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Les aspectes ethiques du Shabbat
Bernard Dupuy
I. SHABBAT ET JUSTICE
Les Chrétiens ont tendance à considérer le Shabbat essentiellement comme un acte de culte, comme un rite. Cette manière de voir n'est d'ailleurs pas sans fondement, car la distinction instaurée par le Shabbat entre le profane et le sacré invite à y voir le plus fondamental de tous les rites. Cependant, même sous cet aspect, il y a une différence entre le Shabbat et le Dimanche. Dans le Christianisme, le Shabbat est centré sur la célébration de l'Eucharistie. La journée est plutôt l'aura nécessaire, le cadre obligé du rite. Le Shabbat, à l'inverse, se présente comme un fait dans l'ordre de l'existence; il n'est que secondairement un rite. Il est une manière de vivre, et non pas d'abord un acte cultuel; une attitude, et peut-être l'attitude d'ordre éthique la plus simple, la plus fondamentale qui soit: l'arrêt, l'interruption de l'action. Il est, pour l'homme qui s'y trouve engagé, la cessation de toute activité, même la plus légitime.
Dans le récit du don de la manne, les Hébreux —avertis que la manne cesserait de tomber le Shabbat —ne saisirent pas tout de suite la signification de cette disposition et sortirent pour procéder au ramassage. Mais n'ayant rien trouvé, ils comprirent, et c'est à partir de ce moment-là, qu'ils s'abstinrent, le septième jour, de tout travail (Ex. 18, 3-17).
Pour désigner le Shabbat, la tradition juive emploie l'expression « Shabbat menukhah », ou « yom menukhah », jour de repos, jour de tranquillité, jour de paix. Dans le livre de l'Exode (23,12), il est dit: « Pendant six jours tu te livreras à tes travaux, mais le septième tu feras trêve à tes occupations, afin que se reposent (tishbot) ton boeuf et ton âne et afin que reprennent souffle (ianuah) le fils de ton esclave ainsi que l'étranger ».
« Yom menukhah » se traduit habituellement par « jour de repos ». La traduction est valable dans la mesure où elle n'est pas interprétée uniquement dansle sens de jour de relâche, jour de détente et de récupération. Car la distinction biblique entre les six jours de la semaine et le septième jour n'est pas la distinction entre le temps du labeur fatigant et le temps du loisir, mais la distinction entre le temps où l'homme accomplit son oeuvre (melakhah) et le temps où il trouve la paix et le repos (menukhah). Or, la menukhah, tranquillité, repos, paix, n'a de raison d'être que par rapport à la melakhah, oeuvre créatrice, tâche à accomplir.
Le précepte du travail comme « oeuvre à accomplir » (melakhah), est contenu dans la Bible, à l'intérieur même du précepte du Shabbat: « Souviens-toi du Shabbat pour le sanctifier. Pendant six jours tu travailleras et tu accompliras ton oeuvre (Ex. 20,8-9). C'est dans la loi du Shabbat qu'est donnée la loi du travail. La finalité d'un travail authentique se situe bien au-delà de l'exécution elle-même. Dans la Bible ce dépassement porte un nom: Le Shabbat. C'est le Shabbat qui révèle le sens du travail humain.
La Mekhilta sur Exode (20,9) enseigne qu' « à l'arrivée du Shabbat nous devons considérer notre oeuvre (melakhah) comme achevée ». Même si notre labeur (avodah) n'est pas terminé, notre oeuvre, notre tâche humaine (melakhah) peut être considérée comme accomplie. Une oeuvre finie, au sens biblique, n'est pas une réalisation à laquelle rien ne manque, une oeuvre sans faille et sans défaut, mais une oeuvre achevée autant qu'il est humainement possible, c'est-à-dire incomplète au point de vue matériel. Cette idée a fait son chemin dans la spiritualité juive. Le Juif qui construit sa maison doit laisser une ou deux briques manquantes, un coin de mur inachevé. Celui qui se constitue une bibliothèque doit accepter qu'il lui manque toujours quelques livres, même parmi ceux qui semblent essentiels. Il se rappelera ainsi que nul ne peut prétendre à un savoir infini, surtout dans l'ordre de la Torah, et à ce titre, que c'est un bien d'être privé de quelque oeuvre importante. Cela ne l'empêchera pas de parfaire sa tâche (melakhah). Celui qui voudrait tout avoir et tout savoir serait en réalité un esclave et son travail ne serait qu'avodah.
