux figures féminines. En certains cas, toutes deux sont tournées vers la Croix mais, le plus souvent, l’une regarde la Croix tandis que l’autre lui tourne le dos, ou bien même est forcée par un ange de s’éloigner de la Croix. Ce sont l’Eglise et la Synagogue. On a perdu de vue l’affirmation de saint Paul que le Christ est mort sur la Croix pour unir les deux réalités, non pour les diviser.
Tout cela, comme le remarquait le Saint Père, a rendu les chrétiens moins vigilants quand, dans notre siècle, la fureur nazie s’est déchaînée contre les juifs. En somme, cela a favorisé, indirectement, la Shoa, l’Holocauste. Mais déjà bien avant cet épilogue fatal, la polémique a servi à justifier de multiples vexations et a causé au peuple juif bien des souffrances de la part des populations chrétiennes et des institutions elles-mêmes de l’Eglise.
Mais j’en viens à ce qui me semble le plus urgent d’éclaircir. A l’occasion du récent débat qui a suivi la publication du Document du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, “Nous nous souvenons”, un homme de culture reconnu a formulé un jugement radical sur toute la question : “La source de tout antijudaïsme - a-t-il écrit en première page d’un grand quotidien - se trouve dans le Nouveau Testament, spécialement dans les Lettres de saint Paul et l’Apocalypse. Un fils d’Israël ne peut oublier que l’époque des Patriarches, en laquelle il est habitué à voir l’instauration de la Loi et le sommet du rapport confiant avec Dieu, est jugée par Paul comme un temps dominé par le péché et par la mort. Et il ne peut tolérer que Jérusalem, le lieu sacré par excellence, soit considéré par l’auteur de l’Apocalypse comme la concentration du mal physique et métaphysique, où règnent le Dragon et la Bête”.
L’unique remède - poursuit l’auteur - serait de “censurer saint Paul, de censurer l’Apocalypse et ces passages de l’Evangile où le sentiment antijuif s’exprime plus intensément”. Mais étant donné que l’on ne peut demander aux chrétiens de faire cela (et ce serait même une perte si on le faisait), il ne reste à chacun qu’à cultiver ses propres racines religieuses, dans un esprit de tolérance, en tendant vers ces valeurs universelles qui sont au-delà de toutes les religions et qui sont communes à toutes (P. Citati, “Le radici dell’odio contro gli ebrei”, in Repubblica, 18 mars 1998).
Un discours, comme on voit, tout à fait paisible ! Mais je crois y découvrir une équivoque fondamentale. Paul ne considère pas comme “un temps dominé par le péché et la mort” seulement l’époque des Patriarches, mais celle de toute l’humanité qui précède le Christ. “Juifs et Grecs - affirme-t-il dans sa Lettre aux Romains - , tous sont sous la domination du péché” (Rm 3, 9). A l’intérieur de cette situation commune de péché et de mort, il reconnaît même au peuple juif une claire supériorité. “Le juif a-t-il quelque chose de plus ? Et sa circoncision est-elle utile ? Bien sûr, et à bien des égards ! Et d’abord parce que les paroles de Dieu lui ont été confiées” (Rm 3,1-2).
Comment peut-on accuser Paul de ne pas reconnaître en Abraham “le sommet du rapport confiant avec Dieu”, alors que c’est précisément pour cela qu’il l’appelle ‘le père de tous les croyants’” (cf. Rm 4, 16) ? En ce qui concerne saint Paul, une grande confusion découle de ce qu’on l’accuse d’avoir polémiqué “contre les juifs” alors que c’est, en réalité, une polémique contre les judéo-chrétiens”.
Par ailleurs, ce que Paul et Jean disent des juifs n’est rien par rapport à ce qu’ils disent des païens. Ceux-ci sont définis en ces termes: “Vous n’aviez pas de Messie à attendre, vous n’aviez pas droit de cité dans le peuple de Dieu, vous étiez étrangers aux alliances et à la promesse, vous n’aviez pas d’espérance et, dans le monde, vous étiez sans Dieu” (Ep 2, 12). Et cette “Babylone” de l’Apocalypse, siège de la Bête et du Dragon, nous savons bien que l’on ne doit pas l’identifier d’abord avec Jérusalem, mais avec la Rome païenne, la ville aux “sept collines” (Ap 17, 9).
Qui est coupable de “déicide”?
