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Le dimanche du Chrétien
Adrien Nocent
L'excellent article du Rabbin Kahn sur la théologie biblique du Shabbat devrait être lu par un grand nombre de Chrétiens. Parfois, nous Chrétiens, nous ne retenons du Shabbat que les prescriptions de la Loi, dont, souvent nous nous étonnons, sans nous rendre compte qu'elles ont pour but de sauvegarder toute la dynamique de ce jour qui, dépassant la réunion synagogale et le respect du repos, débouche dans la contemplation de Dieu, la prière familiale, le sens des déshérités et de ceux qui souffrent. Je crains que ce que nous considérons souvent comme un légalisme extérieur ait changé de camp. Car il faut bien le constater, pour le grand nombre des Chrétiens, le Dimanche se caractérise surtout par l'abstention d'un vrai travail et l'obligation de prendre part à la célébration eucharistique, obligation dont ils ne voient pas bien le lien précis avec le jour du Dimanche lui-même.
Il n'est pas que les Chrétiens d'une culture religieuse relative pour n'avoir ainsi qu'une connaissance très approximative du Dimanche, mais d'autres, qui se voudraient plus adaptés au monde actuel, se demandent parfois s'il est vraiment nécessaire de s'attacher au Dimanche comme jour. Puisque l'Eglise célèbre quotidiennement, encore que moins solennellement, l'Eucharistie, ils s'interrogent sur la possibilité de choisir un jour quelconque de la semaine, laissé à l'initiative de chacun pour célébrer le Seigneur. Nous touchons ici un problème parallèle à celui de la date de Pâques qui, pour certains, est secondaire et à laquelle ils n'attachent pas une réelle importance.
Nous sommes donc en présence d'un double problème: un problème historique: Comment s'est constitué le Dimanche, un problème théologique: la signification« sacramentelle » du Dimanche, c'est-à-dire sa signification actualisante du mystère qu'il célèbre 1.
UN PROBLÈME HISTORIQUE
Comment les Chrétiens ont-ils organisé le Dimanche et qu'ont-ils voulu y célébrer?
Pour y répondre, il faut d'abord se rendre compte du fait que trois manières d'organiser la semaine se rencontrent au moment même où se développe le Christianisme.
Le monde hellénistique connaît une semaine dont les jours ont pour nom celui d'une planète. Mars, Mercure, Jupiter, Vénus, Saturne, désignent ainsi les jours du Mardi au Samedi. Le Soleil désignera le Dimanche et la Lune le Lundi. Sans doute, cette semaine planétaire n'a jamais joui d'un caractère officiel. Cependant elle devint de plus en plus populaire. On croit, en effet, dans le peuple, à l'influence de la planète qui donne son nom au jour sur le comportement des hommes. En fait, n'en sommes-nous pas encore au même point? On a pu noter que les Juifs sont considérés comme adorateurs de Saturne, parce qu'ils célébrent le Shabbat; tout comme les Chrétiens seront considérés comme les adorateurs du Soleil, parce qu'ils célébrent le Dimanche. L'extension du Christianisme ne réussira pas à imposer partout le nom de Dominicalis dies, Dimanche; aujourd'hui encore, les langues germaniques continuent à désigner le Dimanche par un nom de planète Sunday, Sonntag, Zondag.
Je n'ai pas à parler ici de la semaine juive ni du Shabbat qui particularise le Judaïsme dès ses origines. Je veux seulement rappeler que le Christianisme, en centrant sa célébration sur le Dimanche, n'a pas donné de nom aux jours de la semaine, tout comme le Judaïsme, centrant sa célébration sur le Shabbat n'a pas donné, lui non plus, de nom aux jours de la semaine. Chez les Juifs on aura donc: le Shabbat puis le ler jour, le 2e, le 3e, le 4e, le 5e, le 6e. Chez les Chrétiens nous aurons: le Dimanche (ler jour), feria II, feria III, feria IV, feria V, feria VI, Shabbat. Notons que le Christianisme a retenu pour le Samedi le nom de Shabbat. Je ne m'étends pas sur la formation du Shabbat. Je voudrais seulement rappeler que son rôle est devenu plus grand encore après l'exil babylonien. Lors de la destruction du Temple, en 70 après J. C., le service synagogal se substitue au sacrifice. Ce service synagogal, qui prend de plus en plus d'importance, donne aux Juifs de la Diaspora le sens profond de leur appartenance à une communauté. C'est précisément parce que dispersés dans des milieux païens que les Juifs ont dû renforcer leurs observances du Shabbat. Celles-ci les protègent et donnent aussi un témoignage visible de leur fidélité et de la vitalité de leur appartenance à une communauté.
