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Perspective: Rencontre entre Juifs et Chrètiens en Terre Sainte
J. (Coos) Schoneveld
Il est à remarquer que les chrétiens qui s'engagent dans ce genre de rencontre en Terre Sainte sont ceux qui sont venus de l'étranger avec le désir de retrouver sur place les racines de leur foi; parmi ces chrétiens, d'ailleurs, seul un petit groupe se trouve réellement engagé. On ne peut nier que, parmi les motifs qui les y ont poussés, le génocide nazi n'ait joué un rôle de premier plan. De même que, dans les siècles passés, les pèlerins venant en Terre Sainte se considéraient comme les représentants de leurs pays d'origine, ces chrétiens venus de l'extérieur et engagés dans la rencontre avec leurs frères juifs se considèrent comme les représentants de ceux qui, restés au pays, n'ont pu venir sur place dans ce but. Ils arrivent là conditionnés par un lourd passé. Leur relation au peuple juif n'est pas aussi fraîche, aussi directe, que celle des chrétiens autochtones enracinés depuis longtemps dans le pays: leurs conceptions théologiques sont des conceptions toutes faites, reflétant les préjugés habituels envers les juifs, et imprégnées de ce que Jules Isaac a appelé « l'enseignement du mépris ». Il s'agit souvent d'un rejet théologique du peuple juif, l'Eglise se considérant comme l'héritière légitime de ce peuple et des promesses qui lui ont été faites. On a souvent dénoncé les conséquences désastreuses d'une telle théologie qui a ouvert la voie au génocide nazi. Il doit y avoir quelque chose de vraiment nocif dans une doctrine qui a eu de tels effets. Aussi les chrétiens, en grand nombre, ont-ils ressenti le besoin, l'urgence même de réviser leurs conceptions théologiques, cela non pas d'abord pour réparer le mal fait au peuple juif, mais plutôt pour une purification de l'Eglise elle-même et une redécouverte de sa véritable identité.
Rencontre des chrétiens avec la vie juive
Le peuple juif a souvent été considéré, au cours des siècles, comme une réalité périmée, anachronique, à peu près morte; et voilà qu'aujourd'hui ce peuple nous apparaît bien vivant, en dépit de tous les efforts faits pour le détruire, le supprimer. Les chrétiens ressentent le besoin urgent de réviser leurs conceptions théologiques en un lieu où le peuple juif est bien réellement lui-même, manifestement vivant, je veux dire en Israël. La rencontre avec les juifs, avec la vie juive en ce pays, est souvent un choc pour les chrétiens. C'est qu'elle les confronte de bien des manières avec les origines mêmes de leur foi; dans une telle rencontre, en effet, ce sont les fondements de la religion chrétienne qui sont soumis à examen, à discussion. Les chrétiens qui sont engagés dans les relations judéo-chrétiennes savent quel grand enrichissement cela a été pour leur pensée de connaître davantage la foi et la tradition juives. En Israël, tant à la Fraternité Oecuménique de Recherche Théologique qu'à la Maison d'Isaïe, à Ratisbonne ou à l'American Institute of Holy Land Studies, les théologiens chrétiens entrent vraiment en contact avec la foi et la tradition juives, et cela leur ouvre des perspectives nouvelles et leur permet de mieux comprendre certains aspects d'une religion biblique qui ont été souvent négligés par la théologie chrétienne. je pense au sens de la joie dans l'observance de la Thora, à la dimension importante que prend la Loi dans une vie de foi, à la signification du Shabbat en tant qu'expression symbolique d'une juste attitude de l'homme envers la création et envers la nature, aux dimensions sociale et politique d'une vie de foi et à bien d'autres réalités.