Ce danger guette l'homme à tout instant. Il peut facilement lui arriver de quitter ses occupations le vendredi soir et d'y penser pendant toute la fin de la semaine; de ne trouver en famille aucun autre sujet de conversation que son travail; de devenir l'esclave de ses activités journalières, et de perdre sa liberté. En définitive, le maître peut être ainsi plus esclave que ses esclaves, puisqu'il use de sa liberté pour organiser un esclavage qui se prolonge au détriment de sa liberté.
* * *
De fait, les civilisations du travail contemporaines aux temps bibliques étaient marquées par l'asservissement au travail. Le peuple juif a lui-même plié sous le joug d'un dur esclavage où les journées de répit n'étaient établies qu'en fonction de l'activité productrice.
C'est dans le contexte des civilisations qui instauraient le travail obligatoire, la distribution planifiée des tâches, la consommation (pour ainsi dire) automatique des biens, qu'apparaît l'institution du Shabbat. Le Shabbat donnera vie à une société établie sur des principes autres que ceux du travail imposé (avodah), il favorisera l'évolution d'une société qui transformera l'effort humain en oeuvre créatrice (melakhah) et les rapports de travail en relations justes.
Car, c'est en effet de la loi du Shabbat que jaillit la législation d'Israël sur la justice. Elle vise à faire entrer tout le monde dans le système divin de l'économie du travail. L'ensemble des travailleurs pourra bénéficier des dispositions divines et de la croissance humaine qu'elles permettent.
Il y d'abord l'étranger, nekhar, qui réside dans le pays. Il s'agit de l'étranger resté idolâtre et qui continue de vivre selon ses coutumes. Il n'est pas question de lui imposer la loi du Shabbat, puisqu'il n'y est pas soumis et qu'il ne fait pas partie de la cité hébraïque. Mais on est en rapport avec lui ne serait-ce que pour des raisons de commerce et il faudra lui accorder les avantages prévus lors de l'année sabbatique (Dt. 15,3): « L'étranger, tu peux le contraindre, mais ce que ton frère aura à toi, que ta main l'abandonne ». Autrement dit, il est permis d'exiger de l'étranger le paiement de ses dettes, mais lors de l'année sabbatique on doit lui faire remise de ce qu'on lui a prêté. Le texte continue: « A la vérité, il ne doit pas y avoir d'indigent chez toi ». C'est une loi qui assure la justice là où l'organisation officielle échoue. C'est l'exigence du partage et du don introduite dans l'économie du libre échange. On ne demande pas que l'économie des échanges soit perturbée, mais il y aura à cette économie une interruption; elledevra laisser une porte ouverte au geste du don. Si quelqu'un a emprunté, mais n'a pas pu rendre le prêt, il y aura un moment où il faudra accepter de transformer le prêt en don. Le motif de cette législation est fourni dans le Deutéronome (5,15): « Tu te souviendras que tu as été toi-même esclave en Egypte. Et tu ne feras pas de ton propre pays une nouvelle maison d'esclavage ».
Il y a ensuite l'hôte-résident, gèr vetoshav. Il s'agit ici de l'étranger qui accepte de vivre conformément à la loi du pays, donc d'abandonner quelque chose de son idolâtrie en se conformant aux lois d'Israël. Dans le livre du Deutéronome (5, 14) il est recommandé de ne lui imposer aucun travail le jour du Shabbat: « Tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton boeuf, ni ton âne, ni aucune de tes bêtes, ni le gèr qui réside dans tes portes ». Ainsi l'institution du Shabbat atteint d'autres hommes que les fils d'Israël.