PROBLÈME THÉOLOGIQUE
Comme nous le verrons, le problème théologique sera lié à un problème historique, du moins en partie. Cependant il vaut mieux, me semble-t-il, passer sans plus tarder à l'examen théologique des faits que nous avons déjà notés.
Avant de passer à une théologie du Dimanche, il nous faut voir quelle a été l'attitude de Jésus par rapport au Shabbat et quelle a été la réaction de la première communauté chrétienne.
La pensée de Jésus n'est pas si simple à analyser, et il faudrait le faire avec de multiples nuances. Nousne pouvons nous. permettre ici qu'une brève synthèse dans laquelle nous donnerons les éléments majeurs; mais il ne faudrait pas que leur proposition synthétique leur donne plus de poids.
Ce qui est certain, c'est que Jésus n'attaque jamais le principe de la Loi divine du Shabbat. S'il critique une observance qui consiste en une obéissance extérieure, on peut dire que, ce faisant, il va dans le sens même de la Loi du Shabbat. Nous avons lu dans l'article précédent le rappel de ces exigences qui doivent rendre le Shabbat intérieur pour être authentique. Jésus, en critiquant une extériorité exclusive, ne faisait donc que renforcer l'idéal d'authenticité de la célébration du Shabbat.
L'attitude profonde de Jésus s'exprime dans ce qu'il tient à affirmer: « Le Shabbat a été fait pour l'homme et non l'homme pour le Shabbat; en sorte que le Fils de l'homme est maître du Shabbat » (Mc 2, 27-28). Ce serait mal interpréter la pensée de Jésus que de voir dans cette affirmation le mépris de la Loi et l'intention de l'abolir. Jésus connaissait l'Ecriture et le récit de la Genèse 2, 3, l'interruption hebdomadaire du travail de l'homme, halte qui donne un rythme à sa vie et souligne en même temps sa vraie destinée: l'adoration de son Dieu.
Quand Jésus rompt le Shabbat, comme il le fait à plusieurs reprises, il n'innove pas, et son attitude a des précédents dans le Judaïsme. Quand Mattathias reprend l'attaque le jour même du Shabbat (I M 2,39-41), ce n'est pas qu'il méprise la Loi du repos, qui vaut aussi bien pour l'armée que pour tous (I M 9,43-47; 2 M 8, 26-28; 12,38); mais il a du Shabbat et de la Loi une estime si grande, qu'il est certain d'aller dans le sens de leur esprit en donnant le pas à la préservation de la nation sur une observance littérale des préceptes. Du reste, l'Evangile lui-même nous signale des cas où l'observance du Shabbat peut être enfreinte. Nous venons de voir Mattathias préférér sauver sa nation et enfreindre la lettre de l'observance du Shabbat. Jésus rappelle que le repos sabbatique est subordonné au bien de l'humanité et il fait appel au prophète Osée: « Je veux la miséricorde et non le sacrifice » (Mt 12,7; Os 6,6). Quand il s'agit du culte et des rites, les prêtres eux-mêmes doivent s'astreindre parfois à de lourds travaux (Mt 12,4-6) et c'est ce jour-là que l'on accomplit la circoncision (Jn 7,23). Enfin existent certaines coutumes, relatées dans l'Evangile, comme, par exemple, conduire les bêtes à l'abreuvoir, le jour du Shabbat (Mt 12,9-12; Lc 13,128-16; 14,5).