Pour la théologie, un retour aux sources
Les chrétiens qui entrent en contact, en Terre Sainte, avec la tradition juive peuvent, en outre, bénéficier de l'intense travail de recherche poursuivi par les Universités d'Israël sur la période du Second Temple, le Midrash, la Mishna, le Talmud etc... Les étudiants ou chercheurs chrétiens viennent de l'étranger, de plus en plus nombreux, pour des séjours même courts, afin de profiter de cette possibilité qui leur est offerte d'entrer en contact avec les sources de leur propre foi, avec les racines juives du christianisme. Un fait important à signaler est qu'un grand nombre d'étudiants chrétiens ne viennent pas du monde occidental. Dans l'effort qu'ils font pour débarrasser leur théologie chrétienne d'élé. ments dûs à l'influence de l'idéologie occidentale impérialiste et colonialiste, en retournant aux sources de leur foi, le contact avec le peuple juif et avec sa tradition s'avère être de grande importance. La Session du Comité pour l'Eglise et le peuple juif (du Conseil Oecuménique des Eglises) qui s'est tenue à Jérusalem en 1977 et à laquelle ont participé bon nombre de théologiens africains, les Journées d'études pour théologiens africains et asiatiques tenues à l'Institut Suédois de théologie, les Séminaires d'été organisés par le Comité pour la création d'un Institut Biblique africain à Jérusalem et par le Israel Interfaith Committee, le programme annuel organisé à Jérusalem pour les étudiants de l'Institut Biblique Pontifical et intéressant bon nombre d'étudiants non-occidentaux, tout cela témoigne d'un intérêt croissant pour la rencontre entre juifs et chrétiens en Terre Sainte.
Aussi regrettable que cela puisse paraître, on peut comprendre que les difficultés politiques actuelles entre juifs et arabes ne permettent pas aux chrétiens arabes de profiter de l'occasion qui leur est offerte. J'ai cependant le grand espoir que, dans l'avenir, la paix une fois établie, une théologie chrétienne autochtone pourra se développer, enrichie par des échanges profonds et créatifs avec la pensée religieuse juive. On peut avoir une idée de la richesse de tels contacts en considérant les travaux de recherche du professeur Bellarmino Bagatti sur le judéo-christianisme et du Fr. Jacob Willehrands sur les sources du culte et de la théologie de l'Eglise locale palestinienne, cette dernière remontant aux origines mêmes de l'Eglise et étant restée très proche de la foi et des traditions du judaïsme ancien. Lorsque l'Etat d'Israël se sera, comme nous l'espérons, intégré au Moyen Orient, permettant un libre échange d'idées et de populations entre les pays de cette région, de l'Afrique et de l'Asie, la connaissance approfondie des racines juives pourra prendre toute son importance au sein du christianisme et donner une nouvelle orientation à la théologie chrétienne du monde non-occidental. Serait-ce un rêve utopique d'espérer que, la paix une fois établie, les Eglises locales de Terre Sainte d'expression arabe fondent un Séminaire ou une Faculté de théologie travaillant en étroite collaboration avec les départements d'Etudes juives des diverses Universités d'Israël, et formant les futurs prêtres de Terre Sainte aussi bien queles étudiants venus du Moyen Orient, d'Afrique ou d'Asie?
Un stimulant pour les juifs vivant en Israël
Une telle initiative serait certainement un bon stimulant pour les juifs en Israël. Lorsqu'ils ne seront plus obligés d'être toujours sur la défensive, ils seront amenés, sur bien des points, à des idées neuves et plus audacieuses.
L'un de ces points, lié à l'existence de l'Etat actuel d'Israël, est la question de l'identité juive face à la mentalité moderne, question qui occupe déjà actuellement une place importante dans les rencontres entre juifs et chrétiens en Israel. Au cours de mes propres recherches sur l'approche de la Bible hébraïque et sur la manière dont on l'enseigne en Israel, dans le cadre des cours de littérature, j'ai été frappé par l'importance de cette question dans la rencontre entre juifs et chrétiens, particulièrement en Israel. En ce pays, en effet, le peuple juif est contraint d'exprimer son identité dans le cadre d'un Etat moderne, une identité dont les deux dimensions, nationale et religieuse, sont intimement liées. Sous l'influence du modernisme, la dimension religieuse est menacée de perdre une grande partie de sa signification, et cela soit par réduction de l'identité juive à un nationalisme superficiel, à un chauvinisme, soit par une perte graduelle de l'identité juive qui pourrait éventuellement se diluer complètement. Il semble donc que, sous l'influence de la mentalité moderne, une serieuse réinterprétation de ses sources soit devenue, pour le judaïsme, une nécessité objective; et c'est là qu'un dialogue et des échanges fructueux entre juifs et chrétiens peuvent s'engager, le christianisme se trouvant lui-même confronté à ce problème, en Israël comme ailleurs. Les deux religions ayant, pour une bonne part, des sources communes, je veux dire les Ecritures hébraïques, elles ont une base sérieuse de travail en commun et d'échanges; il s'agit pour elles deux de relever le défi du modernisme en mettant en lumière la valeur, l'actualité de leurs sources communes pour l'homme et pour le monde d'aujourd'hui. C'est cette question que cherchent à approfondir de diverses manières les membres du groupe de dialogue judéo-chrétien du Rainbow (Arc-en-ciel) à Jérusalem.
