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SIDIC Periodical IX - 1976/1
Le judaïsme: une réalité complexe (Pages 04 -13)

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La complexité du judaïsme contemporain
Kurt Hruby

 

Il est inévitable que la partie — encore infime — du monde chrétien qui a reconnu l'importance, et du phénomène juif et de l'existence juive et, par là, d'une meilleure intelligence du patrimoine chrétien et de ses implications actuelles grâce à ce regard sur le judaïsme, considère le plus souvent comme une entité monolithique ce même judaïsme, dépositaire des valeurs et des traditions juives avec lequel on cherche à entrer en contact et à établir une • situation de dialogue.

Or, il n'est jamais aisé d'aborder une réalité au niveau des généralisations sans courir le risque d'en rester à une perception très limitée. Cette constatation s'applique à plus forte raison au judaïsme de nos jours, réalité à plus d'un égard complexe et difficilement saisissable dans sa vraie dimension. On parle en effet du judaïsme, dans les milieux chrétiens sensibilisés à la nécessité de se pencher sur lui, non pas dans une perspective purement historique mais, pour le dire avec l'apôtre Paul (Rom. 11, 18), en sa qualité de « racine qui nous porte «, comme s'il s'agissait d'une entité précise, bien définie, obéissant à des critères qu'on a tendance à lui appliquer par analogie à d'autres systèmes religieux et spirituels.

Déjà à ce niveau se présente une première équivoque: le judaïsme, certes, est une réalité essentiellement spirituelle, mais il n'est pourtant pas que cela car il ne peut pas être conçu sans un fond humain qui est ce qu'on appelle habituellement le peuple juif.

Or, en employant, faute de mieux et sans aucune intention d'y mettre un contenu trop précis, le terme de « peuple », on touche immédiatement à une autre difficulté: si, en effet, la plupart des Juifs se considèrent incontestablement, à l'heure actuelle, comme membres du peuple juif, il en existe pourtant d'autres qui refusent une telle identification et ne se sentent rattachés au judaïsme que par des liens purement spirituels. Il faut donc se garder soigneusement, en parlant du judaïsme, de vouloir définir à tout prix ce qui, par la nature des choses, échappe aux définitions courantes, et de lui appliquer des critères qui s'avèrent inadéquats dans son cas.

Pour avoir une juste vision de la réalité juive, il est absolument indispensable de se mettre à l'écoute du phénomène juif et d'essayer de le saisir, dans toute la mesure du possible, de l'intérieur, dans sa complexité et dans sa diversité, facteurs qui constituent incontestablement l'une de ses principales richesses, en même temps qu'ils sont les signes d'une vitalité dont le judaïsme ne s'est jamais départi au cours de sa longue existence. Toute autre manière d'approcher le judaïsme risque d'aboutir à un résultat qui correspond plutôt à nos propres conceptions du dehors, que nous transportons inconsciemment à l'intérieur du judaïsme mais qui restent étrangères à la réalité juive.

Les mêmes remarques s'appliquent d'ailleurs également dans le domaine de la recherche proprement théologique. On a pu dire souvent — et c'est en partie juste — que, contrairement au christianisme dans sa forme traditionnelle, le judaïsme était a-théologique. Là encore, il est manifestement plus facile d'énoncer les choses que de les préciser.

Il est vrai que, contrairement au christianisme traditionnel, la préoccupation principale du judaïsme porte moins sur le contenu purement théologique de la révélation divine que sur la fidélité, sur la voie concrète que Dieu, dans sa révélation, trace à son peuple et, partant, à l'humanité dont ce peuple est comme le propotype. Ce caractère a-théologique du judaïsme se manifeste en ce qu'il n'a jamais éprouvé le besoin de définir et de dogmatiser le contenu de sa foi; les tentatives faites dans ce sens, et par les philosophes religieux dumoyen-âge et par certains auteurs modernes, restent malgré tout très marginales et, au fond, très peu « juives ». Ce caractère peu dogmatique donne au judaïsme incontestablement une très grande possibilité d'adaptation à différentes situations. Cependant, il ne faudrait pas en conclure hâtivement que le judaïsme n'est qu'un vague déisme, dépourvu de principes spécifiquement religieux. Ce serait encore le méconnaître fondamentalement.

Il a d'ailleurs toujours été très difficile de préciser exactement quels sont les éléments dont le judaïsme ne peut pas se départir sans courir le risque de perdre son identité propre. C'est dans ce domaine qu'ont surgi principalement, au siècle dernier, les contestations élevées au sein même du judaïsme, et qui ont créé une situation très différente de celle qui avait prévalu pendant des siècles.

La situation au Moyen Age et jusqu'à l'émancipation

On a pu avancer — et cela aussi est en partie vrai — que, du point de vue de son mode d'existence, et donc aussi de son évolution spirituelle, l'élément juif n'est sorti du Moyen Age qu'à la suite de l'émancipation civique à laquelle il a pu accéder progressivement, à partir de la Révolution française, en Europe centrale et occidentale. Cela ne signifie cependant pas que le judaïsme, au cours de son existence, ait évolué en vase clos. Toujours et à tous les niveaux de son existence, il a été étroitement mêlé aux grands courants intellectuels et culturels qui ont traversé la société à l'intérieur de laquelle il évoluait à tel ou tel moment précis de son histoire. C'est vrai pour la période biblique, pendant laquelle il émergeait, au fur et à mesure, comme entité spirituelle et culturelle propre. C'est vrai pour la période hellénistique où, dans la diaspora naissante, il faisait siennes les acquisitions de la culture grecque. Et c'est vrai encore pour les premiers siècles de la période musulmane, où de très grands penseurs juifs reformulaient l'ensemble du patrimoine spirituel de la nation en dépendance étroite de la théologie islamique et, partant, de la pensée philosophique de l'antiquité dont elle s'inspire dans une très large mesure.

