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The Vatican Office for Catholic-Jewish Relations
C. A. Rijk
Depuis 1964, pendant l'élaboration du texte de la Déclaration, et avant sa promulgation, on discutait avec le cardinal Bea au Secrétariat de quelle manière la Déclaration devait être mise en oeuvre. On suggéra l'idée d'un secrétariat pour le contact avec le judaïsme et l'Islam, éventuellement sous la direction du cardinal Marella, Président du Secrétariat pour les Non-chrétiens. Plusieurs raisons d'ordre pratique ainsi que théorique rendaient cette solution inacceptable. On proposa aussi une section à part sous la direction du cardinal Bea. Dans la pratique cela aurait soulevé cependant trop de difficultés administratives et autres. Finalement on décida de faire nommer une personne compétente en la matière, personne qui serait insérée dans le contexte du Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens. L'expérience et la pratique indiqueraient de quelle manière ce travail serait structuré, en lui-même et par rapport au Secrétariat; mais l'on était convaincu dès le début qu'une certaine autonomie lui serait nécessaire pour éviter la confusion tant sur le plan théologique que sur le plan pratique, pour les juifs comme pour les chrétiens. Des consultations concernant la personne à nommer eurent lieu dès 1964 et, au mois de juin 1966, je recevais la lettre de nomination faite par le cardinal Bea avec l'approbation explicite du pape. Le travail devait commencer le ler octobre 1966.
Le Concile de Vatican II avait inauguré une époque tout à fait nouvelle dans les relations entre l'Eglise et le judaïsme. A Rome il y avait au Secrétariat pour l'Unité une abondante collection de documents sur un combat difficile, compliqué et souvent violent. La paix était retrouvée; il y avait une Déclaration, obtenue avec beaucoup de peine, et, vue sur l'arrière-plan de l'histoire, elle était très positive, même révolutionnaire; mais par rapport à l'idéal, le texte paraissait affaibli et il était encore critiqué. Tout compte fait cependant, un bon point de départ. On jugerait de sa valeur par sa mise en pratique. Le travail pouvait commencer. « C'est après le Concile qu'il faut travailler pour en répandre l'esprit et les principes promulgués par lui, et trouver peu à peu les formes concrètes pour améliorer les relations entre catholiques et juifs. Ce sera un long travail qui exigera beaucoup de patience et de persévérance, mais c'est le seul qui portera des fruits durables », disait le cardinal Bea lors de sa rencontre avec un groupe de juifs à New York en mars 1963 (cf.: « Aspects of a Peaceful Revolution », Chicago Studies, Vol. 5:2, Summer 1966, pp. 129- 30).
Un premier entretien avec le cardinal eut lieu au mois d'octobre 1966. C'était toujours le professeur d'Ecriture Sainte que j'avais connu, le savant, assez conservateur et sévère, mais maintenant, semblait-il, plus humain, plus ouvert et plus paternel et extrêmement accueillant, un homme très sage et sincère. Il souligna tout de suite que le travail des rapports entre l'Eglise et le judaïsme, quoique placé par le Saint Père sous la direction du président du Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens, était spécial et occupait une place propre, dans le contexte de ce Secrétariat. Les juifs ne sont pas des chrétiens, donc le contact avec eux n'appartient pas au travail de l'unité des chrétiens. D'autre part il y a une relation spéciale entre les juifs et tous les chrétiens et c'est pourquoi il y a un lien étroit entre la question de l'unité des chrétiens et les rapports avec le judaïsme. En fait, on peut alléguer plusieurs raisons qui justifient la position de ce travail dans le contexte de l'unité des chrétiens. Outre les arguments pratiques et administratifs, outre les raisons psychologiques et historiques qui doivent reconnaître la spécificité et la situation historique du judaïsme, il y a surtout l'argument théologique: tant que l'Eglise continuera à considérer l'Ancien Testament comme livre saint, inspiré de Dieu et l'un des éléments de base de sa foi, il existera un lien essentiel et particulier entre tous les chrétiens et ceux qui reconnaissent ce livre comme base de leur existence, c'est-à-dire entre l'Eglise et le judaïsme. L'expérience semble d'ailleurs montrer que la recherche de l'unité des chrétiens peut être favorablement influencée par le contact avec le judaïsme.