Il y a enfin un troisième type d'homme: l'esclave hébreu. Quel est cet ôvèd ivri du point de vue historique? Est-ce un de ces Hébreux qui ne faisaient pas originellement partie des enfants de Jacob et qui ont été assimilés au peuple d'Israël? Ou est-ce qu'il s'agit d'Hébreux eux-mêmes pris comme esclaves par les autres Hébreux? Ce n'est pas le lieu d'entrer dans ce débat. Toujours est-il qu'il s'agit d'un travailleur circoncis, c'est-à-dire d'un travailleur qui a accepté la loi du pays d'Israël. L'ôvèd ivri devra pouvoir se reposer le septième jour. Mais il bénéficie aussi d'une autre loi, mentionnée dans le livre de l'Exode (21,2): « Lorsque tu, acquerras un esclave hébreu, son service durera six ans. La septième année il pourra s'en aller, il sera libre, sans compensation à te donner ». Son temps de service est donc limité, car il est un homme appelé à la liberté. Mais « s'il veut rester esclave, on lui percera l'oreille » — c'est là l'origine du rite du linteau des portes, de la mezouza — « on lui percera l'oreille contre le linteau de la porte ». Pourquoi? Parce qu'il est en tant qu'ôvèd ivri, un homme qui a entendu le Shema Israël. Il devrait avoir compris l'appel à la liberté qui a retenti depuis la sortie d'Egypte. Or il ne l'a point entendu puisqu'il préfère la condition d'esclave à celle d'homme libre. On doit donc lui percer l'oreille: il est un Hébreu infirme. Cependant « tu ne le renverras pas les mains vides. Tu le combleras de tes dons ». Autrement dit, cet esclave doit recevoir pour les services qu'il accomplit, non seulement ce qu'il est juste de lui accorder, mais également une partie du surplus, une partie du profit. Il a le droit de participer aux bénéfices. « Tu lui donneras même une parure », dit le commentaire. C'est-à-dire tu lui donneras tout ce qui pourra lui rappeler qu'il est en réalité un homme libre. Toujours pour la même raison: « Car tu te souviendras que tu as été en servitude en Egypte ».
Enfin, des lois de justice réglant les relations des hommes libres entre eux. Il est dit dans le Lévitique (25,39-43): « Si ton frère veut se vendre à toi comme esclave, tu le traiteras comme un gèr vetoshav, comme un hôte et résident ». Dans son propre pays, le Juif ne doit donc jamais se comporter comme maître, ou possesseur, ou conquérant. Même chez lui, il doit se considérer de passage et en exil. Il y est gèr vetoshav. Pourquoi? parce qu la terre, en définitive, appartient à Dieu. Et plus qu'aucune autre terre, cette terre sur laquelle, en vertu de la Promesse, il a été invité à vivre.
II. SHABBAT ET LIBERTÉ
Voir dans le Shabbat une institution qui assure la liberté signifie s'interroger sur le sens communément attribué à ce mot. En effet, ce ne sont pas les idées courantes sur la liberté qui permettent de juger le Shabbat, mais c'est le Shabbat vécu qui permet d'évaluer les concepts habituels. Cette approche présuppose un retournement des convictions et des habitudes, une teshouva, et il n'y a pas de Shabbat sans teshouva.
La mentalité courante accepte difficilement l'idée d'un Shabbat libérateur, tant la heurtent les prescriptions de ce jour qu'elle juge contraignantes, arbitraires et futiles. L'homme moderne est tributaire de conceptions largement répandues au niveau de l'histoire universelle des idées, et adhère aux philosophies qui proclament l'affranchissement du destin et l'avènement progressif de la liberté. Les religions sont comprises comme un facteur de liberté dans la mesure où elles contribuent à cet affranchissement par la spiritualisation de l'homme.
Dans la Bible, le discours sur l'existence humaine ne plonge pas seulement dans l'archéologie d'un destin dont l'homme se libère, mais il est ouvert au projet eschatologique d'un. Créateur. La Bible parle moins de l'avènement de la liberté que de la coopération de l'homme avec son Créateur. L'homme n'est pas tellement un « animal » raisonnable pourvu de liberté, qu'un être encore à faire et qui se découvre en référence au Créateur. L'homme est une créature en puissance d'être, il devient progressivement ce qu'il est appelé à être, et ce processus de développement s'effectue au sein même de son activité, de l'oeuvre humaine qu'il doit réaliser, la melakhah. Cette vision de l'homme en devenir confère une signification toute particulière à l'action humaine puisque celle-ci intervient dans la définition de l'identité de l'homme, dans la manière dont l'homme s'appréhende lui-même. L'identité de l'homme est celle qu'il élabore par son travail (melakhah), quand il entre dans le projetdu Créateur, en d'autres termes, quand il adopte la manière de vivre que lui indique le Shabbat.