Cependant, cette période d'aventure prit fin avec le déclin de la culture islamo-arabe, plus particulièrement en Espagne d'une part et, d'autre part, à la suite de la détérioration progressive des conditions d'existence du peuple juif dans les pays chrétiens. De cette manière, le judaïsme était bien contraint d'évoluer désormais, spirituellement et culturellement, en vase clos. Mais il s'agit là d'une situation qui lui fut imposée de l'extérieur, et non d'un phénomène attribuable à sa propre manière d'être. En fonction méme de cette situation, le judaïsme allait structurer de plus en plus sa vie conformément à ses besoins internes, et sans tenir compte de l'évolution intervenue dans un milieu ambiant qui l'avait rélégué à l'extrême périphérie de la vie sociale. Cette évolution arriva à son terme, au 16e siècle, avec la rédaction du Shiilhan 'arûleh, compilation désormais normative de l'ensemble de la législation rabbinique traditionnelle. En même temps, — il s'agit d'un phénomène dont les débuts remontent jusqu'au 12e siècle, — se produisit une sorte de « fuite vers l'intérieur », se traduisant par un puissant courant mystique et ésotérique qui, également à partir du 16e siècle, va dominer pendant un long moment pratiquement l'ensemble de la vie juive.

Il serait évidemment erroné de croire que cet isolement juif f id total. Même pendant cette période, il y a toujours eu des contacts intellectuels entre les Juifs et le milieu ambiant. Ce fut le cas plus particulièrement à la période de l'Humanisme et de la Renaissance. Mais la fréquence et l'intensité de ces contacts étaient nécessairement fonction du régime imposé aux Juifs dans tel ou tel pays. Partout où l'on pratiquait un certain libéralisme à leur égard, comme par exemple en Hollande, en Angleterre après Cromwell et, aussi, dans certaines régions d'Italie, les Juifs avaient tout naturellement tendance à s'intéresser activement à l'évolution culturelle et intellectuelle du milieu ambiant.

Les bouleversements des structures juives au 19e siècle

Avec l'acquisition du principe de l'émancipation civique de l'élément juif, proclamé pour la première fois pendant la Révolution française, cette situation moyenâgeuse, déjà battue en brèche, au moins intellectuéllement, par le « mouvement des lumières » et le cercle autour de Moïse Mendelssohn (1729-1786) en Allemagne, allait connaître une évolution extrêmement rapide. A ce niveau se posa d'ailleurs très vite un problème que le judaïsme n'avait jamais dû affronter au cours de son histoire: celui de son identité propre en tant qu'entité à part.

Cette évolution est liée intimement à celle de la société moderne, qui devient de plus en plus pluraliste; la seule différenciation sur le plan spirituel ne sera plus suffisante pour faire apparaître un groupe religieux comme un corps étranger par rapport à l'ensemble d'une nation. Même au moment des symbioses culturelles les plus poussées avec l'environnement non juif, comme par exemple dans la diaspora alexandrine et, plus tard, dans l'Espagne musulmane, le fait que les Juifs constituent une entité à part n'avait jamais été contesté par personne, la conception même de la société qui fut celle de l'antiquité et du moyen-âge s'y opposant radicalement. Jusqu'à l'émancipation moderne, les Juifs ne s'étaient d'ailleurs pas distingués de l'environnement non juif par leur seule orientation spirituelle: soit en fonction de celle-ci, soit à la suite des mesures de discrimination qui leur furent imposées de l'extérieur, ils avaient développé partout des langues juives (telles que le judéo-allemand, le judéo-espagnol, lé judéo-arabe, etc.); ils se distingaient par leur manière de s'habiller, ils durent le plus souvent habiter dans des quartiers à part, et ils jouissaient en général d'une très grande liberté d'organisation à l'intérieur des communautés. Il en résultait que l'individu, d'ailleurs à tous les niveaux de la vie, était étroitement encadré par la communauté juive, qui lui imposait pratiquement son genre d'existence, et dont il ne pouvait se séparer que par l'apostasie du judaïsme.

Dans les pays touchés par l'émancipation, ces structures allaient s'effondrer totalement en quelques dizaines d'années. Certes, les Juifs devront lutter partout pour accéder aux bénéfices de l'émancipation civique. Mais ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas tant les étapes de cette lutte que le principe qui y est sous-jacent, et qui est celui de l'intégration de l'élément juif dans la société environnante, en sorte que le seul critère de différenciation sera désormais un critère purement spirituel considéré, au moins en principe sinon en fait, par la philosophie de l'époque comme n'intéressant que la seule conscience de l'individu, sans affecter sa solidarité avec l'ensemble de la nation et, partant, son appartenance à part entière à celle-ci.

Du côté juif, cette nouvelle situation posa de nombreux problèmes. Elle mettait en cause, en effet, un principe majeur de l'existence juive, et qui est celui du kelal Yisraél, de la solidarité de tous les Juifs, en tant qu'entité, devant les exigences d'une loi divine qui en constitue la base et le fondement. Cela suppose la conscience non seulement d'une histoire commune, mais aussi et encore d'une destinée commune, liée à une évolution considérée comme inscrite dans le plan même de Dieu et comportant un ensemble de réalisations concrètes concernant l'ensemble du peuple. Or, que deviennent, et cette destinée et ces réalisations face à un judaïsme désormais morcelé en un grand nombre de communautés nationales dont les aspirations se confondent avec celles de l'environnement non juif? Est-ce que la notion de la seule « communauté religieuse », qui est désormais le statut des communautés juives au sein des Etats modernes, est compatible avec le génie même du judaïsme? Est-elle compatible avec l'idée d'un judaïsme qui, loin d'être limité à la seule option religieuse de l'individu, entend contrôler au contraire l'ensemble de la vie? Ce contrôle s'exerce, certes, par le truchement d'un patrimoine essentiellement spirituel, mais le dépasse néanmoins dans une très large mesure du point de vue de ses implications concrètes. C'est à ce niveau que se pose d'une manière aiguë la question de savoir en quoi consistent au juste les principes qu'il faut maintenir à tout prix pour sauvegarder l'identité juive.

