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Intégrisme et fondamentalisme chrétiens face à l'oecuménisme
Lathuilière, Pierre
(1)Au cours de ces deux siècles écoulés, la modernité culturelle et socio-politique a apporté au sein de la chrétienté des bouleversements inédits dans les repères d’autorité (Ecriture, Tradition, discipline, responsabilités des clercs et des laïcs, fonctionnement magistériel…). De ce fait, des réactions propres à chaque modèle ecclésial ont émergé : l’intégrisme dans la sphère catholique et le fondamentalisme dans la sphère protestante.(2) En ce qui concerne les églises orthodoxes, on notera que cette émergence de courants anti-modernes a été en grande partie comme gelée par la situation d’hégémonie du communisme et la persécution sans précédent imposée aux communautés chrétiennes. Le dégel d’après 1989 permet d’observer actuellement le surgissement d’un courant analogue à celui du traditionalisme dans la France post-révolutionnaire : anti-moderne et anti-œcuménique, ce courant essaye de monopoliser les palmes du martyre enduré sous les régimes communistes pour en retirer le maximum d’autorité.
Le début de ce siècle a vu naître, à peu près en même temps que l’intégrisme et le fondamentalisme, le courant œcuménique. Ce dernier n’est pas né d’une exigence de modernité, mais plutôt d’une exigence de la mission devant le contexte de mondialisation : pour le bien de ceux qui accueillent la Bonne Nouvelle, la figure du Christ présentée par les diverses Eglises ne doit être brouillée par les querelles qui les séparent. Aussi bien l’œcuménisme n’a pas été une préoccupation première de combat pour le fondamentalisme et l’intégrisme. De plus, certains pionniers de l’œcuménisme contemporain ont pu également puiser une part de leur inspiration dans les réveils évangéliques protestants ou dans la mentalité traditionaliste catholique. Or ces manières d’être chrétiens sont respectivement le terreau d’origine des courants fondamentalistes ou intégristes.
En se structurant progressivement au cours du 20ème siècle, le courant œcuménique s’est donné comme objectif la réunion concrète et visible des confessions chrétiennes en une unique Eglise selon notre commune profession de foi élaborée à Nicée. Pour ce rapprochement, un travail à différents niveaux est nécessaire dans la vie de chaque confession chrétienne sur ses institutions, ses propositions théologiques, ses fonctionnements communautaires. Les artisans du rapprochement œcuménique – militants chrétiens, théologiens ou responsables d’Eglises – ont vu se dessiner peu à peu une opposition nette à l’égard de tout cet effort. Il ne s’agit pas d’un simple scepticisme devant les tentatives de réunion des Eglises. Il ne s’agit surtout pas de la crainte d’une quelconque extinction du pluralisme théologique, cette crainte étant réservée aux chrétiens libéraux. Intégristes et fondamentalistes partagent la conviction que cet effort de réunion des Eglises est mauvais dès son principe. Ils s’appuient ainsi sur un même réflexe de pureté doctrinale, morale et sociale. Mais intégristes et fondamentalistes divergent dès lors qu’il s’agit de justifier théologiquement ce refus de l’œcuménisme.
Aussi bien une étude, menée séparément, des expressions de l’anti-œcuménisme fondamentaliste, puis de l’anti-œcuménisme intégriste, sera utile avant de pouvoir en dégager quelques réflexions.
L’anti-œcuménisme fondamentaliste de l’I.C.C.C.
Du 12 au 19 août 1948, à l’invitation d’une association d’Eglises américaines fondamentalistes, se tint à Amsterdam le congrès fondateur de l’International Council of Christian Churches (I.C.C.C.), rassemblant 150 personnes de 50 dénominations de tendance fondamentaliste. L’énoncé brut de cet événement peut être prolongé dans une double réflexion :
• Le Conseil Œcuménique des Eglises a été fondé du 22 août au 4 septembre 1948, à Amsterdam également. Cette proximité géographique et chronologique, voulue par l’association américaine,(£) dénote assez clairement la pointe anti-œcuménique de la fondation de l’I.C.C.C. ;
• la création de l’I.C.C.C. apparaît largement dépendante d’une problématique américaine d’opposition entre les chrétiens croyants en la Bible (Bible-believing Christians) et les membres des grandes dénominations protestantes des Etats-Unis qu’ils considèrent comme infestées par le modernisme théologique.