En réalité, Jésus respecte le Shabbat, mais il entend apprécier les « modalités d'application » du repos sabbatique. Il y a des motifs philanthropiques graves qui modifient l'application de la Loi. Pour lui, comme d'ailleurs pour les Juifs, il s'agit davantage, dans le Shabbat, de bénir le Seigneur et de rechercher la sanctification de ce jour.
Cependant, il faut aller plus loin, quand on examine les réactions de Jésus. Aux motifs de soulagement des misères humaines pour rompre le Shabbat il faut joindre l'affirmation de sa puissance messianique. Dans ses oeuvres il y a la promesse du Shabbat de la fin des temps. « Le Fils de l'homme est maître du Shabbat » (Mc 2,27-28).
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Après Jésus, quelle a été la réaction de la communauté chrétienne primitive par rapport au Shabbat?
Nous avons un témoignage tardif et extérieur à l'ambiance même de cette communauté. L'historien Eusèbe écrit: « Ils gardaient le Shabbat et observaient le reste de la conduite juive, semblablement à eux. Mais ils célébraient les Dimanches à peu près comme nous, en souvenir de la résurrection » 5. Ce témoignage donne donc l'impression d'une juxtaposition sans heurt. L'évangile de saint Matthieu lui-même, qui appartient à ces milieux judéo-chrétiens, conseille, à propos de la fin des temps: « Priez pour que votre fuite ne tombe pas en hiver, ni un Shabbat ».
Il faut noter que le texte parallèle de saint Marc ne porte pas cette mention du Shabbat (Mc 24,20-21; Mc 13,18).
Cependant cette situation ne dure pas, et les Actes des Apôtres, à propos d'Etienne et des « hellénistes », notent les premières difficultés: « Cet individu ne cesse pas de tenir des propos contre ce saint Lieu et contre la Loi. Nous l'avons entendu dire que Jésus, ce Nazaréen, détruira ce Lieu-ci et changera les usages que Moïse a légués (Ac 6,13-14). Sans que l'on puisse y voir une opposition, saint Paul affirme la liberté du Chrétien par rapport au Shabbat dans les nouvelles communautés qu'il fonde (Ga 4,8-11; Col 2,8-17).
Cependant, même dans l'Eglise pagano-chrétienne, on note des tendances judaïsantes et la volonté de maintenir le Shabbat à côté du Dimanche (Ga 4,8-11).
Si, dans les premiers temps après les Apôtres, on trouve des groupes pagano-chrétiens qui souhaiteraient cependant observer le Shabbat, comme le prouve la lettre de saint Ignace d'Antioche aux Magnésiens 3, la plupart du temps l'Eglise pagano-chrétienne n'évite pas la polémique, quand elle veut défendre son indépendance par rapport au Shabbat
Une étude critique des Constitutions Apostoliques, a permis de prouver, chez des chrétiens, une certaine recrudescence du désir de célébrer le Shabbat. En effet, cet écrit de la fin du IV siècle, compilation faite en Syrie, contient des passages où l'on peut noter très nettement cette tendance en même temps que sa signification. Dans le Shabbat on voit la sépulture du Christ, le lien avec la création, tandis que le jour du Seigneur célèbre la résurrection 5. Or, on a pu démontrer que ces passages sont des interpolations introduites dans le texte de la Didascalie des Apôtres, oeuvre syrienne du Ille siècle, laquelle ne traite que des célébrations dominicales 6.
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Comment s'organise la célébration du Dimanche chrétien? C'est ici que la situation théologique du Dimanche par rapport au Shabbat devient claire. Si, pour la liturgie chrétienne de la Parole comme pour la liturgie eucharistique, le point de départ Juif est évident, à tel point que nous pouvons encore y voir aujourd'hui des vestiges des usages juifs, pour ce qui regarde le Dimanche, il faut affirmer qu'il n'a rien à voir avec le Shabbat. Le Dimanche n'est pas du tout un Shabbat transposé au Dimanche. L'orientation théologique du Dimanche est totalement différente de celle du Shabbat. A cette époque du premier âge de l'Eglise, quand on veut comparer le Dimanche au Shabbat, c'est uniquement en vue d'une polémique avec les Juifs ou pour attaquer les Judéo-Chrétiens.