Pendant tout le 19e siècle, le judaïsme évoluera en fonction de la réponse qu'on donnera à cette question dans ses différentes fractions. Dans une première phase s'affronteront assez violemment les adeptes d'une réforme totale de l'ensemble de la vie juive d'une part et, d'autre part, les traditionalistes inconditionnels. Pour les adeptes d'une réforme, le judaïsme, par l'émancipation, est entré d'emblée dans une ère nouvelle, qui est celle de la fraternité universelle et de la promotion spirituelle de l'humanité. La vraie vocation et la vraie fonction du judaïsme sont-elles autre chose que de promouvoir une telle évolution? N'est-ce pas là, dépouillé de tout caractère « mythologique », les débuts de ce que les Prophètes d'Israël et la tradition ancestrale appellent « les temps messianiques »? Désormais, le devoir de l'élément juif est de s'intégrer totalement dans le corps des nations qui lui offrent cette possibilité, de partager leurs aspirations, et de se montrer à tous points de vue solidaire avec elles. Certes, il faut conserver en même temps une orientation spirituelle propre mais, en fonction d'une situation si profondément modifiée par rapport aux conditions de vie du passé, cette orientation elle-même doit se libérer de tout particularisme historiquement compréhensible mais désormais dépassé. Bien entendu, la Bible est parole de Dieu, mais cette parole ne doit pas rester tributaire d'une situation ayant prévalu il y a des millénaires. Elle doit être réinterprétée en fonction de la situation actuelle et adaptée à celle-ci. Beaucoup d'éléments dans la Bible concernent effectivement l'existence du peuple juif établi dans son pays. Or, tout cela est devenu caduc: les Juifs sont intégrés désormais dans leur environnement non juif et n'aspirent plus à aucune réalisation politique qui leur soit particulière. De la même manière sont devenues caduques toutes les prescriptions alimentaires, vestimentaires, etc., qui veulent établir une barrière entre Juifs et non Juifs. Quant à la législation rabbinique qui, au cours des âges, a renforcé ces prescriptions et a ainsi établi une séparation de plus en plus accentuée par rapport à l'environnement non juif, elle n'est rien d'autre que l'expression de situations historiques très diverses et n'est donc pas, comme le prétendent les traditionalistes, loi divine au même titre que la Bible.

A cette vision des choses, qui laisse au fond subsister très peu d'éléments de ce qui, jusqu'alors, avait été considéré comme la base même du judaïsme, les traditionalistes opposent sur toute la ligne une fin de non recevoir. Pour eux, les formes que la vie juive a revêtues au cours de son évolution, et qui furent codifiées finalement dans les prescriptions du Shùlhan 'arûkh, ne sont pas uniquement le résultat d'un processus historique et donc soumises à la mutation mais l'expression authentique et immuable de la vie sous l'autorité de la Torah, et ainsi intrinsèquement liées à la raison d'être même du peuple juif. Vouloir sacrifier l'édifice vénérable qu'est la vie juive traditionnelle avec ses multiples aspects signifierait vider le judaïsme de sa substance et le condamner à brève échéance à la disparition. Car, argumentent les traditionalistes, ce que les adeptes de la réforme présentent comme le judaïsme n'a plus rien de commun avec son inspiration profonde et avec son patrimoine authentique.

Dans une première phase d'affrontement entre deux positions tellement irréconciliables, aucun compromis ne semblait possible. Les positions des traditionalistes ne manquent certes pas de logique et de cohésion. Cependant, elles font presque totalement abstraction d'un facteur pourtant capital, et qui est précisément le changement profond intervenu dans la vie tout court. Le genre de vie traditionnel qui, d'après eux, constitue l'unique garantie de sauvegarde des valeurs juives, était fonction d'unesituation générale qui, elle, avait totalement et irréversiblement changé. l'ancien cadre communautaire avait disparu dans une très large mesure et, avec lui, le système d'éducation traditionnel qui, au cours des siècles, avait assuré la transmission des valeurs spirituelles et culturelles juives. Avec la diminution spectaculaire, en très peu de temps, des connaissances sur le plan du patrimoine traditionnel, avait aussi diminué la conscience juive. En fréquentant les mêmes écoles que leurs concitoyens non juifs, les membres de la jeune génération juive étaient entrés d'emblée dans une autre sphère culturelle, avec des critères et des valeurs très différents de ceux qu'avait véhiculé le système ancestral. Et tandis que la tradition juive, nous l'avons dit, dans un souci de préservation de ses valeurs propres et pour éviter toute contamination par des moeurs incompatibles avec celles-ci, avait dressé de nombreuses barrières dans le domaine des rapports avec le monde non juif, la fréquentation de la société ambiante était devenue chose courante en fonction même de l'émancipation. Depuis que les Juifs étaient sortis de leurs isolement séculaire et se trouvaient désormais présents un peu dans toutes les sphères de la vie courante, l'ancien cloisonnement avait perdu sa raison d'être. D'ailleurs, comment réclamer, d'une part, l'insertion dans la vie de la nation tout en refusant, d'autre part, de participer pleinement à cette vie? Une telle attitude eût été non seulement complètement illogique mais insensée. Il est vrai que certains traditionalistes étaient d'avis qu'il fallait refuser cette intégration en vue de sauvegarder ce qu'ils considéraient comme la seule forme valable de vie juive et, en tout cas, la seule conforme à la loi traditionnelle.

On assiste alors très rapidement, dans les pays touchés par cette évolution, à une régression constante de la vie juive selon les normes traditionnelles. Puisqu'il fallait vivre désormais comme tout le monde, selon un rythme qui n'avait rien de particulièrement juif, beaucoup d'observances traditionnelles, telles les lois alimentaires, le respect du Sabbat, et ainsi de suite, furent de plus en plus négligées. Le judaïsme semblait être engagé sur une pente dangereuse où il risquait de perdre toute sa substance. Devant un tel état de fait, de plus en plus répandu, les cris élevés par les traditionalistes prônant, comme étant idéal, un passé définitivement révolu devinrent franchement anachroniques.