Ce refus « américain » de l’œcuménisme se nourrit d’un thème scripturaire souvent invoqué, celui de la séparation comme condition de salut : « Sortez donc d’entre ces gens-là et mettez-vous à l’écart ! dit le Seigneur. » (2 Co. 6, 17). Une caricature parue dans une revue ouvertement fondamentaliste (4)montrait quelques mois plus tard le « bateau œcuménique » : un bâtiment quelque peu déséquilibré et plein de monde, portant le nom de « ecumenical monstrosity », sans pilote, sans bouée de sauvetage, avec une voile « pour attraper tout vent de doctrine », partant vers un horizon chargé « au moment de la pire tempête de l’histoire », « pour une destination inconnue », avec un « équipage sans expérience ». Sur le quai solidement bâti, appuyé sur « la fondation sûre, le Christ Jésus notre Seigneur », « le groupe international ‘écharde’ qui refuse de s’embarquer » chante un cantique . Sur le plancher du quai, on lit la citation indiquée ci-dessus de Jérémie par Paul.
En 1998, cinquante après, tout comme le Conseil Œcuménique des Eglises, l’I.C.C.C. fête son demi-siècle. Le discours reste identique, tenu d’ailleurs par le fondateur, toujours président, Carl Mc Intire. Evoquant la fondation du C.Œ.E, il écrit :
« Désormais Satan avait trouvé son chemin en bénissant le pluralisme, cette église aux idées de plus en plus larges, ce rêve et cette promotion d’une religion mondiale.
C’est effrayant, mais c’est ce qui est à l’horizon et alors que nous atteignons ces deux prochaines années,(5) l’accent sur l’unité de ces églises libérales, apostates, œcuméniques est parvenu à des sommets. A propos de tout, tout ce que vous entendez est œcuménique, œcuménique, œcuménique. Le Pape de Rome se transforme en leader mondial numéro un…»(6)
Cette opposition à l’œcuménisme est née dans un contexte assez typiquement américain, c’est-à-dire, un pays de majorité protestante qui n’a pas connu les guerres de religion, mais qui a été fondé par des fugitifs victimes des persécutions en Angleterre. L’I.C.C.C. a d’ailleurs tenu son premier congrès de 1948 dans l’église d’où sont partis les « Pères Pèlerins» qui, fuyant l’intolérance religieuse, débarquèrent du Mayflower en 1620 pour créer dans la sauvage Amérique la Nouvelle-Angleterre. Pour Carl Mc Intire et ses amis fondamentalistes, il s’agit indiscutablement d’ancêtres qui ont su se séparer au nom de la pureté de leur foi.
En 1948, la fondation de l’I.C.C.C. apparaît comme un résultat d’une division interne des courants fondamentalistes américains. Marqués par la désastreuse campagne de lutte contre l’enseignement des théories de l’évolution des années 20, ceux-ci ont essayé de reprendre pied en orientant leurs efforts vers la mission et vers la formation. Vingt ans plus tard, la formation produit ses effets : certains fondamentalistes optent pour une théologie plus élaborée et une insertion moins marginale dans la société américaine, préférant être appelés « néo-évangéliques ».(7) D’autres, dont Mc Intire, vont les accuser de compromission et continueront de porter fièrement le nom de fondamentalistes. Pour ces derniers, donc, la question de l’œcuménisme s’inscrit dans une perspective plus large de compromission avec un monde dont le Christ est venu nous séparer et nous sauver.