C'est ce qu'enseigne le Midrash à propos d'Abraham. Abraham reconnut le Créateur que la civilisation de la Tour de Babel avait perdu de vue. Sa conduite se référait sans cesse au Créateur, aussi pouvait-il garder le sens de sa propre identité. Après avoir offert l'hospitalité à trois jeunes gens, ses hôtes, Abraham les invite à remercier Celui grâce à qui ils se sont restaurés, grâce à qui ils ont pu persévérer dans l'être. Leur hôte véritable n'est pas lui, Abraham, mais le Créateur. En cette circonstance l'acte de reconnaissance n'est pas un acte fortuit. Le fait de manger, de travailler pour se nourrir, rappelle la précarité de l'existence. Les plus hautes valeurs de l'homme demeurent toujours liées à ces actes fondamentaux. Il y a là un véritable « pont aux ânes » philosophique. La philosophie idéaliste s'occupe peu du corps et de la nourriture; la Bible y attache la plus grande importance. Le test le plus sûr de la foi serait peut-être à chercher dans la façon de prendre les repas avec autrui. Le repas est la liturgie véritable, ou bien, si l'on préfère, l'acte par lequel la créature se reconnaît comme telle. Reconnaître le Créateur, c'est inaugurer une conduite de liberté. C'est pourquoi il est dit d'Abraham qu'il a le premier observé le Shabbat. Respecter le Shabbat c'est attester le principe de la création du monde. En observant le Shabbat, le peuple juif garde le sens de la création plus sûrement que les philosophes qui la démontrent et l'affirment.
Les Chrétiens sont peu préparés à comprendre le sens du Shabbat. Entrer dans l'esprit de ce jour c'est prendre de front une certaine mentalité chrétienne qui rejette les préceptes du Shabbat au nom de la dialectique paulinienne de la loi et de la grâce. Pour la plupart des Chrétiens le Shabbat est le jour où le Juif est soumis à des observances légales, tandis que le Dimanche est celui où les enfants de Dieu se reconnaissent convoqués à la liberté. La discussion n'est pas nouvelle. Pour les Juifs et les Judéo-Chrétiens, fidèles au sens biblique de la loi, la liberté résulte du don de cette loi, qui est grâce. Pour les pagano-chrétiens, que Saint Paul avait en vue et qui n'étaient pas autorisés par la loi impériale à suivre les règles juives, la liberté est un effet de la grâce, mais non de la loi qui s'impose comme une obligation. Et la grâce est offerte aux païens par Jésus-Christ. Saint Paul fait deux allusions au Shabbat qui vont dans ce sens (Gal. 4/10, Col. 2,16).
Le précepte du Shabbat semble être un précepte négatif en ce qu'il consiste essentiellement dans l'interruption de l'action. En réalité il est un précepte positif qui est fondé sur le comportement même de Dieu. Il faut accomplir le Shabbat, la' assoth, (Gn. 2,2).
Comme l'indique l'Office du matin, le Veshamru, le Shabbat est alliance (berith) et signe (oth). Il est un précepte et il comporte un sens. Le précepte du Shabbat est livré dans la Bible avec son sens. D'habitude le sens n'apparaît qu'après l'accomplissement du précepte. Le précepte s'impose avant qu'on ne comprenne la finalité du geste, avant qu'on n'en connaisse les résultats. Toute l'existence de l'homme est d'ailleurs ainsi constituée: l'homme vit sans savoir vraiment quelle est sa fin et il est obligé de vivre sa vie pour en connaître la signification. Cette idée est exprimée dans le cantique « Lekha Dodi »: « sof ma'assé bamahashavah tehillah ». « La fin de notre oeuvre était déjà dans la pensée du commencement ». En agissant, on entre dans une pensée qui se trouve au principe de l'action. On met d'abord les préceptes en acte, on en comprend ensuite le sens: c'est la loi de la vie. Au fur et à mesure que les différents moments de l'existence sont authentiquement vécus, le sens de la vie se révèle. Ce n'est qu'après certaines rencontres que l'on en comprend la signification profonde et peut-être même la finalité. Au moment de l'évènement même on n'en perçoit généralement pas la portée.