Je crois que la juste réponse au problème soulevé se trouve dans les paroles du Pape que j’ai rappelées tout à l’heure : “Dans le monde chrétien, des interprétations erronées et injustes du Nouveau Testament relatives au peuple juif et à sa prétendue culpabilité ont trop longtemps circulé”. L’antisémitisme ne naît pas de la fidélité aux Ecritures chrétiennes, mais de l’infidélité à leur égard. En ce sens, la situation nouvelle qui s’est créée par le dialogue entre juifs et chrétiens s’avère utile pour mieux comprendre nos Ecritures elles-mêmes ? Elle est un signe des temps. Voyons en quel sens.
Reportons-nous à la plus ancienne formulation du mystère pascal, au kerygme. Il ne mentionne jamais les juifs comme cause de la mort du Christ, mais “nos péchés”: “Jésus notre Seigneur [a été] livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification” (Rm 4, 24-25 ; 1 Co 15, 3). Les Symboles de foi eux-mêmes, qui portent la trace du nom de Ponce-Pilate, ne mentionnent jamais les juifs en parlant de la crucifixion et de la mort du Christ.
Certes, certains chefs des juifs ont joué un rôle actif dans la condamnation de Jésus. Le récit de la Passion que nous venons d’entendre nous l’a rappelé. Mais ce furent des causes matérielles. Dans la mesure où l’on insiste sur ces circonstances concrètes, en leur donnant une valeur théologique et non seulement historique, on perd de vue la portée universelle et cosmique de la mort du Christ. On banalise le drame de la Rédemption en en faisant le résultat de circonstances contingentes. Jean écrit :” Il est la victime offerte pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres mais encore pour ceux du monde entier” (1 Jn 2, 2). Du monde entier : même de ceux qui ne le savent pas, ou qui n’y croient pas !
On oublie un autre fait dans la polémique avec les juifs : ils ont agi par ignorance (même si cela ne veut pas dire : sans faute). Le Christ le dit sur la Croix : “Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font” (Lc 23, 34). “Maintenant, frères, je sais bien que vous avez agi dans l’ignorance, vous et vos chefs”, dit Pierre après la Pentecôte (Ac 3, 17 ; cf. Ac 13, 27). “S’ils l’avaient connu, ils n’auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire” (1 Co 2, 8).
Nous voulons continuer de parler de déicide ? Faisons-le donc, puisque selon nos Ecritures et notre dogme,il y a eu déicide. Mais sachons que les juifs n’ont pas été les seuls à le commettre, c’est nous tous qui l’avons commis.
La racine de l’antisémitisme : un manque d’amour
Mais si “les racines de la haine contre les juifs” ne se trouvent pas dans le Nouveau Testament, où sont-elles ? Comment, et quand, la fracture s’est-elle produite ? Je crois qu’il n’est pas difficile de le découvrir. Jésus, les Apôtres, le diacre Etienne (cf. Ac 7) ont polémiqué contre les chefs des juifs, employant, parfois, un ton très dur. Mais dans quel esprit l’ont-ils fait ? Quand il a annoncé la destruction de Jérusalem, Jésus a pleuré, comme il a pleuré à la mort de son ami Lazare. Etienne est mort en criant : “Seigneur, ne leur impute pas ce péché !”.
Paul, le principal accusé dans toute cette affaire, en arrive à dire des paroles qui font frémir. “J’affirme ceci dans le Christ : je ne mens pas et ma conscience m’en rend témoignage dans l’Esprit Saint. J’ai sur le cœur une grande tristesse, une douleur incessante. Pour les juifs, mes frères de race, je souhaiterais même être maudit, séparé du Christ” (Rm 9, 1-3). Paul, pour qui “vivre, c’est le Christ” (“Mihi vivere, Christus est)”, accepterait d’être séparé de lui, excommunié, si cela pouvait servir à ce que ses frères selon la chair acceptent le Messie !
Ces hommes parlaient à partir de l’intérieur du peuple juif, se sentaient solidaires de lui, car ils appartenaient à la même réalité religieuse et humaine. Ils pouvaient dire : “Ils sont juifs ? Moi aussi !” Quand on s’aime, on peut se parler ainsi. Est-ce que les prophètes, Moïse lui-même, ont été moins sévères à l’égard d’Israël ? Ne l’ont-ils pas été parfois beaucoup plus ? C’est d’eux qu’ont été tirées les expressions les plus sévères du Nouveau Testament. Les “Impropères” eux-mêmes, d’où tirent-ils leur source ultime, sinon du genre littéraire du procès sacral (le “rib”) que Dieu intente, dans l’Ancien Testament, à son peuple (cf. Dt 32 ; Mi 6, 3-4 ; Ps 77 et 105) ?