Cependant, les arguments en faveur de la célébration du Dimanche à l'exclusion du Shabbat ne sont pas faciles à trouver. En effet, le Christ n'a absolument rien dit à ce sujet. Le lettre de Barnabé tente de trouver des textes scripturaires qui pourraient montrer la supériorité du Dimanche sur le Shabbat T. En fait, elle n'y réussit guère.
Peut-on expliquer les origines de la célébration du Dominicalis dies dans la première communauté chrétienne?
Il semble que oui, quoique tous les éléments ne soient pas aussi évidents que nous le voudrions.
On a voulu prouver que la célébration, le Dimanche, avait une origine purement pratique, sans visée théologique aucune. Après le culte dans la synagogue, les Chrétiens se réunissent le Samedi soir. Or le Samedi soir appartient déja au jour suivant. Quand on insista sur la résurrection du Christ, le Dimanche matin, la réunion fut transférée à ce moment.
Il ne s'agit pas d'une thèse, mais d'une pure hypothèse sans réel fondement. En effet, nous possédons un seul texte en faveur d'une célébration le soir, et c'est le soir d'un Dimanche (Ac 20,6-11) 8. Au contraire, beaucoup d'arguments sont en faveur de la fixation du Dimanche pour la célébration. Le Christ est ressuscité un Dimanche matin. Nous avons deux récits de ses apparitions le Dimanche soir: tout d'abord aux disciples d'Emmaüs (Lc 24,28-43), puis à l'apôtre Thomas (Jn 20,19-20; 24-26). Immédiatement après l'apparition aux disciples d'Emmaüs, le Christ apparaît à Jérusalem au milieu des apôtres (Lc 24,36). Quant à l'apparition qui devait confirmer la foi de Thomas, elle a lieu encore un Dimanche, huit jours après (Mc 16,14-18; Lc 24,36-49; Jn 20,24-29). Dans les récits des apparitions du Christ ressuscité on trouve des allusions à l'Eucharistie: pain, poisson (Lc 24,30-35; 41-43; Jn 21, 9-14): le Christ durant 40 jours après Pâques se manifeste à ses disciples et mange avec eux (Ac 1,3 et suiv.). Dans une lettre de Pline à Trajan, il semble que les chrétiens se réunissent, le Dimanche d'abord avant le lever du soleil pour chanter des hymnes au Christ comme à un dieu; puis ils se séparent et se réunissent de nouveau pour prendre entre eux une nourriture simple. Ces réunions se font « statuto die », sans doute le Dimanche 9.
On ne peut mettre en doute que les chrétiens ont voulu célébrer le Dimanche. Les communautés paganochrétiennes donnent des preuves de leur réunion dominicale. Saint Paul fixe aux Corinthiens le jour de la collecte pour Jérusalem: c'est le premier jour de la semaine, le Dimanche (I Co 16,2). Dans les Actes, nous voyons les Chrétiens réunis le premier jour de la semaine pour rompre le pain (Ac 20,7). L'Apocalypse emploie l'expression « Jour du Seigneur » pour indiquer le moment où Jean tombe en extase (Ap 1,10). Nous avons vu les textes qui rapportent les apparitions du Christ et ses repas avec ses apôtres. Il semble évident que les Eglises des premiers jours célèbrent le Dimanche.
Nous pouvons immédiatement noter la théologie de leur célébration: elle n'a aucune référence au Shabbat, mais elle est tout entière christologique et sacramentelle. Jamais, dans les textes parcourus il n'est question du repos, ni du Shabbat. Tout est raconté et vécu par rapport au Christ ressuscité. Le Dimanche est une célébration nettement indépendante de celle du Shabbat et n'a aucun lien théologique avec lui à ce moment. Il s'agit de célébrer le Christ, qui est ressuscité le Dimanche matin.