Recherches d'une solution

Effrayés par le spectacle qu'offrait cette perte de substance permanente du judaïsme, — beaucoup, en acceptant le baptême, avaient rompu définitivement avec la tradition ancestrale, — des hommesde grande valeur, conscients du danger inhérent à cette situation, se mirent à rechercher des solutions, susceptibles d'enrayer cette évolution fatale. Conscients de la nécessité impérieuse d'appliquer des réformes profondes à l'ensemble de la vie juive, ils étaient cependant soucieux de procéder méthodiquement et d'éviter une évolution chaotique.

C'est dans le but de rechercher des solutions qu'on convoqua, à partir de la quatrième décennie du 19e siècle, une série de conférences rabbiniques, élargies plus tard en synodes avec une participation relativement élevé d'éléments « laïcs ». (Cette terminologie est en soi un non-sens dans le judaïsme qui, depuis la destruction du Temple, ne connait plus de clergé à la manière du christianisme. Ces « laïcs » étaient donc simplement des gens n'ayant pas fait d'études traditionnelles poussées). Cette formule fut adoptée afin de donner aux réformes des assises solides et de leur assurer un maximum d'autorité. Cependant, les représentants de la tendance traditionaliste refusant de participer à ces conférences, celles-ci n'étaient représentatives que de la seule tendance réformatrice. Par ailleurs, on dut constater très vite combien il était difficile de vouloir toucher au système traditionnel sans ébranler les bases mêmes du judaïsme. Tandis qu'en théorie, les représentants les plus radicaux du courant réformateur soulignaient sans arrêt le caractère périmé de la loi juive traditionnelle, ils étaient en pratique presque toujours soucieux de justifier les réformes par eux proposées en se référant en permanence à cette même loi. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant de constater que les résultats obtenus furent plutôt maigres et se bornèrent presque exclusivement au culte synagogal, tandis qu'on n'osait pratiquement pas prendre des décisions vraiment fermes en d'autres domaines, beaucoup plus importants.

La Révolution de 1748, qui apporta aux Juifs dans la plupart des pays d'Europe centrale et occidentale les libertés civiques qu'on leur avait encore refusées, marque aussi un tournant à cet égard. A une époque de luttes et d'affrontements souvent passionnés succède une période de stabilisation relative. Les théses d'une réforme radicale dont les porte-paroles les plus actifs étaient Samuel Holdheim (1806-1860) et Abraham Geiger (1810-1874), obtinrent relativement peu de succès, et ne furent appliquées quepar quelques groupes-pilotes isolés. Dans la plupart des communautés s'imposa un courant modéré dont le représentant avait été l'artisan des conférences rabbiniques, Ludwig Philippson (1811-1889). Le plus souvent, on était soucieux d'éviter tout ce qui apparaissait comme une rupture trop accusée avec le passé. Cette tendance sera dotée à son tour de structures idéologiques par Zacharias Frankel (18011875), qui fonda, en 1853, le séminaire rabbinique de Breslau, première institution moderne de ce genre.

Du côté traditionaliste, un renouveau se dessina avec Samson Raphael Hirsch (1808-1888), dont le mérite est d'avoir reconnu avec une très grande lucidité que la lutte des chefs de l'ancienne orthodoxie contre les idées modernes et la situation de fait du judaïsme était perdue d'avance. Pour cette raison, il prôna la nécessité de se servir de ces idées pour restructurer un judaïsme fidèle à la tradition, et pour exprimer ses principes dans des concepts et dans un langage résolument modernes.

Dans la deuxième moitié du 19e siècle, la situation du judaïsme issu de l'émancipation se stabilisa peu à peu. La tendance religieuse qui prévalait officiellement dans le plus grand nombre de communautés était un conservatisme teinté — plus ou moins, selon les endroits — de certaines idées chères aux réformateurs. A côté de cela existaient quelques groupes ayant réalisé des réformes extrêmes. En marge subsistaient ou s'étaient réorganisées des communautés « orthodoxes » (on leur donna ce nom, dépourvu de sens dans le judaïsme, pour le distinguer des autres tendances), soit au sein des grandes communautés comme groupes à part dotés d'institutions propres, soit érigées en communautés indépendantes. A l'intérieur même de ces tendances, — exception faite, jusqu'à un certain point, de l'orthodoxie, — la situation variait souvent fortement d'une communauté à l'autre. Ce que nous venons de dire ne concerne, bien entendu, que les structures communautaires. A l'intérieur de celles-ci, l'individu conservait évidemment toute liberté de s'aligner ou non sur la tendance du cadre communautaire.

La situation en Europe de l'Est

Ce tableau de l'évolution rapide du monde juif dans la première moitié du 19e siècle n'est valable, nous l'avons souligné, que pour l'Europe centrale et occidentale. Dans les pays de l'Est européen, la situation était en effet très différente. Et c'est là que, numériquement parlant, se trouvait le gros de la population juive. La plupart de ces régions se trouvaient alors sous domination russe. Or, le gouvernement tsariste, après quelques velléités initiales sous des monarques « éclairés «, s'était montré résolument réfractaire à toute idée d'émancipation civique de l'élément juif, et la situation avait même empiré par le fait qu'à l'exception d'une petite minorité fortunée, — qui, elle, sera d'ailleurs touchée par l'assimilation, — le gouvernement avait tendance à concentrer les Juifs dans certaines régions où, à l'exclusion de toutes les autres, ils avaient le droit d'habiter.

Ainsi le judaïsme est-européen conserva-t-il en grande partie ses structures traditionnelles et, avec celles-ci, sa culture propre. Les milieux les plus évolués intellectuellement étaient certes touchés par la Haskalah (mouvement des lumières) et s'éloignaient souvent du genre de vie traditionnel. Seulement, cette orientation ne se traduisait pas, au moins le plus souvent, par une assimilation culturelle au milieu environnant, impossible à cause des circonstances, mais par un renouveau de culture hébraïque.