Significativement, la brochure de présentation de l’I.C.C.C. éditée avant le congrès fondateur d’Amsterdam(8) donne comme résolution préparatoire l’appel suivant :
Appel aux Croyants en la Bible du monde entier
– « attendu que le Conseil Œcuménique des Eglises (le mouvement œcuménique) est sous la domination du modernisme, et
– Attendu que le Conseil Œcuménique des Eglises accueille comme membres à part entière des ensembles Grecs Orthodoxes, et
– Attendu que l’Eglise Catholique Romaine a été ouvertement appelée à s’affilier,
– Dès lors, il est décidé : que le Conseil Américain des Eglises Chrétiennes intercède auprès de ses frères en Christ en Europe et dans le monde pour qu’ils refusent d’abandonner l’honneur du Christ pour le gain d’avantages matériels ou la promesse d’une faveur politique ; et que plus encore nous conseillons vivement à nos frères de ne pas affliger notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ en rejoignant le Conseil Œcuménique des Eglises et en faisant dès lors une alliance avec l’ennemi, mais qu’au contraire nous les invitons et pressons vivement à donner une attention priante à l’affiliation avec ceux qui regardent d’une foi précieuse vers Dieu pour édifier un conseil des Eglises Protestantes authentiquement Chrétiennes.»(9)
De nos jours, avec une constance indiscutable, Carl Mc Intire écrit alors qu’il résume l’histoire de l’I.C.C.C.:
… « dans toutes [les rencontres de l’I.C.C.C.], les questions traitées portaient sur le modernisme, l’incroyance, l’œcuménisme, opposés à l’inerrance et la pleine véracité de la Bible. »(10)
L’œcuménisme n’est donc qu’une forme de modernisme et d’incroyance parmi d’autres. Les « vrais croyants » ne peuvent que la rejeter à ce titre. Le modernisme menace en effet la foi chrétienne sur ce qui du point de vue fondamentaliste est le point névralgique: l’inerrance biblique. De ce point de vue, toute forme de mise en cause de l’autorité souveraine des Ecritures mérite d’être combattue, et l’œcuménisme . En effet, le Conseil Œcuménique des Eglises menace cette pierre angulaire de la foi fondamentaliste parce qu’il tolère en son sein les modernistes qui détruisent l’autorité de l’Ecriture en même temps que des Eglises qui ne font pas place à la seule Ecriture. On observera que, dans le même temps, la Bible menacée dans son autorité renforce la détermination du croyant fondamentaliste : pour lui, le Conseil Œcuménique des Eglises n’est qu’un des signes déjà décrits dans la Bible de la grande apostasie qui doit saisir les Eglises(11) alors que les temps de la fin approchent.
Bien évidemment, l’I.C.C.C. n’est qu’un symptôme de l’anti-œcuménisme fondamentaliste, symptôme le plus significatif et le plus constant de par sa volonté de contester systématiquement le Conseil Œcuménique des Eglises. Mais l’anti-œcuménisme, dans l’histoire du fondamentalisme protestant en général reste comme un acquis. Ainsi, en 1980 se réunit un « World Congress of Fundamentalists » (12)qui dénonça les écarts de certains fondamentalistes qui « par intérêt pour des foules plus vastes, des ministères plus étendus et des offrandes considérables, vont jusqu’à négliger l’appel tout à fait clair de Dieu à la séparation »(13) ; à ce congrès, refuser l’œcuménisme n’était pas un objectif central, mais était simplement naturel. Parmi les participants à ce rassemblement international, on apercevait Ian Paisley, leader de la lutte anti-catholique en Ulster.
Par ailleurs, l’histoire montre que, d’un point de vue fondamentaliste, l’attitude envers l’œcuménisme est restée un critère déterminant pour la séparation d’avec les autres évangéliques. Le cas le plus célèbre est certainement celui de Billy Graham. Ayant grandi dans un cadre assez nettement fondamentaliste, il a évolué du fait de son expérience d’évangélisation de masse et s’est assez vite vu reprocher de n’avoir pas une attitude suffisamment ferme et séparatiste.(14) En août 1967, la revue fondamentaliste Christian Beacon prend argument de la parution d’un article de Billy Graham dans The Ecumenical Review pour stigmatiser celui qui « cherche à être accepté par les œcuméniques » (15).
Le point de désaccord essentiel des fondamentalistes à l’égard des évangéliques apparaît donc bien dans ce désir de reconnaissance jugé comme mondain et anti-chrétien. La logique de « séparation » est une référence spirituelle première pour le fondamentaliste qui est d’abord un converti, mis à part du monde grâce à la Parole de Dieu contenue dans la Bible. Mais, dès lors qu’elle est systématisée – et c’est là que peuvent s’introduire toutes les nuances d’intensité entre évangéliques et fondamentalistes –, cette logique ne peut se concilier avec une quelconque volonté de rapprochement par-delà des divergences. Les divergences sont des acquis spirituels. Les rapprochements deviennent dès lors des agissements démoniaques.