On connaît les réactions des juifs à la Déclaration conciliaire Nostra Aetate. Un grand nombre d'entre eux, et surtout les plus religieux, ont été dès le début du Concile très réservés sur son résultat, parce qu'ils ne croyaient pas que l'Eglise pouvait changer fondamentalement son attitude vis-à-vis du judaïsme. Depuis la promulgation — qu'ils considèrent en général comme un important pas en avant, quoiqu'ils soient déçus par la version finale — ils craignent avec prudence que l'attitude proclamée par le Concile ne soit une nouvelle méthode, plus humaine cette fois, de les intégrer dans le christianisme. Se tenant sur la réserve, ils attendent la mise en oeuvre de la Déclaration pour voir s'il y a vraiment possibilité de nouvelles relations. La présence de ce bureau dans le cadre du Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens pourrait justifier leur crainte et contribuer à la confusion. Pour ces différentes raisons, l'esprit du travail restant vraiment oecuménique, une claire distinction et une certaine autonomie de ce bureau sont nécessaires. Le cardinal était d'accord avec l'idée qu'on ne devait pas fixer d'avance la structure de cette initiative qui n'avait pas de précédent dans l'histoire de l'Eglise. En fait, le bureau, appelé désormais The Vatican Office for Catholic-Jewish Relations, se développe d'une manière assez indépendante.
Dans un esprit de grande ouverture, de profond intérêt et de vraie confiance, le cardinal Bea laissait l'initiative à ses collaborateurs. Ainsi le travail commença dans une large orientation et par des prises de contact au Moyen-Orient, aux Etats-Unis, au Canada et en Europe. La réalité concrète abordée ainsi directement et à plusieurs reprises montra davantage et montre encore que les problèmes des rapports entre l'Eglise et le judaïsme sont nombreux et difficiles. On connaîtles questions dans les grandes lignes: la plaie de l'antisémitisme qui a, pendant des siècles, si profondément infecté la mentalité des chrétiens, et par là les relations humaines de la société. Elle concerne directement les pays dans lesquels 'des juifs vivent ou ont vécu parmi les chrétiens. Mais l'histoire sainte, la prédication, la catéchèse et la théologie chrétienne doivent parler des juifs. Des recherches montrent que lorsque ceci est fait avec une mauvaise connaissance du judaïsme, on peut créer une mentalité vraiment antisémite même dans des pays où il n'y a pas de juifs. Ainsi il est évident que les rapports entre l'Eglise et le judaïsme ne concernent pas seulement les relations sociales, mais qu'ils touchent à l'Eglise comme telle. Des problèmes fondamentaux, des problèmes théologiques se posent. Ils ont des conséquences directes pour la présentation de l'Eglise, la prédication, la catéchèse, comme aussi pour la théologie de l'Eglise, de la rédemption, du messianisme etc. Dans cette perspective se présentent des questions comme celles-ci: quel est le sens de l'existence du judaïsme après la venue du Christ? Les dons de Dieu sont sans repentance; il y a un patrimoine commun aux chrétiens et aux juifs et tout cela au niveau de la révélation de Dieu et de l'histoire du salut. Quel est donc le rôle du judaïsme et de l'Eglise dans cette histoire sainte? Quel est le genre de collaboration possible entre chrétiens et juifs sur le plan religieux et sur le plan pratique? Ici l'Eglise comme telle se trouve en face d'une continuité de la révélation divine (Ancien Testament, Tanakh) qui n'intègre pas la révélation en Jésus. Les rapports entre les deux communautés doivent être étudiés en profondeur et développés dans un vrai esprit oecuménique.
Malgré une réserve et un certain scepticisme, les juifs ont eu en général le grand espoir de voir les chrétiens adopter une nouvelle attitude après le Concile. Il en fut de même pour ceux qui sont parfois opposés à toute initiative de rapprochement. Beaucoup d'entre eux sont pourtant déçus de voir que la situation et le climat des relations ne sont pas changés autant qu'ils l'avaient espéré. En effet, de nombreux cas concrets, des textes et des événements montrent que l'intention du Concile, qui parle d'estime et d'amour, est loin d'être réalisée. Tous ces éléments soulignent la difficulté de la mise en oeuvre de la Déclaration conciliaire, dont la réalisation ne peut procéder que lentement. Beaucoup de juifs et de chrétiens ont une fausse conception de la lenteur et de la profondeur d'un changement réel d'attitude et de mentalité. Ces éléments accentuent en même temps la nécessité et l'urgence de connaître et de reconnaître le judaïsme tel qu'il est, selon sa propre conviction.