Avec le progrés de l'industrialisation se formait aussi, peu à peu, un prolétariat — et même un sous-prolétariat — juif, dans l'orbite des grands centres urbains. Cette partie de la population juive fut touchée par les idées socialistes; elle avait tendance à développer une nouvelle forme de culture juive se voulant « laïque », c'est-à-dire détachée de l'ancienne culture centrée exclusivement sur le patrimoine religieux, avec, comme foyer de conscience juive, la langue vernaculaire des masses, le yiddish (judéo-allemand). C'est d'ailleurs à cette époque que cette langue qui, jusqu'alors, n'avait été qu'un idiome populaire, émergea également comme langue littéraire.

La situation juive, bien que les conditions politiques fussent différentes, était à peu près analogue en Galicie autrichienne et en d'autres régions de l'Est sous la domination des Habsbourg, y compris les régions au Nord et à l'Est de la Hongrie, c'est-à-dire pratiquement partout où, vers la fin du 18e siècle, s'était imposé le Hassidisme, dernier en date des grands mouvements de renouveau spirituel du judaïsme. Sous les attaques des adeptes des idées modernes, qui ne purent y voir, de toute évidence, qu'un obscurantisme attardé (le Hassidisme populaire baigne en permanence dans une ambiance de merveilleux et de miracles opérés par ses chefs spirituels, les Tsaddiqim), le Hassidisme se mua, lui aussi, en bastion imperméable de l'orthodoxie juive. En Hongrie, pays très partagé, sur ce plan, entre les influences modernes et une forte implantation traditionaliste, les luttes entre ces deux tendances irréconciliables provoquèrent d'ailleurs, à un moment donné, l'éclatement en deux de la communauté juive du pays: il y existera désormais deux communautés juives totalement indépendantes l'une de l'autre, et reconnues toutes les deux par les autorités civiles.

L'expérience américaine

En Europe, la situation historique avait finalement pesé trop lourdement sur l'évolution juive pour permettre à la tendance réformatrice de donner toute sa mesure et de s'imposer réellement. Profondément peinés par cette situation, plusieurs chefs de file de cette tendance tournèrent alors le dos au vieux continent, qui leur offrait un champ d'action trop limité et aussi trop problématique, et s'établirent aux Etats-Unis, pays jeune où il était possible de construire une vie juive nouvelle sans se heurter en permanence à des oppositions certes diffuses mais néanmoins tenaces.

C'est aux Etats-Unis que le judaïsme réformé, —ou progressiste, comme il s'appelle de préférence de nos jours, — sous l'impulsion d'hommes dynamiques tels David Einhorn (1809-1879), Isaac Meyer Wise (1819-1900) et Kaufmann Kohler (1843-1926), est devenu un mouvement puissant. C'est là aussi qu'on a essayé de lui donner une base idéologique qui, dans une première phase, se présentait comme une rupture quasi consommée avec la plupart des thèses traditionnelles (« Pittsburgh Platform » de 1885, oeuvre de K. Kohler). Le judaïsme réformé se développa rapidement, se dota d'institutions remarquables, — son séminaire rabbinique, le Hebrew Union College à Cincinnati, fut fondé dès 1875, — et fit des adeptes surtout parmi les Juifs originaires d'Allemagne.

Cependant, l'outrance même de ces formulations idéologiques fit naître rapidement un courant d'opposition, qui allait grandissant avec les différentes vagues d'immigrants juifs russes qui affluèrent après 1880, à la suite des pogromes en Russie. Grâce à cette immigration s'implanta d'ailleurs également, en Amérique, un courant orthodoxe non négligeable. Trop lié aux cadres et aux structures des pays d'origine, ce courant s'avéra cependant, aux yeux de beaucoup de Juifs, peu adapté aux conditions nouvelles de vie. Peu à peu se forma ainsi un courant conservateur, alliant une fidélité de principe aux valeurs traditionnelles avec un esprit d'adaptation à la vie américaine et à ses nécessités. Le centre spirituel de ce courant sera le Jewish Theological Seminary of America à New York, réorganisé et restructuré au début de ce siècle par l'un des plus grands savants juifs de l'époque, Salomon Schechter (1850-1915). Schechter refusa d'ailleurs l'idée d'être à la base d'un nouveau courant de la vie juive. Son idéal était de permettre au judaïsme de toujours, immuable dans son inspiration profonde, de se situer dans l'actualité américaine, comme autrefois le même judaïsme s'était situé en d'autres sphères culturelles. A son tour, une partie de l'orthodoxie quitta également son isolement et sa méfiance à l'égard du contexte américain, et se dota d'institutions résolument modernes, telle la Y eshiva University.

Le tournant sioniste

Dans les pays où les Juifs avaient pu accéder peu à peu aux droits civiques, et où leur avait été offerte la possibilité d'une intégration culturelle et sociale, le courant assimilationiste avait rencontré des dispositions favorables dans l'immense majorité de la population juive. C'était le cas, plus particulièrement, en France, pays de la Déclaration des Droits de l'Homme, qui avait d'ailleurs été le premier à, réaliser l'égalité des Juifs devant la loi. Or, il devait s'avérer que cette insertion de l'élément juif dans le corps de la nation, jugée subjectivement total du côté juif, n'avait pas été ratifiée réellement par l'environnement non juif. L'heure de vérité sonna, en France, avec l'affaire Dreyfus (1896). Les passions anti-juives virulentes, puissamment orchestrées par la presse cléricale, qu'elle déclencha, divisèrent les Français, pendant un moment, en deux clans, . Dreyfusards » et • Anti-Dreyfusards ».