Est-ce que les juifs se sont sentis offensés par Moïse et par les prophètes, et les ont accusés, a cause de cela, d’antisémitisme ? Ils savent bien que, en l’occurrence, Moïse est prêt à se faire rayer lui-même du Livre de vie plutôt que de se sauver seul, sans son peuple. Au fond, cela n’est pas différent de ce qui se passe aussi entre nous. Dante Allighieri adresse aux Italiens des invectives telles que si un étranger se risquait à s’en approprier ne serait-ce qu’une toute petite partie, nous en ferions une tragédie. De sa part, nous l’acceptons ; nous sentons qu’il est des nôtres, qu’il parle avec amour, non pas avec mépris.
Que s’est-il passé, au contraire, lors du passage de la primitive Eglise judéo-chrétienne à l’Eglise des Gentils ? Les Gentils ont faite leur la polémique de Jésus et des Apôtres contre le judaïsme, mais non pas leur amour des juifs ! La polémique s’est transmise, l’amour non ! Quand ils parleront de l’événement de la destruction de Jérusalem, les Pères de l’Eglise ne le feront pas en pleurant. Bien au contraire !
La racine du problème est tout entière ici : un manque d’amour, c’est-à-dire une infidélité au précepte central de l’Evangile. Nous, chrétiens, avons continué à nous plaindre, et ceci jusqu’à la veille de la Shoa, de la haine antichrétienne des juifs, de leur opposition à la diffusion de l’Evangile (ce qui, spécialement au début, fut certainement vrai), mais, nous ne nous sommes pas aperçus de la “poutre” qui était dans notre cœur !
Il ne s’agit pas d’intenter un procès sommaire au passé. “Pour juger correctement l’histoire - écrit le Pape dans Tertio Millennio adveniente - , on ne peut se dispenser de prendre attentivement en considération les conditionnements culturels de l’époque”. En effet, on pensait alors unanimement que les droits à la vérité passaient avant ceux de la personne. Il ne s’agit donc pas d’intenter un procès au passé. Et cependant, poursuit la Lettre du Pape, “la considération des circonstances atténuantes ne dispense pas l’Eglise du devoir de regretter profondément les faiblesses de tant de ses fils qui ont défiguré son visage et l’ont empêchée de refléter pleinement l’image de son Seigneur crucifié, témoin insurpassable d’amour patient et d’humble douceur” (TMA, 35). Quand l’Eglise parle de ses “fils”, nous savons qu’elle inclut aussi parmi eux “ses Pères”!
Le péché contre les juifs est un péché contre l’humanitè du Christ
Quand je parle de la faute contre nos frères juifs, je ne pense pas seulement à celle des autres, des générations qui m’ont précédé. Je pense aussi à la mienne. Je me souviendrai toujours du moment où ma conversion a commencé à cet égard. C’était sur l’avion qui me ramenait de mon premier pèlerinage en Terre sainte. Je lisais la Bible et cette phrase de la Lettre aux Ephésiens me tomba sous les yeux : “Jamais personne n’a pris en haine sa propre chair” (Ep 5, 19). Je compris qu’elle s’applique aussi au rapport de Jésus avec son peuple. Et, du coup, mes préjugés, sinon mon hostilité à l’égard des juifs, absorbés insensiblement au cours de mes années de formation, m’apparurent comme une offense faite à Jésus lui-même.
Il a pris tout ce qui est à nous, à l’exception du péché. Mais l’amour de sa patrie et la solidarité avec son peuple ne sont pas un péché, ils sont une valeur. Donc, en vertu de l’Incarnation elle-même, Jésus - appelons-le désormais de son nom juif, Yeshua - aime le peuple d’Israël. D’un amour si fort et si pur qu’aucun patriote au monde n’a jamais eu un tel amour pour sa patrie. Le péché contre les juifs est aussi un péché contre l’humanité du Christ.
J’ai compris que je devais me convertir à Israël, “l’Israël de Dieu”, comme l’appelle l’Apôtre, qui ne coïncide pas nécessairement et en tout avec l’Israël politique, même si on ne peut pas non plus l’en séparer. J’ai compris que cet amour n’est pas une menace pour aucun autre peuple, qu’il ne forme d’alliances ou de blocs contre personne, car Jésus nous a enseigné que notre cœur chrétien doit s’ouvrir à l’universalité et aider Israël lui-même à le faire. “Dieu serait-il seulement le Dieu des juifs ? N’est-il pas aussi le Dieu des païens ?” (Rm 3, 29) [...]