Cette célébration est aussi sacramentelle; c'est-à-dire une actualisation d'un passé dans le présent, pour l'avenir. En ceci l'Eglise primitive est en syntonie avec le Judaïsme, pour lequel la célébration est aussi actualisation d'un passé pour l'avenir. Mais ici l'objet de la célébration est tout à fait étranger au Judaïsme. Il s'agit d'actualiser la résurrection du Christ, le Dimanche, jour même de sa résurrection, jour qui acquiert donc une valeur toute particulière, quasi sacramentelle. Cette actualisation de la résurrection du Christ est en même temps attente de son retour, tension vers la Parousie.
C'est pourquoi le Dimanche du Chrétien se caractérise par la répétition de la Cène, répétition qui est actualisation du Mystère de Pâques et marche vers le dernier Jour. Notons le parallélisme entre les expressions Kiriakon deipnon, le Repas du Seigneur (I Co 11,20) et kiriakè èmèra, le Jour du Seigneur (Ap 1,10).
Quand saint Justin écrit son Apologie à Antonin le Pieux, en 150, la célébration eucharistique du Dimanche se tient le matin 10. Certains considèrent comme possible que la célébration eucharistique ait eu lieu d'abord régulièrement le soir, comme ce fut le cas au moins une fois à Troas (Ac 20,7); ce qui serait hypothétiquement attesté dans la lettre de Pline à Trajan, où il est question d'une seconde réunion dominicale pour l'Eucharistie mais à laquelle les chrétiens ont renoncé à cette heure-là, après l'interdiction que Pline leur signifia 11.
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Nous l'avons souligné déjà: aucune mention d'un repos dominical ne peut être trouvée dans ces textes. Nous savons que ni les Grecs ni les Romains ne connaissaient un repos hebdomadaire avant que Constantin n'instaurât le repos dominical, en 351. Seuls les Juifs e reposaient le jour du Shabbat. Les Chrétiens auront dû donc travailler chaque Dimanche jusqu'au milieu du IVe siècle, tout en maintenant fermement au Dimanche leur célébration eucharistique, liée à la résurrection du Seigneur. Malgré la difficulté que leur travail opposait à une célébration, c'est le Dimanche et pas un autre jour que les Chrétiens ont voulu absolument se réunir pour écouter la Parole de Dieu et célébrer l'Eucharistie.
Le repos dominical était tellement absent des préoccupations chrétiennes que l'introduction de ce repos par Constantin posera à l'Eglise un nouveau problème pastoral: celui de l'occupation du Dimanche dont l'oisiveté peut être nuisible. Aussi insistera-t-on sur le vrai repos, celui qui consiste à vivre selon Dieu. Ephrem le Syrien écrit assez crûment: « ... et tandis que nous arrêtons de cultiver nos champs et que nous interrompons nos travaux, nous nous employons avec ardeur à notre perdition, en fréquentant les tavernes et les maisons. Aux péchés que l'on commet en se reposant, le travail met une fin. N'honorez donc pas le jour du salut avec votre corps seulement ... 12. Saint Benoît de Nursie, dans la Règle pour les moines, écrit: « Le jour du Seigneur tous (les moines) vaqueront pareillement à la lecture, excepté ceux qui sont désignés pour des services particuliers. Si un frère était négligent et paresseux au point qu'il ne consente ni à lire ni à méditer, ou encore s'il en était incapable, on lui assignera un travail quelconque, pour qu'il ne reste pas inoccupé » 13.
Le repos n'était donc pas essentiel au Dimanche du Chrétien; il y a été joint accidentellement. Il a fallu éduquer progressivement les Chrétiens à le vivre, et c'est à cette fin que l'Ancien Testament a été utilité par les Pères, qui ont contribué à donner au Dimanche sa symbolique particulière. Dès ce moment, Shabbat et Dimanche qui n'avaient aucun lien profond entre eux commencent à se superposer, et la théologie du Shabbat, telle que nous l'avons entendu exposer ici, rejoint la théologie propre du Dimanche chrétien. Cependant il faudra du temps pour y arriver. La Didascalie des Apôtres, tout en proposant une théologie du Dimanche qui s'appuie sur l'Ancien Testament, s'oppose avec vigueur au repos hebdomadaire que les patriarches n'ont pas connu et parce que Dieu ne se repose jamais ... Cependant le Dimanche comme premier jour est l'anniversaire de la création du monde 14.