La rencontre entre chrétiens et juifs est encore marquée par un passé dramatique et, particulièrement en l'erre Sainte, elle se poursuit actuellement dans des conditions politiques difficiles. Il n'est donc pas étonnant quelle n'existe encore qu'à l'état d'embryon et que seul un petit nombre s'y trouve engagé. Les voies politiques sont souvent bloquées par des craintes, des soupçons issus du passé, et aussi par l'anxiété, la peur et la méfiance que provoque le conflit politique.
S'exclure ou se reconnaître mutuellement?
Que sera l'avenir? La religion sera-t-elle une pierre d'achoppement ou sera-t-elle comme un catalyseur permettant à la paix de s'établir en cette région? Judaïsme, christianisme et Islam s'excluent-ils mutuellement? Vont-ils être toujours en conflit, toujours en compétition? Christianisme et Islam ont chacun un certain sens de la substitution qui tend, même si les moyens employés sont différents, à évincer toute autre religion. Le christianisme a bien souvent affirmé qu'il supplantait le judaïsme, tandis que l'Islam prétendait supplanter à la fois le judaïsme et le christianisme. Si telle était la réponse ultime du christianisme et de l'Islam, l'avenir paraîtrait bien sombre, et nous n'espèrerions guère que la religion puisse contribuer à l'avénement de la paix. Nous n'aurions plus alors qu'à souhaiter, avec Gabi Habib, du Conseil des Eglises du Moyen Orient, que le processus de sécularisation aille en s'accentuant. Cependant, devant les forces diaboliques déchaînées au 20e siècle par l'homme sécularisé qui ne reconnaît plus aucune responsabilité ultime, nous pouvons nous demander si telle est vraiment la réponse adéquate.
Une tâche importante semble, de nos jours, incomber aux trois grandes religions monothéistes: développer une conscience d'elles-mêmes qui reconnaisse en même temps la validité des autres religions. Il nous faudrait pouvoir dire, comme Paul Van Buren, /ors de sa conférence à Tantour en 1977: « Jésus a été le point d'insertion des Gentils dans le déroulement du plan divin, un plan auquel Israël a été intégré bien plus tôt » (lors-qu'il a reçu la Thora) et qui a eu son point de départ en Abraham. Puissions-nous reconnaître aussi que le Coran est un autre point d'insertion des Gentils dans ce même dessein! La question que nous devons nous poser, nous tous, juifs, chrétiens et musulmans, n'est pas: « Quelle est la véritable religion? » mais plutôt: « Avons-nous été fidèles au propos divin dans notre propre religion? » et c'est la fidélité à notre vocation propre que nous devrions prendre comme critère de vérité. Quant au dessein de Dieu, il est bièvement exposé en Gen. 18,17-19: « Le Seigneur dit: Vais-je cacher à Abraham ce que je fais? Abraham doit devenir une nation grande et puissante en qui seront bénies toutes les nations de la terre, car j'ai voulu le connaître afin qu'il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d'observer la voie du Seigneur en pratiquant la justice et le droit ». Juifs, chrétiens et musulmans, nous avons été mis sur « la voie du Seigneur » et nous devons nous demander dans quelle mesure nous sommes fidèles à la vocation qui est nôtre et qui consiste à faire régner la justice et le droit dans le monde, accomplissant ainsi le dessein de Dieu. Tel est le défi que nous avons tous à relever, juifs, chrétiens comme musulmans, quel qu'ait été le moment de notre insertion dans le projet divin, initié en Abraham et appelé à se développer jusqu'à l'heure de l'accomplissement total à la fin des temps.
Cet article a paru en anglais dans Common Ground 1982, No 3. Son auteur, Coos Schoneveld, est un pasteur de l'Eglise Réformée néerlandaise qui, après de nombreuses années de service pastoral et oecuménique à Jérusalem, est actuellement Secrétaire général du ICCJ (Amitié judéo-chrétienne internationale) dont le siège est à HePPenBeim (RFA), à la Maison Martin Buber.