Ce qui est vrai au niveau des relations humaines l'est encore plus au niveau de la relation avec Dieu. L'existence de l'homme est une existence en genèse, une existence vécue avant d'être interprétée. C'est pourquoi il est dit dans la Torah: « Vous ferez, et ensuite vous écouterez » (pour comprendre).
Les voies de Dieu ont pour fondement les préceptes. Les préceptes sont des normes de conduite visant à faire accéder l'homme à son identité et, au terme, à sa liberté. C'est cette structure qui est essentielle: le précepte est au commencement, et l'identité est au terme, et non l'inverse. Ce n'est pas la liberté qui est donnée d'abord, en vue d'accomplir un précepte; c'est le précepte, l'appel, l'exigence éthique qui est donnée à l'origine pour accéder à la liberté. Cette loi se retrouve à propos du Shabbat. Le Shabbat commence par le mitzvah, l'austérité, et se termine dans l'oneg, la joie, la liberté.
La religion d'Israël est une science des moyens. Elle n'est pas initiation à des rites, à des cultes, à des mystères. Elle est en premier lieu initiation à des règles de conduite, les préceptes. Tout se passe comme si en appliquant les préceptes, l'homme se reconnaissait travaillé par le pressentiment du projet divin qu'il est appelé à découvrir, et par le sens de sa propre existence, même s'il n'en saisit pas tout de suite la pleine signification.
C'est à ce titre que l'homme mérite. Le premier homme qui a « mérité » de cette manière est Abraham.
Abraham a reçu un ordre, « Lekh Lekha », sans en connaître ni le sens, ni les conséquences. Il devra passer par l'épreuve du sacrifice d'Isaac. Son mérite (zechut, dignité, grâce, plutôt que mérite « comptabilisable »), c'est de s'être soumis au précepte sans en connaître l'aboutissement.
En règle générale, il faut donc obéir au précepte transmis, bien qu'il ne soit pas possible d'en percevoir toute la signification. Mais le Shabbat est un précepte dont le sens, (taam) est dévoilé. L'homme qui vit le Shabbat imite le comportement de Dieu. La Bible ne révèle pas directement Dieu mais le fait par l'institution du Shabbat et fait connaître dès l'origine l'identité du Créateur. La liturgie du Samedi matin est une liturgie du Y otser, la liturgie du Créateur qui réordonne les rapports entre Dieu et la créature. Selon la Bible, ce que le Créateur désire pour la créature, n'est pas tellement la soumission que la libération. Le Shabbat est institué pour instaurer la liberté.
Pour comprendre cette interprétation, il faut recourir à la Kabbale. Elle dit ce qui suit: Au commencement, le monde de Dieu est infiniment au-dessus de celui de l'homme. C'est un monde où l'homme n'a pas encore sa place; y accéder supposerait que l'homme meure, car il ne peut voir Dieu sans mourir. Pour l'homme il y a donc un point de départ: non pas le monde du Créateur, de celui qui appelle les êtres à l'existence, mais le monde du bittul haiesh, de l'anéantissement de l'être. La pensée d'un Créateur est une pensée trop forte pour l'homme, il ne peut la soutenir longtemps. Il n'est pas naturel de croire au Créateur.
Au point de départ, dans le monde de Dieu, il n'y a pas de place pour l'homme. Inversement, il n'y a pas de place pour Dieu dans le monde de l'homme. A l'origine, Dieu est caché. Dans la Bible, les dieux de la religion naturelle ne sont pas EL (Dieu), ce sont des élilim. Quand Dieu intervient, il apparaît comme « ElShaddaï », le Dieu dévastateur. Ce n'est qu'avec le concours de l'homme qu'il se manifeste comme Dieu créateur.