L’anti-œcuménisme intégriste de Mgr Lefebvre
Sur ce point, le vocabulaire intégriste reste très proche du langage fondamentaliste : tous deux puisent allègrement dans l’imaginaire le plus noir sur les êtres infernaux pour mettre en valeur les enjeux de salut liés à leur lutte.
Précisons pour notre propre vocabulaire que le terme « intégriste » est ici utilisé pour désigner les catholiques qui, séparés ou non de l’Eglise romaine, refusent de reconnaître dans le concile Vatican II une part authentique de la tradition de l’Eglise catholique. Le terme « traditionaliste » est plus large et reste porteurs de connotations théologiques précises antérieures au courant intégriste lui-même. De même qu’on peut dire que « si tout fondamentaliste est évangélique, tout évangélique n’est pas fondamentaliste », on peut dire « si tout intégriste est traditionaliste, tout traditionaliste n’est pas intégriste ».
Le refus de l’œcuménisme par Mgr Lefebvre a des sources magistérielles assez précises : l’encyclique Satis Cognitum de Léon XIII (1896) et l’encyclique Mortalium Animos de Pie XI (1928), ou encore l’instruction du Saint Office du 20 décembre 1949 sur l’œcuménisme. Le seul œcuménisme qui trouve grâce aux yeux de Mgr Lefebvre – et de ses héritiers – est celui qui travaille au retour sans condition des membres des autres confessions dans l’unique Eglise du Christ, à savoir l’Eglise Catholique Romaine. Durci, ce discours peut en arriver à prendre des accents sectaires. Or c’est justement avec ce type de logique que le concile Vatican II a rompu, par une réflexion de fond sur la nature de l’Eglise, réflexion d’une envergure sans précédent dans l’histoire du christianisme, mais enracinée dans une profonde tradition.
Pour l’intégrisme, l’œcuménisme est un des points fondamentaux de la trahison opérée par Vatican II. Lors d’une de ses homélies en 1985, Mgr Lefebvre dénonce une « Rome qui a accepté les valeurs libérales » et diagnostique ainsi l’origine de cet état de choses :
« …A partir du Concile, en effet, quelque chose a changé qui a été introduit dans la Sainte Eglise et que nous refusons absolument. Et cela, nous le savons, cela a été introduit particulièrement par le truchement de l’institution du Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens. Le Cardinal Bea, présidant ce secrétariat, a eu des contacts officiels […] avec la franc-maçonnerie de New-York, avec les B’nai B’rith [… qui] lui ont demandé d’introduire à l’intérieur de l’Eglise la liberté des religions. » (16)
Dans l’analyse historique comme dans l’usage du concept d’œcuménisme, Mgr Lefebvre place indifféremment sous le terme d’œcuménisme tout à la fois le dialogue entre les Eglises chrétiennes et le dialogue interreligieux. Cela semble même être une règle :
« N’est-ce pas un retour précisément à la Rome païenne que cet œcuménisme qui agrée maintenant toutes les religions ? […] Le pape lui-même, vous vous en souvenez, est allé dans le temple luthérien à Rome prier avec les protestants, accueillant ainsi les religions fausses, inventées par le démon… Comment a-t-on jamais pu faire l’éloge de Luther, au moment de son cinquième centenaire, l’éloge de l’hérésiarque le plus abominable que l’humanité ait jamais porté, qui a détruit de fond en comble la chrétienté ?… » (17)
« Pourquoi ces difficultés avec Rome ? Parce que nous refusons l’œcuménisme ! Parce que nous refusons la liberté de toutes les religions ! Parce que nous n’avons qu’un seul Dieu, notre Seigneur Jésus-Christ… » <(18)br>