Un sermon d'Eusèbe d'Alexandrie, au Ve siècle, tablit le lien entre le premier jour de la création et la résurrection: « Le jour saint du Seigneur est donc mémorial du Seigneur. C'est pourquoi on l'a appelé jour dominical, parce qu'il est seigneur des autres jours. Avant la passion du Seigneur, on ne l'appelait pas jour dominical, mais premier jour. En ce jour-là, le Seigneur a, en effet, établi le fondement de la création, de même en ce jour-là il a donné au monde les prémices de sa résurrection; en ce jour-là, comme nous l'avons dit, il a ordonné de célébrer les saints mystères. Ce jour particulier est donc pour nous la source de tout bienfait; il est le début de la création, le début de la résurrection, le début de la semaine. Puisqu'il y a en lui trois commencements, ce même jour fait allusion au principe de la très sainte Trinité 15.
L'hymnographie chrétienne du Moyen âge fera chanter à l'office des laudes du Dimanche cette hymne utilisée encore de nos jour:
Primo die quo Trinitas
Beata mundum condidit
Vel quo resurgens Conditor
Nos morte victa liberat.
Cette juxtaposition du premier jour, comme mémoire de la première création et de la résurrection du Christ, a donné lieu à une autre symbolique, celle du huitième jour. Nous la trouvons déja dans la lère lettre de Pierre (I P 3,20) et aussi chez Justin 16. Mais elle se développe très fort à partir du IVe siècle. Saint Basile, dans son Traité sur le Saint-Esprit nous donne sa manière de comprendre cette ogdoade: « C'est debout que nous faisons nos prières, au premier jour de la semaine, mais nous n'en savons pas tous la raison, car ce n'est pas seulement parce que, « « ressuscités » 17 avec le Christ et devant chercher les choses d'en-haut, nous rappelons à notre souvenir en ce jour consacré à la résurrection, en nous tenant debout lorsque nous prions, la grâce qui nous fut donnée, mais parce que ce jour-là paraît en quelque sorte l'image du siècle à venir » 18. Le thème du huitième jour, et bien que ce mot ne soit jamais devenu terminologie officielle pour désigner le Dimanche, a cependant connu une grande richesse de développement. Il a eu ses rententissements jusque dans l'architecture, puisque les baptistères de forme octogonale s'en inspirent en se rapportant à la lère lettre de Pierre et à la symbolique du huitième jour, celle de la vie future. Il faudrait développer cette théologie symboliste de l'ogdoade; mais ce n'est pas le lieu pour le faire.
* * *
Si nous voulons synthétiser en quelques mots ce que nous avons eu l'occasion de dire dans cet exposé élémentaire, nous pouvons nous arrêter à quatre points:
1) Le plus souvent le Christianisme, dans ses usages sacramentaux et son eucologie, dépend du Judaïsme; il en est ainsi pour la liturgie de la Parole comme pour la liturgie eucharistique. Pour ce qui regarde la célébration dominicale, son institution est radicalement indépendante du Judaïsme et ne saurait en aucune manière s'y rattacher: il y s'agit de la célébration de la résurrection du Christ, au jour même où elle eut lieu, selon les récits des évangélistes et des apôtres, témoins des apparitions du Christ.
2) La célébration dominicale n'eut aucun lien avec une théologie biblique du repos. Ce dernier vint accidentellement s'y joindre quand, en 351, Constantin imposa, le Dimanche, le repos hebdomadaire pour tous.
3) A partir de ce moment, une théologie du repos, telle qu'on la trouve dans la Bible et telle que le Judaïsme la propose, se superpose à la célébration dominicale, qui reste avant tout célébration de la résurrection à travers la célébration eucharistique. Cette dernière se rattache sensiblement aux apparitions du Christ ressuscité qui prend un repas avec ses disciples.