Le cardinal Bea stimulait toujours le développement du travail. Il ne connaissait pas tous les détails de la question ni la composition du monde juif. Mais il s'y intéressait profondément, il avait un grand amour d'Israël (« vous devez y aller de temps en temps »), il voulait me voir régulièrement, surtout après les voyages, pour écouter, pour encourager et pour guider le travail du plus près possible. Il se montrait un homme d'une grande patience et en même temps d'une persévérance calme et tenace. « Nous ne pouvons pas changer une mentalité forgée pendant des siècles en deux ans. » La tâche est double: établir de nouvelles relations avec les juifs, relations marquées par le respect et l'amour; éliminer de la mentalité des chrétiens les préjugés traditionnels. Il faut créer un climat de compréhension qui mène à une plus profonde intelligence de l'histoire du salut. Il est évident qu'on ne peut pas réaliser cette tâche dans un bureau. Une intense collaboration est nécessaire entre tous ceux qui dans les différents pays travaillent dans ce domaine. Heureusement plusieurs secrétariats nationaux et commissions ont été fondés pendant ou depuis le Concile (Etats-Unis, Amérique Latine, Angleterre, Belgique etc.) et se sont ajoutés aux groupes et commissions catholiques, aux conseils de chrétiens et juifs qui existaient déjà (Hollande, France, Allemagne, Espagne etc.). Ensuite la congrégation des Soeurs de Notre Dame de Sion, qui a des maisons et des centres dans plus de quinze pays, s'efforce toujours davantage de s'engager profondément dans cette tâche indiquée par le Concile. Le cardinal les a plusieurs fois encouragées dans ce sens. Mais le nombred'experts est encore restreint et le terrain de ce travail est vaste. A Rome même le cardinal promouvait la prise de contact avec les organes du Saint Siège. Ainsi on a pu établir des relations avec la Commission « Justice et Paix », le Conseil pour la Liturgie, la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi, la Sacrée Congrégation pour l'Education Catholique. Tous ces contacts, qui sont extrêmement importants pour la création d'un nouveau climat, doivent encore être développés.
Le cardinal Bea s'intéressait vivement à tout ce qu'on fait dans les différents pays pour mettre en oeuvre la Déclaration du Concile, non seulement pour aider et stimuler là où cela est possible, mais aussi pour mieux comprendre les questions: paratus semper doceri, toujours prêt à apprendre (voir S. Schmidt, S.J., La Civiltà Cattolica, I, 1969, p. 4). Il est devenu le symbole d'une nouvelle époque dans les relations entre chrétiens et juifs. La Déclaration du Concile, pour laquelle il a lutté avec ténacité, persévérance confiante et dans un esprit de foi profonde, est considérée comme un premier pas d'importance mondiale, mais elle est aussi reçue avec réserve et critique.
La personne du cardinal était vénérée et honorée par juifs et chrétiens. Dans les vingt entretiens que j'ai eus avec lui ces deux dernières années de sa vie, j'ai plusieurs fois accompagné des juifs qui voulaient le remercier de ses efforts. On était toujours impressionné par sa sincérité, son profond intérêt et son humanité attrayante, reflétés dans son regard vif et ouvert. Cela ne veut pas dire qu'on était toujours d'accord avec ses idées et son explication théologique au sujet des relations entre l'Eglise et le judaïsme. En cela lui aussi était signe qu'un premier pas seulement était fait sur une longue route, où il était prêt à avancer. S'il a désiré, vers la fin de sa vie, être déchargé de beaucoup de ses obligations, il a voulu jusqu'à la fin se consacrer au travail de l'oecuménisme et des rapports judéo-chrétiens. Lors de la dernière visite que je lui ai faite, quelques semaines avant sa mort, quoique déjà très faible et malade, il insistait: « Quand il y a un problème ou une difficulté quelle qu'elle soit, téléphonez-moi et venez ». Figure remarquable, il a fait tout ce qu'il pouvait pour réaliser une « révolution pacifique ».
C.A. RIJK