On peut voir trois raisons profondes à cette confusion entre œcuménisme et dialogue interreligieux. La première n’est pas propre au monde intégriste et tient à une observation à la portée de tous : faire place au respect de l’autre en dépit des divergences de pensée ou de sensibilité est une attitude à laquelle on peut difficilement mettre une limite, car le respect de l’autre suppose un absolu. Une condition nécessaire est commune au dialogue œcuménique, au dialogue interreligieux et au dialogue avec l’incroyance : l’ouverture du cœur et de l’esprit. Celui qui a pu apprécier de vivre un rapprochement fraternel avec un musulman sera plus facilement disposé à vivre des rapprochements avec des membres d’autres confessions chrétiennes ; l’ami occidental d’un orthodoxe sera sensibilisé au rôle des facteurs culturels dans les différences religieuses ; à l’inverse, celui qui n’a jamais parlé religion qu’avec des coreligionnaires risque d’aborder les autres religions ou confessions sous un angle restreint et trompeur. Absolutisant sa propre situation, il ne peut entrer dans les particularités des autres démarches croyantes. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui dans les médias comme dans le peuple chrétien confondent ces dimensions œcuménique et interreligieuse du dialogue simplement parce qu’ils ont perçu une proximité d’attitude. Cette généralisation l’emporte sur le souci de préciser que l’attitude d’ouverture du cœur prend toujours une coloration différente selon la personne vers laquelle on se tourne. On ne s’adresse pas de la même manière à quelqu’un selon que l’on partage ou non avec lui un lien au Christ, un attitude de foi ou une conception de l’homme. Pour la doctrine intégriste, ces différences n’ont pas de validité.
En effet, deux autres raisons sont propres à l’intégrisme et lui autorisent une confusion systématique entre œcuménisme et dialogue interreligieux. Rentrer en contact d’égal à égal avec des « hérétiques » ou des « païens », c’est leur accorder une importance que l’authentique « liberté de la religion vraie » ne peut leur accorder : il ne saurait être question de liberté pour « les erreurs ». Et en dehors de la religion vraie, il n’est plus vraiment nécessaire de distinguer entre ces erreurs qui sont toutes fatales…
Enfin une autre raison, plus déterminante, tient à la conception théologique de l’Eglise catholique qui est « unique moyen de salut »,(19) « seule arche de salut ».(20)
« Notre Seigneur n’a pas fondé plusieurs Eglises, il n’en a fondé qu’une. Il n’y a qu’une seule croix par laquelle on peut se sauver (sic) et cette croix est donnée à l’Eglise catholique ; elle n’est pas donnée aux autres. A son Eglise, qui est son épouse mystique, le Christ a donné toutes ses grâces. Aucune grâce au monde, aucune grâce dans l’histoire de l’humanité ne sera distribuée sans passer par elle. »(21)
Sans doute, Mgr Lefebvre ne savait-il pas qu’il reprenait dans ces lignes une proposition condamnée par le pape Clément XI, dans la constitution Unigenitus Dei Filius du 8 septembre 1713. Celle-ci portait sur les erreurs du janséniste Quesnel et, parmi les 101 propositions proscrites, la 29ème affirmait « Hors de l’Eglise, pas de grâce ».(22)
Mais cette position ecclésiologique permet surtout de comprendre ce qui sépare l’intégrisme du fondamentalisme dans sa position à l’égard du courant œcuménique : pour Mgr Lefebvre, l’œcuménisme n’est pas qu’une composante parmi d’autres du modernisme. L’incapacité à distinguer entre le Christ et l’Eglise, entre la Tête et le Corps, entre l’Eglise du Christ et les Eglises – dont on conviendra sans peine qu’ils ne doivent pas être séparés – est au départ de cette ecclésiologie. Dès lors, c’est la pratique œcuménique de l’Eglise en son principe qui devient un danger pour la foi, quelles que soient les précautions doctrinales du magistère pour baliser cette pratique. L’œcuménisme est perçu comme le vecteur primordial d’une dissolution de l’Eglise, fondement premier de la foi. C’est pourquoi, en dehors des ordinations annuelles et des célébrations contre-révolutionnaires, le courant intégriste a surtout fait parler de lui au moment du rassemblement d’Assise de 1986, s’efforçant de le faire passer dans l’opinion pour une réunion syncrétiste.(23) Un tract avec une caricature fut même distribué quelques semaines auparavant, lors de la venue du pape en France : sur ce dessin, on voyait Jean-Paul II se présentant devant les portes d’un paradis aux imposantes fortifications et se voyant refuser l’entrée pour cause d’œcuménisme.