4) A partir du IVe siècle naît donc une théologie du Dimanche comme premier jour, celui de la création, et tout à la fois, comme huitième jour, hors semaine, celui de la Parousie.
1. Sur le problème du Dimanche ont paru plusieurs études. Signalons les plus accessibles: Auteurs divers, Le dimanche, coll. Lex Orandi, n. 39, Paris, Editions du Cerf, 1965. On y trouvera une bibliographie intéressante. Pour les textes qui regardent le Dimanche: X. Rodorf, Shabbat et Dimanche dans l'Eglise ancienne, coll. Traditio christiana, Neufchâtel, Delachaux et Niestlé, 1972, collection de textes fondamentaux classés et numérotés. Le même Auteur dont nous nous inspirons a écrit: Der Sonntag, Geschichte der Ruhe und Gottesdiensttages im iiltesten Christentum, Zurich, Zwingliverlag, 1962, J. Danielou, Bible et Liturgie, coll. Lex orandi II, Paris, Editions du Cerf 1950, donne deux chapitres sur le Dimanche chez les Pères et le huitième jour.
2. Eusebe, Histoire ecclésiastique, III, 27, 2-5 (p. 14,n. 13). L'indication de pages et numéros se réfère à la collection de W. Rordorf, plus facilement accessible.
a. Ignace D'Antioche, Lettre aux Magnésiens 9, 1-2 (p. 78, n. 78). Ignace fait allusion dans ce texte à des judéo-chrétiens qui ont abandonné l'observance du Shabbat.
4. Justin, Dialogue avec Tryphon, 47, 1-4 (p. 23, n. 23).
5. Constitutions Apostoliques, VII, 23,4; VIII, 23,1 (p. 57, n. 57). Cette étude est due à Th. Zahn, Geschichte des Sonntags vornehmlich in der alten Kirche, Hannover, 1878.
6. Didascalie des Apôtres, II, 59,2-2; III, 5-6; V, 20,
2-6, 18 etc. (pp. 102-105, nn. 102-105).
7. Lettre de Barnabé, 15, 1-9 (p. 15, n. 15).
8. Cette thèse est déjà vieille: H. Dumaine, art. « Dimanche », dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, V, I, colonne 900. En 1959, H. Reisenfeld, « Shabbat et jour du Seigneur », dans New Testament Essays, Studies in Memory of T. W. Manson, 1959. Voir aussi de E. Dekkers, « L'Eglise ancienne a-t-elle connu la messe du soir »? dans Miscellanea in honorem L. C. Mohleberg, I, 1948, p. 233 et suiv.; Sacris Erudiri, 7, 1955, p. 99 et suiv.
9. Pline, Lettre à Trajan, Epistula X, 96,7 (p. 80, n. 79).
10. Justin, lère Apologie, 67, 3-7 (p. 80, n. 80).
11.Voir note 9.
12.Ephrem le Syrien, Sermon pour la résurrection du Seigneur, 4 (pp. 117, n. 116).
13.Benoît De Nursie, Règle des monastères 48, 22-23 (p. 138, n. 137).
14.Didascalie des Apôtres, VI, 18, 11-15 (pp. 105- 106, n. 105).
15. Eusebe D'Alexandrie, Sermon 16 sur le Jour du Seigneur, I, p. 135, n. 135). mour la création du monde le ler jour et la résurrection, voir aussi Justin, lère apologie, 67,6 (p. 81, n. 80).
16. Justin, Dialogue avec Tryphon, 41,4 (p. 82, n. 81). Voir aussi Didascalie des Apôtres, VI, 15 (p. 105, n. 105): « Si l'on ajoute le Samedi à la semaine, on obtient 8 jours; la huitaine l'emportera donc sur le Samedi et donnera le ler jour de la semaine ». En comptant le ler et le dernier jour de la semaine on a huit jours, ainsi se désigne le Dimanche.
17. « Ressuscités »; il y a ici un jeu de mots: anistastai signifie se tenir debout et aussi ressusciter.
18. Basile Le Grand, Traité du Saint-Esprit, 27,67 (pp. 120-121, n. 120).