C'est cet événement qui produisit l'effet d'un choc sur la conscience d'un journaliste et écrivain viennois, Théodore Herzl (1860-1904), qui représentait alors un grand journal autrichien à Paris, déclenchant chez lui une réflexion profonde sur la condition juive et l'échec de l'assimilation. Sous l'impression de ce qu'on appela alors couramment l'Affaire, Herzl publia un livre intitulé L'Etat Juif, dans lequel il développait la thèse que la cause profonde de l'anomalie de l'existence juive devait être cherchée en ce que le peuple juif, depuis de longs siècles, était privé d'un foyer national, qu'il s'agissait de créer d'urgence pour mettre fin à cette situation. C'est cette thèse qui marque l'heure de naissance du mouvement sioniste moderne. Dès 1898 eut lieu, à Bâle, le premier congrès sioniste. Dans le programme adopté à cette occasion, il est dit expressément que le sionisme veut être un mouvement politique, refusant toute identification avec des thèses religieuses et les espérances qui s'y rattachent historiquement.
Or, une analyse de l'évolution que le programme sioniste allait connaître bientôt est du plus haut intérêt pour mettre en relief la complexité des phénomènes dans le judaïsme, et l'influence permanente qu'y exerce, dans tous les domaines, un patrimoine essentiellement spirituel. Fondé par des hommes presque entièrement détachés de toute tradition proprement religieuse, et conçu sur une base purement politique, le sionisme, principalement sous la pression des masses juives de l'Est européen, restées profondément marquées par la tradition, dut inscrire en son programme le postulat de la création d'un foyer national juif en Palestine: pour une conscience juive restée à l'abri des thèses généreuses si fortement universalistes et assimilationistes des adeptes de la réforme, et imprégnée de valeurs traditionnelles, il était en effet inconcevable qu'un foyer national du peuple juif puisse être créé ailleurs que sur la terre ancestrale dont le souvenir avait été constamment ravivé, au cours des siècles d'exil, par la prière, cette terre qui, conformément aux thèses traditionnelles, devait aussi être le lieu d'un nouveau rassemblement des dispersés de la nation à l'aube des temps messianiques.

Dans la même ligne de réflexion, il est intéressant également d'enregistrer les réactions du monde juif d'alors face aux thèses sionistes. Ceux qui donnèrent leur adhésion au programme sioniste le firent en effet à titre individuel, pour des motifs très divers et en fonction de leurs options personnelles, tandis que le mouvement naissant rencontra la plus grande méfiance, allant parfois jusqu'à une hostilité déclarée, et de la part des adeptes de la réforme, et dans les milieux orthodoxes.

Aux yeux des adeptes de la réforme, c'était de toute évidence un retour brutal à une vision considérée comme définitivement périmée. Dans la Pittsburgh Platform (article 5), il avait été déclaré en effet:

Nous reconnaissons dans l'ère moderne de culture universelle du coeur et de l'esprit l'approche de la réalisation de la grande espérance messianique d'Israël... Nous ne nous considérons plus comme une nation mais comme une communauté religieuse. Nous n'attendons plus un retour en Palestine... ni la restauration d'aucune loi concernant un Etat juif.

Or, le programme sioniste était précisément la reconnaissance de l'échec de l'assimilation, et la fin de l'illusion que par l'intégration de l'élément juif en d'autres sphères culturelles on approchait « la réalisation de la grande espérance messianique d'Israël ». Les chefs de file de la réforme avaient rélégué résolument dans le domaine de la mythologie tout espoir d'une reconstitution du judaïsme en tant que nation: exprimée autrefois dans des concepts « mythologiques », il fallait traduire cette idée conformément au niveau intellectuel et spirituel des temps modernes.

Pour les orthodoxes, le problème était plus complexe. Pour eux, les attentes portant sur une restauration du peuple juif constituaient un postulat indubitable de la révélation divine, bien que, là encore, il ne faille surtout pas parler de « doctrine messianique », des différences notables existant, au niveau même de la tradition, en ce qui concerne le mode de réalisation de ces espérances. En fonction de cela, une partie de l'orthodoxie refusa d'emblée toute interférence humaine dans le déroulement des événements devant aboutir à des réalisations considérées comme franchement eschatologiques: c'est à Dieu seul d'agir quand il le jugera bon, et l'homme n'a qu'à attendre avec une ferme espérance l'heure de l'intervention divine.

Une autre fraction de l'orthodoxie juive argumenta différemment. Elle aussi pouvait d'ailleurs invoquer une certaine tradition en faveur de ses thèses. Dieu, conformément à cette opinion, agit toujours par le truchement de l'homme, et même en ce qui concerne les grandes réalisations finales, l'homme peut et doit prendre des initiaives qui, dans la mesure où elles sont conformes au dessein de la Providence, seront ratifiées par Dieu. Cependant, il est impensable que les initiatives prises en un tel domaine puissent l'être par des « mécréants >, dont la vie n'est pas conforme aux prescriptions de la Torah, et qu'on puisse imaginer un foyer juif en Palestine qui ne soit pas basé exclusivement sur les lois énoncées dans la révélation divine.

Ces antagonismes de part et d'autre n'empêchèrent d'ailleurs ni des représentants de l'orthodoxie, ni des leaders de la réforme de devenir, à titre individuel, des personnages de premier plan du mouvement sioniste. Dans ce domaine encore, l'évolution concrète des événements atténua peu à peu les tensions. C'est ainsi que le judaïsme réformé aux Etats-Unis, dans les Guiding Principles adoptés en 1937 à la conférence rabbinique de Columbus, adopta une attitude franchement positive à l'égard des réalisations sionistes en Palestine. Sur un plan plus général, ces principes marquent d'ailleurs une rupture nette avec les outrances de la première période de la réforme, et un retour à des conceptions beaucoup 'plus traditionnelles.