Dans la lignée de Mgr Lefebvre, beaucoup d’écrivains et de chroniqueurs reprennent cette antienne de la condamnation de l’œcuménisme, cet autre visage de la liberté religieuse promue par un concile Vatican II, soupçonné ainsi de ne plus vouloir donner à la vérité la place qui lui est due.
Toutefois, on peut observer des différences d’appréciation dans le monde intégriste. Quelques-uns, parmi les adversaires de Vatican II développent une approche un peu « gnostique » de la Tradition : pour eux, l’abandon principal de Vatican II est moins dans un tournant ecclésiologique que dans la perte de sens occasionnée par le renouveau liturgique. Souvent appuyée sur la pensée du philosophe René Guénon – qui se convertit à l’Islam sur la fin de sa vie -, leur réflexion n’est pas animée par un souci institutionnel, mais par un intérêt spirituel et intellectuel : leur problème central n’est pas l’œcuménisme. Certes, pour eux aussi, ce n’est pas une bonne chose, mais le plus important, ce sont les symboles perdus à l’occasion d’une réforme désastreuse du culte.(24) D’autres adeptes des thèses anti-conciliaires, se situent aux antipodes : ils voient dans l’œcuménisme une résurgence de la gnose ancienne.((25) Intégristes ou fondamentalistes, les courants sont des ensembles complexes et vivants qu’on ne peut enfermer dans une seule idée...
Changements et Conversions
On l’aura compris : même si elles s’appuient sur la même base globale d’une même réaction au phénomène de mise en cause de la croyance religieuse par la modernité, les oppositions à l’œcuménisme peuvent recouvrir des nuances non négligeables. Les plus marquantes tiennent au fait que ces courants sont protestants ou catholiques. Mais nous avons vu qu’il en est aussi d’internes à chacun de ces courants. Les différences culturelles et les enracinements historiques ressortent. Les schémas psychologiques que l’on rencontre habituellement devant tout défi de changement jouent aussi leur rôle.
Avec l’œcuménisme, toutefois, le défi de la rencontre avec la modernité est plus tangible, car l’exigence de changement est au cœur même de la démarche de rapprochement des Eglises. Parmi les acquis du mouvement œcuménique en ce siècle, on peut retenir que l’unité des Eglises ne peut plus être pensée en termes d’absorption, pas plus qu’en termes de compromis minimal : rien de ceci n’est digne de l’Esprit du Père et du Fils qui est la source de l’unité dans la diversité. Mais du même coup, c’est en allant plus loin ensemble, en innovant dans la fidélité à l’Esprit du Christ, que l’unité de l’unique Eglise pourra se découvrir progressivement à nos yeux. C’est là un défi de changement devant lequel les blocages intérieurs ne sont pas le monopole des chrétiens fondamentalistes ou intégristes.
Mais ce qui renforce pour ceux-ci d’un même élan ce blocage devant le projet œcuménique, c’est une même manière de concevoir le rapport du croyant à la vérité.(26) Par delà les expériences de tradition ou de conversion qui servent de référence aux tenants de l’intégrisme et du fondamentalisme, la foi est assimilée à une croyance, elle-même identifiée dans quelques formules dogmatiques dégagées d’un équilibre théologique global. Les « Cinq points » définis par la Northern Presbyterian Church en 1910 pour combattre le libéralisme théologique, modifiés dans une perspective un peu plus millénariste, servent toujours de base aux confessions de foi des groupes fondamentalistes ; les déclarations du magistère catholique les plus restrictives et juridiques, voire les plus dégagées de tout discours théologique explicatif, tel le Syllabus de 1864, ont les préférences des intégristes. Dans un cas comme dans l’autre, l’équilibre originel reflété par les confessions de foi élaborées par l’Eglise d’avant les divisions en est affecté. Mais surtout la vérité se trouve comme enfermée dans des formules qui sont autant de tests pour mettre en cause la foi des autres.