Revenons, pour terminer, au passage de la Lettre aux Ephésiens. Le mur de la haine, abattu sur la Croix, s’est reconstitué et consolidé au cours des siècles. Nous devons l’abattre à nouveau, par le repentir et la demande de pardon à Dieu et à nos frères juifs. Il faut que les gestes et les paroles de réconciliation qui émanent de la hiérarchie de l’Eglise ne dorment pas dans les documents, mais parviennent au cœur de tous les baptisés. C’est seulement à cause de cela que j’ai osé en parler ici. Jadis, à l’occasion des grandes “missions”, on dressait un “bûcher” où brûler toutes les vanités. En ce Vendredi-Saint, faisons un bûcher pour détruire les hostilités. “Détruisons en nous-mêmes l’inimitié”. En nous-mêmes, non pas celle des autres !
[...]
AUTRICHE - LES ÉGLISES ÉVANGÉLIQUES RECONNAISSENT LEUR FAUTE
Extrait de la déclaration du Synode général du 28 octobre 1998 : “Le Temps de la conversion - les Eglises Evangéliques d’Autriche et les juifs” [Texte traduit de l’allemand par H. Cellérier].
II.
Nos Eglises reconnaissent dans la honte ne pas s’être montrées sensibles au sort des juifs et d’innombrables autres persécutés. Ceci est d’autant plus incompréhensible que les chrétiens évangéliques ont eux-mêmes, lors de la Contre-Réforme, été l’objet de discrimination et de persécution. Les Eglises n’ont pas protesté contre le tort bien visible qui s’exerçait, elles se sont tues, ont détourné le regard, elles n’ont pas “empêché la roue de tourner” (Bonhoeffer). Et c’est ainsi que non seulement des chrétiens et des chrétiennes, mais également nos Eglises, partagent la faute de l’Holocauste/de la Shoa.
Nous faisons mémoire avec affliction de tous les persécutés, auxquels furent enlevés leurs droits de citoyens et leur dignité humaine et qui furent livrés à une humiliation sans égards, voire assassinés dans les camps de concentration.
III.
Le synode général prie la communauté israélite de Vienne et les juifs d’Autriche d’accepter ici ce dont nous les assurons :
• Les Eglises évangéliques savent qu’il est de leur devoir de veiller au souvenir des souffrances du peuple juif et de la Shoa.
• Les Eglises évangéliques savent qu’il est de leur devoir de veiller à leur doctrine, à leur enseignement, à la pratique ecclésiale en ce qui concerne l’antisémitisme et de s’opposer aux préjugés exprimés dans les médias.
• Les Eglises évangéliques savent qu’il est de leur devoir de combattre tout antisémitisme, celui des groupes comme celui des personnes.
• Les Eglises évangéliques veulent baliser un chemin commun pour un nouvel avenir de la relation entre juifs et chrétiens.
Nous nous efforçons donc de réfléchir à ce que peuvent être les rapports entre chrétiens évangéliques et juifs et voulons les réaliser suivant cette réflexion.
IV.
Le développement de l’antisémitisme et son aboutissement dans la Shoa représentent pour nos Eglises évangéliques et pour nos chrétiens un défi qui va jusqu’aux racines de notre foi. Le Dieu des chrétiens n’est pas un autre Dieu que celui d’Israël, qui a appelé à la foi Abraham et choisi les Israélites captifs pour être son peuple.
Nous nous reconnaissons dans le choix d’Israël comme peuple de Dieu. “Cette alliance, Dieu ne l’a pas dénoncée” (Martin Buber). Elle reste jusqu’à la fin des temps.
Dans l’évangile de Jean, nous lisons, comme parole de Dieu : “Le salut vient des juifs” (Jn 4, 22). Dieu lui-même est le salut qu’il apporte à son peuple et qu’il donne à tous en la personne du juif Jésus, que nous confessons comme étant le Christ. Car Dieu “veut que tous les hommes soient aidés et parviennent à la connaissance de la vérité” (1 Tm 2, 4).
Les discussions sur la place de Jésus et de la bonne nouvelle contenue dans le Nouveau Testament ne peuvent être utilisées contre les juifs. Le fait que cette bonne nouvelle ait été proclamée parmi les juifs a été tu par la communauté chrétienne d’origine païenne. L’Eglise a eu conscience d’être seule choisie comme peuple de Dieu et s’est autorisée à affirmer le rejet d’Israël, et depuis lors des affirmations excessives anti-juives jalonnent l’histoire de l’Eglise.
