Other articles from this issue | Version in English | Version in French
La figure du juif dans la littérature argentine
Luis H. Rivas
La figure du juif ne pouvait être absente de la littérature d'une nation où la population juive peut être évaluée à un demi-million de personnes. Les personnages juifs, de même que les fréquentes références au « monde juif », sont un signe de la présence de cette collectivité au sein de la vie nationale, en même temps qu'un précieux élément pour connaître l'origine et l'évolution des idées et des attitudes actuelles face au judaïsme.
On trouve nécessairement des allusions aux juifs en tant que personnes ou collectivité dans des documents, des chroniques ou des livres de caractère historique au sens strict. Dans cette brève étude nous ne pouvons nous en occuper. Il en est de même des oeuvres de caractère doctrinal ou polémique où le problème juif est traité du point de vue politique ou religieux. Tout cela mériterait une plus longue étude. Le terrain de notre recherche se trouve ainsi réduit au roman, à la nouvelle, à la poésie et au théâtre.
1. On affirme couramment que la maturité du roman argentin commence avec La Boisa de Juliàn Martel (pseudonyme de José Mir6) publié en 1890. Avec lui naît l'antisémitisme dans la littérature argentine. L'auteur décrit dans cette oeuvre l'époque qui précède immédiatement la révolution de 1890 dans le cadre des spéculations de la bourse. Naturellement l'action se développe entre des personnages avides de gains et peu scrupuleux. Parmi eux se trouvent quelques juifs. En les présentant, l'auteur ne ménage pas les épithètes ni les détails éloquents de sorte qu'ils paraissent les plus dépravés au milieu de la triste procession d'individus malhonnêtes et immoraux. Les juifs sont les plus grands spéculateurs; ils conspirent pour dominer le monde, et, pour arriver à leur fin, ils ne reculent devant aucun moyen, quelle qu'en soit l'immoralité. Fréquemment la « bassesse juive » est mise en parallèle avec « la noble distinction de la race aryenne ». Cependant, contrairement à tout ce que peut attendre le lecteur, en arrivant au point culminant de la narration et lorsque se produit le chaos économique final, les juifs n'y jouent plus aucun rôle et l'on ne voit plus l'influence qu'ils y ont exercée. Ceci nous permet de conclure que la présentation des personnages provient d'un préjugé racial de l'auteur plutôt que de l'observation de faits concrets. L'argumentation anti-juive qui paraît tout le long du roman est calquée sur les thèmes du livre Les Protocoles des Sages de Sion qui se répandent en Europe quelques années après la parution de La Boisa.
La ligne inaugurée par Juliàn Martel continue avec les deux livres de Hugo Wast (Gustavo Martinez Zuvirfa) Oro et El Kahal (1935). Avec une curieuse fantaisie, la collectivité juive est encore présentée comme une organisation secrète qui se propose d'arriver à la domination du monde.
2. En 1889 arrivèrent en Argentine 836 immigrants juifs d'origine russe qui se consacrèrent à la vie agricole. En 1910 Alberto Gerchunoff publie son oeuvre Les gauchos judios, où, à travers une série de scènes pittoresques, il décrit le processus d'adaptation de ces immigrants au nouveau style de vie et au nouveau milieu. L'image diffère notablement de celle que présentèrent Martel et Wast: il s'agit maintenant de paysans honnêtes, laborieux, qui aiment le pays qui les a reçus.
Les poètes aussi, comme Gerchunoff, s'occupèrent de la présence des juifs qui peuplèrent la campagne argentine: Leopoldo Lugones dans son Oda a los ganados v a las mieses (1910) et Rubén Darfo dans son Canto a la Argentina (1910) chantèrent les juifs laborieux et travailleurs. Le même Leopoldo Lugones écrira en 1936 le prologue de l'édition castillane du livre de Beniamin W. Seguel prouvant que Les Protocoles des Sages de Sion était un faux.
Sans vouloir donner une image du juif. les poètes argentins en plus d'une occasion ont montré sous une lumière favorable la présence du iuif à la campagne et à la ville: ainsi Fernàndez Moreno (1915). Ezequiel Martfnez Estrada. Alvaro Meliàn Lafinur et beaucoup d'autres. Le thème des persécutions contre les juifs et celui de la naissance de l'Etat d'Israël ont inspiré Arturo Capdevila, Alvaro Yunque et Rafael Alberti.