L'aspect actuel

C'est sous la forme de cet éventail de tendances que le judaïsme se présentait à la veille des événements qui allaient lui réserver la plus cruelle épreuve de sa longue et douloureuse histoire. On ne peut d'ailleurs parler que de tendances car, quelle que fut l'âpreté des ruttes qui les opposaient à un moment donné, tout cela n'affecta pas réellement l'unité profonde du kelal Y israél, de la « comunauté » juive, — le terme de communion » serait presque plus adéquat, — et ne mettait pas en cause une solidarité souvent difficile à définir mais néanmoins très réelle. La raison en est — avec cela, nous touchons une fois de plus le caractère éminemment complexe de l'existence juive, toujours réfractaire à toutes les catégories qu'on veut lui appliquer — que des questions d'ordre théologique — avec toutes les nuances que nous avons apportées à cette notion quand il s'agit du judaïsme — ne peuvent pas affecter réellement un ensemble dont la dimension théologique n'est manifestement qu'un aspect, et pas toujours le plus décisif.

Certes, le judaïsme se présente, historiquement, comme une entité à forte prédominance religieuse, et ce qui l'a formé et façonné est un patrimoine qui porte en effet essentiellement un tel caractère. Vouloir nier cela signifierait méconnaître l'importance de cet élément. C'est par l'attachement à ce patrimoine que se définit également l'identité juive. Cependant, en ce qui concerne l'attitude de l'individu à l'égard de ce patrimoine, le judaïsme est en soi très peu exigeant. Le seul principe théologique qu'il ait formulé est exprimé dans le Shenea Yisraél (Deut. 6: 4): « Ecoute, Israël, le Seigneur, notre Dieu, est un seul Seigneur! ». Ce principe est donc la reconnaissance de l'unicité absolue de Dieu et, au moins implicitement, de tout ce qui s'ensuit pour l'existence juive. Cette reconnaissance à la rigueur, peut être tacite et se présenter comme une non-négation formelle. Seulement quiconque mettrait effectivement en cause ce principe deviendrait, par le fait même, ho fer ba-'iqqar, «négateur du principe fondamental », mais même cela ne signifierait pas encore, du point de vue de la communauté juive, une rupture définitive avec le destin du judaïsme: « Bien qu'il soit un pécheur, il reste néanmoins Juif , dit à ce sujet la tradition talmudique (Sanhédrin 44a).

Le fait d'être Juif apparaît ainsi comme une donnée ontologique, basée sur des critères très composites et subsistant même lorsque ces critères deviennent apparemment imperceptibles. Cela explique aussi l'infinie variété de possibilités de se réclamer du judaïsme, à la rigueur même en dehors d'un critère proprement religieux, bien qu'en aucun cas, il ne puisse s'agir de nier la dimension religieuse comme facteur de premier ordre. Seulement, il ne faut pas la concevoir d'une manière immuable et comme étant exprimée à tout jamais par certaines formulations traditionnelles.

Les événements entre 1939 et 1945 signifiaient, au moins existentiellement, la fin d'un beau rêve et d'une dangereuse illusion. Brutalement, tout ce qu'on croyait fermement acquis depuis l'émancipation était mis en cause, et la flambée des sentiments anti-juifs aboutit à une extermination physique de l'élément juif. Il est compréhensible que la réaction d'un groupe humain ayant perdu un tiers de ses effectifs dans une tourmente aux dimensions apocalyptiques reste profondément marqué par une telle expérience dont sont devenues victimes indisstinctement, en fonction de leurs seules origines, tous les Juifs, de n'importe quel bord.
Cette expérience a déclenché, chez les survivants de l'holocauste une réflexion angoissée portant sur cette mystérieuse et indéfinissable identité juive, qui avait été cause d'un tel désastre. C'est sur le fond de ce traumatisme que l'aboutissement des efforts du mouvement sioniste sous forme de la création d'un Etat juif en Palestine apparaissait nécessairement comme une réponse de la vitalité du peuple juif aux tentatives d'anéantissement. C'est en cela que réside la profonde signification de cet événement au niveau de la conscience juive, et c'est pour cela encore que, depuis lors, tout Juif, positivement ou négativement, est concerné par l'existence de cet Etat, grâce auquel le judaïsme accède à une nouvelle dimension d'existence. Reconnaître cela ne signifie nullement donner son adhésion à une thèse politique quelconque, ou s'identifier avec la politique concrète pratiquée par cet Etat. Cela ne signifie pas non plus, vouloir faire de tous les Juifs des sionistes en puissance ou nier l'importance et la nécessité de la diaspora juive. Mais pour essayer de comprendre la portée de l'événement au niveau de l'ensemble de l'existence juive, il faut regarder nécessairement au-delà de l'aspect purement politique et accéder à une dimension différente.

Du point de vue proprement religieux, le sens de l'holocauste du peuple juif restera à tout jamais impénétrable. Au niveau de l'individu, il a pu donner lieu à deux attitudes diamétralement opposées: d'une part une prise de conscience de l'impossibilité de ce qu'on a pu appeler à juste titre une théologie après Auschwitz; d'autre part, au contraire, une recherche d'intériorisation et de ferveur spirituelle renouvelée. Effectivement, on a pu enregistrer les deux attitudes mais, ni l'une ni l'autre n'ont eu une influence décisive sur l'ensemble du monde juif. En fonction de son génie propre, c'est une fois de plus une troisième voie qui l'a emporté, celle de la vie et de la recherche, souvent diffuse mais néanmoins très perceptible, d'une nouvelle expression de l'identité juive où l'existence désormais acquise d'un Etat juif constitue incontestablement un élément majeur.

L'enjeu d'un Etat juif

Nous avons parlé d'emblée d'un Etat juif, nous inspirant en cela d'une terminologie courante, et sans préciser ce qualificatif. Dans quelle mesure cet Etat est-il réellement « juif » aux yeux de la tradition juive? De ce point de vue, correspond-il aux espérances de générations de Juifs pieux?

Une fois de plus, vouloir poser la question de cette manière n'a aucun sens au niveau du judaïsme. L'essentiel, en effet, n'est pas de savoir comment cet Etat se définit exactement mais qu'il existe. Et quant à son caractère juif, il suffit qu'il ait été fondé par des Juifs, qu'il soit habité en grande partie par des Juifs, et qu'il soit installé sur une terre avec laquelle le peuple juif a incontestablement des liens historiques particuliers. Il a d'ailleurs suffi de l'existence de cet Etat pour désamorcer pratiquement en très grande partie les réserves formulées à son égard par de nombreux milieux orthodoxes.