Dans ce contexte, les écrits tardifs de Luther et leur exigence de la dispersion et de la persécution des juifs nous accablent. Nous rejetons le contenu de ces écrits.
Le racisme biologique et politique des 19ème et 20ème siècles a ainsi pu utiliser l’anti-judaïsme chrétien dans un but religieux et idéologique. Il y a eu peu d’opposition à cela, et même des chrétiens évangéliques - y compris des pasteurs - ont pris part à la propagande antisémite. Lorsque des Eglises ont accueilli des juifs persécutés, ce fut principalement lorsqu’ils étaient baptisés.
Ce passé ainsi hypothéqué qui est le nôtre réclame une conversion, et celle-ci s’étend à la façon d’exposer l’Ecriture sainte, la théologie, l’enseignement ainsi qu’à la pratique de l’Eglise.
V.
Lorsque nous, chrétiens, nous lisons la Bible en deux Testaments comme une unité, il faut tenir compte du commentaire juif de l’Ancien Testament, sachant bien que pour les juifs le Nouveau Testament ne fait pas partie des Livres Saints.
Des différences d’interprétation de l’Ecriture peuvent être maintenues dans une tolérance réciproque. “Les symboles que la Bible utilise en signes d’espérance sont une incitation à l’effort commun qui vise l’édification d’un monde de justice et de paix” (Assemblée oecuménique d’Erfurt, 1996).
Pensons que le Nouveau Testament - qui annonce Jésus Christ comme le sauveur du monde - a été écrit avant tout par des juifs.
Notre Seigneur Jésus Christ était, par son origine, par sa culture, par sa foi en Dieu, juif, et il est à comprendre comme tel.
Comme l’a conclu l’assemblée oecuménique d’Erfurt de 1996, l’annonce chrétienne de la foi doit apprendre à “reconnaître le judaïsme comme une dimension préexistant au christianisme, qui existe parallèlement à lui, qui est vivant et qui a de nombreux aspects. Ceci interdit tout sentiment de supériorité”.
Dans la “Déclaration sur la rencontre entre chrétiens luthériens et juifs” de l’année 1990, l’idée est exprimée que c’est Dieu lui-même qui envoie les hommes. Cette “mission de Dieu” fait comprendre quels sont les propres possibilités et devoirs de chacun. “Dieu habilite au témoignage réciproque de foi, dans la confiance en la libre action de l’Esprit, car c’est lui qui décide de l’effet du témoignage et du salut éternel de tous les hommes. Il délivre de la contrainte de devoir soi-même agir. Ainsi comprend-on que les chrétiens ont le devoir de considérer leur témoignage et leur service dans le respect de la conviction et de la foi du partenaire juif dans le dialogue”.
L’alliance de Dieu avec son peuple existe par sa grâce jusqu’à la fin des temps, aussi exercer une mission parmi les juifs n’a pas de justification théologique et doit être rayé d’un projet d’Eglise.
Le dialogue des chrétiens avec le judaïsme, quant à sa racine, est à distinguer fondamentalement d’un dialogue des chrétiens avec d’autres religions.
VI.
L’Etat d’Israël a été fondé il y a 50 ans. Nous lui souhaitons justice et paix. Nous espérons, et nous le demandons à Dieu, que cet Etat pourra trouver une paix solide avec ses voisins, particulièrement avec le peuple palestinien, dans le respect réciproque du droit à une patrie, de sorte que juifs, chrétiens et musulmans puissent vivre ensemble pacifiquement.
Nous nous associons sincèrement à la recommandation du Conseil oecuménique des Eglises en Autriche, de célébrer le 17 janvier, jour du début de la semaine mondiale de prière des chrétiens pour l’unité, comme un jour d’union avec le judaïsme, en incluant le peuple juif dans nos intentions de prière.