Si l'homme — poursuit la Kabbale — était venu à l'être pendant les six premiers jours de la création, c'est-à-dire dans la période où le Créateur intervient chaque jour, il eût été obligatoire pour lui de reconnaître le Créateur. Mais, au moment où l'homme apparut, Dieu cessa d'agir. Ce fut comme si le monde se figeait sur lui-même. C'était le monde de la nature qui s'instaurait et l'homme, à sa naissance, fut l'homme de la nature. Le monde des six jours, c'est le monde du miracle et des interventions quotidiennes de Dieu; le monde du septième jour, c'est le monde de la nature, le monde où Dieu a en face de lui, non plus une matière plastique, malléalble, mais un être nouveau: l'homme. Dire qu'il y a nature, c'est dire que Dieu a scellé en quelque sorte le monde tel qu'il était alors devenu. La nature, a-t-on dit, est une « habitude ». En hébreu, téva, veut dire « nature », mais aussi « empreinte », « sceau ». La nature c'est le sceau d'une genèse, c'est le point d'arrivée d'une histoire antérieure.
L'homme est né dans le monde de la nature. La nature est cette structure de sécurité qui permet à
l'homme d'être lui-même. Grâce au septième jour, grâce à cet arrêt des initiatives de Dieu, l'homme peut être lui-même en face de Dieu dans une perspective d'avenir. Il peut aussi être lui-même par rapport à ce qu'il a laissé derrière lui, le monde de la magie et des forces obscures contre lesquelles il est prémuni. Un retour à l'astrologie et à l'idolâtrie marquerait un retour du sixième jour dans le monde du septième.
Emergeant du monde de la nature, l'homme de la Bible est le premier homme moderne. Il est un homme libéré de la mentalité magique, un homme ouvert à l'histoire, qui prend conscience de lui-même et agit en tant qu'être libre dans un monde qui sera son oeuvre.
Que Dieu ait voulu le Shabbat, veut donc dire, d'après la Kabbale, que Dieu a rendu l'homme libre d'accomplir son ouvrage dans la nature. Depuis ce moment l'oeuvre de Dieu est terminée. C'est une étape nouvelle qui commence, celle des rapports entre Dieu et l'homme, celle de Dieu dans l'histoire. L'apparition de l'homme inaugure l'histoire et c'est l'homme qui introduit dans le monde la dimension de Dieu. S'il y a une place pour Dieu dans le monde, c'est celle que l'homme lui prépare et lui consacre. Il le fait essentiellement par le comportement du Shabbat.
Les interventions de Dieu dans l'histoire constituent des ruptures du Shabbat. Non pas l'abandon ou le rejet du Shabbat, mais des ruptures momentanées et provisoires, car Dieu a dû intervenir pour sauver l'homme quand l'homme a échoué dans le projet de devenir ce qu'il devait être: un homme juste, conforme au projet moral du Créateur. Il y avait alors pikus'h nefesh: l'homme étant en péril mortel, Dieu le sauve.
Dieu intervient auprès de l'humanité après la faute d'Adam, du temps de Noé, à l'époque d'Abraham.
Le Shabbat ne sera vraiment accompli que lorsque Israël pourra apporter au monde le sens de ce jour: la liberté qui est au coeur de cette célébration. C'est alors que sera scellée l'alliance de la création. Le Shabbat est encore à faire (la'assoth). Il n'y a pas que les interdits du Shabbat, il y a une tâche à accomplir, un sens à rendre compréhensible.
Pour y parvenir il ne faut pas moins que toute l'histoire de l'humanité. C'est à Israël que cette tâche est confiée. L'identité d'Israël porte en soi le secret de l'identité de l'homme. Tant que l'unité de l'homme n'est pas réalisée, tant que l'homme n'a pas accès aux valeurs du Shabbat, à la menukhah comme à la melakhah, on ne saurait parler de l'identité de l'homme. C'est à partir de l'identité d'Israël que se forge l'identité de l'humanité tout entière. Tant qu'Israël n'a pas bâti le mishkan, c'est-à-dire « l'espace » du Shabbat, l'unité de l'humanité n'est pas encore en vue.
Si Israël garde si fidèlement le Shabbat, ce n'est pas pour lui seul. C'est parce qu'Israël croit que l'observance du Shabbat garde le monde en vie. « S'il y avait un seul homme qui observe parfaitement le Shabbat, dit la tradition juive, le monde à venir pourrait commencer ». Abraham a engendré le peuple du Shabbat. Abraham est le juste qui a permis au Shabbat d'être observé. Or « le juste est le fondement du monde ». Aussi le monde subsiste-t-il par le Shabbat, et le Shabbat assure-t-il à l'homme la liberté.