La première nièce de théâtre oui harle snécifiquement du thème juif est El gaucho judio de Carlos Schaefer Gallo, présentée en 1916. En cette pièce paraît un juif déjà plus adapté au milieu argentin que les gauchos de Gerchunoff. Apparemment il s'agit d'un gaucho comme les autres; cependant la persécution et l'incompréhension le suivent comme elles suivent tous les fils d'Israël.
3. Une nouvelle figure de juif apparaît encore dans la littérature argentine: c'est celle du fils de l'immigrant qui essaye de s'intégrer au nouveau milieu, malgré les difficultés qu'il lui présente.
Le thème fut abordé par Manuel Gàlvez dans le roman El mal metafisico (1916), et ensuitedans La tragedia de un hombre fuerte (1922). Gàlvez loue la ténacité avec laquelle les jeunes juifs essayent de se cultiver dans les arts et les sciences, et à ce propos il parle de leur apport à la culture locale. Ce sera ce même Gâlvez qui, en 1944, réfutera en son livre Amigos y maestros de mi juventud, les détracteurs des juifs qui, comme Martel et Wast, les accusaient de malhonnêteté et d'avarice.
Le roman de Bernardo Verbitsky Es dificil empezar a vivir décrit le fils d'une famille d'immigrants juifs, qui, en 1932, essaye de s'intégrer Jans le milieu argentin. Comme argentin, il subit les conséquences propres à la situation sociale du pays, et comme juif il rencontre à chaque pas les difficultés de l'immigrant qui désire s'intégrer et s'adapter et les injustices de la discrimination.
Il arrive plus d'une fois que ces mêmes difficultés blessent certains juifs moins conscients de leur foi et de leur tradition, au point que l'assimilation et l'intégration se traduisent par un rejet et un oubli de tout ce qui est juif. C'est ce qui paraît dans la pièce de théâtre Requiem para un viernes a la noche (1964) de Germàn N. Rozenmacher, où un jeune fils d'immigrants décide d'abandonner foyer, famille et tradition pour s'intégrer dans le milieu argentin et ne plus être un argentin à moitié ni un jeune juif divisé.
4. Le changement d'attitude dans les relations judéo-chrétiennes a eu une répercussion dans la littérature argentine. Dans le roman Dos mil aiios en sombras (1968) Pilar Besc6s décrit une jeune chrétienne éprise des principes du Concile Vatican II et amoureuse d'un jeune immigrant juif. Mais surgit l'opposition des deux familles, qui ne peuvent croire à la sincérité de ces relations. Cependant dans ce cas, paradoxalement, l'accusation de malhonnêteté et d'avarice tombe sur la mère de la jeune chrétienne. Il y a une description très fidèle de la situation présente: pendant que les générations des aînés vivent en cultivant la crainte que crée le souvenir des affrontements du passé, ou les préjugés qui se manifestent dans la méfiance ou le rejet, les jeunes générations luttent pour créer un nouveau climat de dialogue et de collaboration.
5. En résumé, on constate que la littérature argentine présente des images opposées de personnages juifs. La première est celle du juif immoral, malhonnête, avare, qui se propose de dominer le monde sans se demander si les moyens employés sont licites ou non.
La seconde est celle de l'immigrant qui s'adapte aux nouvelles formes de vie et apporte son travail et son talent à la terre qui l'accueille, tandis qu'il est rejeté et incompris. On trouvelà toujours présents les difficultés et les dangers de l'intégration.
La première image provient de la fantaisie, des préjugés et des idées importées d'autres milieux. On ne la trouve pas dans la réalité de la vie en Argentine. Tandis que la seconde a son origine dans l'observation de personnages familiers et suit pas à pas les étapes de leur adaptation depuis le moment où ils décident d'émigrer en Argentine jusqu'aux nouvelles générations nées dans le pays, et qui donnent des réponses différentes au problème de la double appartenance: juive et argentine.