Vienne, le 28 octobre 1998
SLOVAQUIE - NOUS NOUS SOUVENONS : UNE RÉFLEXION SUR LA SHOA : DÉCLARATION DE LA CONFÉRENCE ÉPISCOPALE DE SLOVAQUIE (KBS) AU SUJET DU DOCUMENT DU VATICAN SUR LA SHOA (2)
Dès le 25 mars 1998, les évêques de Slovaquie ont publié une déclaration reprenant à leur compte le document du Vatican daté du 16 mars 1998. Après avoir présenté ce document, partie par partie , ils déclarent :
La situation des juifs en Slovaquie est une question délicate à laquelle on ne peut toucher sans réveiller une blessure douloureuse que reflète l’histoire de la Slovaquie. Avant la seconde guerre mondiale vivaient en Slovaquie des milliers de juifs. Il y a même dans les villes des quartiers entiers dont les rues portent des noms juifs. Presque partout sont encore debout des synagogues dont certaines faisaient partie des édifices de la ville réservés à l’assistance la plus nombreuse de fidèles. Tout cela montre qu’existait autrefois une vie religieuse et sociale juive très développée. Si beaucoup d’édifices ont subsisté, les gens ont disparu. Cela veut dire que quelque chose s’est passé qui a eu une profonde influence sur la vie en Slovaquie et sur la vie de ses habitants juifs. Depuis la seconde guerre mondiale les relations entre Slovaques et juifs se sont tendues et durcies. Nous ne pouvons nier le fait que les déportations de juifs ont eu lieu au milieu de nous, que certains Slovaques y ont participé ou en ont été les témoins muets.
Les représentants de l’Eglise catholique slovaque ont dit qu’ils déploraient profondément ces tragiques événements. Le cardinal Jan Chryzostom Korec, qui exerçait la charge d’évêque sans avoir la permission de l’Etat, a signé en 1987 une Déclaration concernant la déportation des juifs de Slovaquie. Lui-même et d’autres représentants du peuple slovaque demandaient pardon au peuple juif. En 1990 la Conférence épiscopale de la République fédérale tchécoslovaque d’alors (CSFR) a exprimé à deux reprises son désir que tout ce qui subsiste d’antisémitisme soit vaincu par une attitude de vérité, de repentir et de pénitence.
Il est évident que parce que sont des expériences récentes l’indépendance de la Slovaquie comme Etat et le fait qu’elle soit par rapport à Rome une province de l’Eglise catholique, la Slovaquie veut avoir des fondations solides. Relève de cette volonté le souci de faire une étude objective de l’histoire des juifs en Slovaquie. Avant qu’elle puisse être menée à bien, les chrétiens de Slovaquie peuvent faire les premiers pas et, en solidarité avec le peuple et l’Etat slovaques, demander pardon pour toutes les injustices qui ont été commises sur leur territoire. Sans la tradition juive il est impossible de comprendre la profondeur du christianisme et une démarche de ce genre contribue au renouvellement que l’Eglise se propose en vue du troisième millénium. Un aspect important de ce renouvellement est l’établissement de nouvelles relations avec le peuple juif. Leur point de départ devra être le pardon.
Paul dit que les chrétiens sont greffés sur le peuple juif :”Si quelques-unes des branches ont été coupées tandis que toi, sauvageon d’olivier tu as été greffé parmi elles pour bénéficier de la sève de l’olivier, ce n’est pas toi qui portes la racine c’est la racine qui te porte” (Rm 11, 17-18). Le peuple choisi reste pour tous les autres peuples un exemple du sens que Dieu donne à ses choix. L’histoire du peuple juif est dans l’existence humaine une des manifestations fondamentales de ce qu’est Dieu et de ce qu’est l’homme.
Juifs et chrétiens ont toujours eu des relations tendues et douloureuses. Paul, quand il parle de cette réalité, attire l’attention sur le Christ, qui concentre en lui-même toute la douleur : “Car c’est lui qui est notre paix, lui qui de deux réalités n’a fait qu’une, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine” (Ep 2,14).
Pendant ce temps de repentance auquel invite le pape Jean Paul II, les évêques slovaques, unis dans la Conférence épiscopale slovaque demandent pardon à leur frères et soeurs juifs. Nous demandons aussi à tous les croyants catholiques, aux chrétiens et aux gens de bonne volonté de se joindre à nous afin que nous puissions vaincre tous les préjugés. Quand il s’agit de “mémoire morale et religieuse”, nous croyons que l’acte de demander pardon au peuple juif sera compris comme un acte de repentance et un acte d’amour envers le Christ crucifié qui est notre paix.
A Trnava, le 25 mars 1998
________________
1. Texte original italien dans l’Osservatore Romano du 12 avril 1998. Traduction, titre et sous-titres de la Documentation catholique, 7 juin 1998, n̊ 11.
2. Texte traduit de la version anglaise autorisée par B. Brumelot.