Du point de vue de la situation théologique du judaïsme, cet Etat reproduit d'ailleurs toutes les contradictions apparentes qu'on observe dans le judaïsme. De par la volonté de ceux qui furent les artisans de sa création et qui, en majeure partie, n'appartiennent pas au judaïsme religieux, c'est un Etat moderne, pluraliste, et dont la législation n'est pas celle de la Torah et de la tradition. Mais dès le début, le qualificatif d'Etat juif a provoqué de nombreuses difficultés, justement à cause de son imprécision. Et lorsque, par la force des choses, on essaya de le qualifier, on retomba nécessairement dans la filière de toujours de la loi religieuse car on dut vite se rendre compte qu'au niveau actuel d'évolution, il n'existe aucun autre critère valable de « judéité ». Le résultat de cet état de fait est que dans cet Etat moderne et laie, tout ce qui a trait à l'identité juive à proprement parler continue d'être régi exclusivement par la loi religieuse. Cependant, pour ne pas fermer la porte à une évolution possible, et pour éviter des dissensions sans fin, cet Etat n'a toujours pas de Constitution. En outre, le pourcentage de ceux qui, à l'intérieur de cet Etat, considèrent la loi religieuse comme norme de vie, n'est certes pas plus élevé qu'en d'autres communautés juives à travers le monde.

Une autre contradiction apparente consiste en ceci que, pour justifier le droit du peuple juif d'avoir un Etat en Palestine, même les milieux qui se disent a-religieux se réclament tout naturellement de la Bible. Certes, on peut la considérer comme un document purement historique et la « démythologiser mais il reste néanmoins vrai qu'il est difficile d'en évacuer totalement les éléments irrationnels. D'ailleurs veut-on réellement les évacuer? Et que signifie au juste, au niveau du judaïsme, l'affirmation d'être « a-religieux »? C'est certes, en beaucoup de cas, moins la négation du surnaturel que l'opposition contre les formes traditionnelles de la religion juive. A cet égard, ce qui s'est passé en Israël en 1967, au moment de la réunification de Jérusalem, est hautement significatif. On a vu alors communier les éléments consciemment religieux et les éléments résolument a-religieux dans une même ferveur mystique, qui est certes au-delà d'une attitude qu'on pourrait analyser grâce à des critères rationnels. Nous citons tous ces exemples non pas pour porter

En guise de conclusion

Extérieurement, le judaïsme contemporain se présente toujours comme divisé en plusieurs fractions de tendances spirituelles, et ces fractions portent toujours les mêmes étiquettes: judaïsme orthodoxe, conservateur et progressiste. Même l'antagonisme entre ces fractions subsiste, et les orthodoxes continuent toujours de considérer les autres tendances comme plus ou moins inauthentiques du point de vue de la tradition juive. Toute tentative de réunir ces fractions ou de chercher un dénominateur commun se heurterait aussi de nos jours à une fin de non recevoir du côté orthodoxe, comme ce fut d'ailleurs le cas lorsque le premier ministre des Affaires Religieuses de l'Etat d'Israël caressa, à un moment donné, l'idée de convoquer un sanhédrin pan-juif pour solutionner d'un commun accord nombre de questions particulièrement délicates du point de vue de la législation rabbinique...

Toutefois, le climat général a profondément changé à la suite des événements, et les éléments les plus lucides à l'intérieur des différentes fractions ont nettement conscience d'être tributaires d'une situation d'ores et déjà anachronique et dépassée à son tour par la réalité juive de nos jours. Au-delà de ce fractionnement du judaïsme, héritage des conditions particulières du 19e siècle, se dessine partout un puissant mouvement d'intégration, centré sur la notion d'identité juive. C'est en ce sens qu'on peut dire que le judaïsme passe actuellement par une importante phase de mutation. Après les épreuves de l'assimilation, de la division à l'intérieur, de l'extermination physique et de la résurrection nationale, le judaïsme est incontestablement à la recherche de son unité. Et le foyer de cet unité, en même temps que son catalyseur principal, ne pourra être un jugement quelconque sur la valeur intrinsèque de ces attitudes mais pour souligner précisément l'extrème complexité et le caractère diffus du phénomène.

que l'Etat juif qui, dans cette perspective, est appelé à accéder à sa vraie dimension, qui est d'être le centre spirituel du peuple juif. Pour être en mesure d'accomplir, auprès de l'humanité, sa mission, qui aura toujours une portée universaliste, le judaïsme ne peut pas renoncer à son identité car, autrement, il consentirait à son propre anéantissement. Quelles que soient les formes que revêt la recherche de cette identité, toujours nécessaire en fonction même de situations qui changent rapidement, il ne faudrait pas la confondre avec un « nationalisme » quelconque, même si, à un moment donné, elle apparaissait passagèrement comme telle. A tous les niveaux, la voie juive comporte, comme premier postulat, une existence juive.

Le cheminement de tout cela sera probablement long et passera encore par de nombreuses difficultés de tous genres, mais cela aussi est inscrit dans les lois de l'évolution. Il est incontestable que cette recherche comporte aussi une dimension « théologique », en ce sens que son aboutissement permettra au judaïsme d'accomplir plus efficacement sa fonction au sein de l'humanité, conformément à sa seule raison d'être. Cette fonction, il doit l'accomplir consciemment et inconsciemment. C'est ainsi qu'il restera toujours un ferment « messianique » — quelle que soit l'interprétation qu'il donne lui-même de cette tâche au cours des différentes phases de son existence. La valeur « théologique » du judaïsme n'est pas dans une somme de définitions, mais exclusivement dans son existence, avec tous les éléments qu'il véhicule des richesses de la Révélation première, avec toute la puissance de résurrection qu'il manifeste, au long de son histoire, comme un signe permanent de l'appel et de la fidélité de Dieu.

 

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