Entre la vérité et l’unité, fondamentalistes et intégristes estiment qu’il y a un choix à faire qu’ils tranchent pareillement : « L’unité est plus importante que la vérité pour eux ; pour nous, la vérité est plus importante que l’unité » dit Carl Mc Intire ;(27) « Le chrétien, par charité mal placée [..] ne s’immole plus, comme les martyrs pour la vérité ; c’est la vérité qu’il immole » estime Mgr Lefebvre.(28) En fait, dans cette perspective, la vérité pas plus que l’unité n’est à faire. C’est un donné à prendre ou à laisser. La seule unité pour laquelle il importe de se battre, c’est l’unité intérieure de celui qui trouve son identité dans une forme donnée de croyance, mais il s’agit alors d’une dimension plus psychologique que spirituelle.
Cette conception statique et intellectualiste de la vérité contribue à découper la réalité de façon apparemment simple et à entretenir une vision manichéenne du monde : l’usage fréquent de part et d’autre de l’imagerie satanique que nous avons noté au passage n’en est qu’un symptôme. De même, les étiquettes pour désigner théologiquement l’ennemi commun s’échangent sans aucun problème, chacun pouvant trouver avantage à cette permutation des appellations : Mgr Lefebvre trouve intéressant de parler surtout de libéralisme »(29) pour développer les implications socio-politiques de la crise de l’Eglise ; Carl Mc Intire reprend le terme « moderniste » dont l’origine est du côté du magistère catholique car cela permet de mettre l’accent sur la dimension proprement religieuse.
La principale différence entre intégristes et fondamentalistes tient à des systèmes de références qui amplifient une opposition réciproque sur la notion même d’Eglise : ces ecclésiologies ont été élaborés dans un moment – du 17̊s. au 19̊s. – où protestantisme et catholicisme se sont durcis en deux blocs donnés comme irréductibles. Pour le fondamentaliste, qui reste un évangélique, l’important est dans la conversion de l’individu et son système est mis en place pour protéger cette conversion effectuée et vécue sous l’autorité de la parole biblique. Aussi bien une Eglise n’est guère qu’une structure porteuse pour l’individu converti et on peut fonder autant d’Eglises que le principe évangélique de séparation l’exigera. Pour l’intégriste, qui préfère se dire traditionaliste, la clé du problème réside dans la Tradition intangible dont l’Eglise catholique a seule la charge. Dès lors, quand il s’agit de lutter contre l’œcuménisme, il n’est en rien gênant pour le fondamentaliste de mettre ne place une organisation regroupant diverses Eglises, organisation dont il est bien clair qu’elle n’est pas interconfessionnelle, mais seulement pluriconfessionnelle. Pour l’intégriste, il ne peut être question d’une stratégie semblable (30) : son seul recours consiste à essayer de faire jouer l’opinion publique ou des influences pour regagner l’unique Eglise catholique à la cause de la véritable Tradition.
L’un et l’autre restent en cela complètement étrangers à un thème apparu dans la recherche œcuménique au sens strict : la conversion des Eglises. (31)Pour le fondamentaliste, la conversion est une réalité spirituelle qui ne concerne que les individus découvrant Jésus comme leur sauveur personnel. Pour l’intégriste, l’expression est également récusée, car la conversion s’identifie purement et simplement à une adhésion personnelle à l’Eglise catholique romaine. Pour le croyant qui voit dans le mouvement œcuménique une réalisation d’un désir exprimé par le Christ au soir même de sa passion (cf. Jn. 17, 20-21), la conversion des Eglises apparaît comme un passage obligé pour que les communautés chrétiennes puissent accueillir dans la foi les changements nécessaires à leur fidélité vivante selon l’authentique Tradition. Cette conversion ne consiste pas à choisir l’unité contre la vérité, mais à mettre chaque Eglise en état d’accueillir la vérité du Christ qui se donne à son unique Eglise.
__________________
1. Pierre Lathuilière est prêtre catholique. Il est directeur du centre Unité Chrétienne à Lyon, et Délégué du diocèse de Lyon pour l’œcuménisme. En 1995, il a publié à Paris, aux éditions du Cerf dans la collection Cogitation Fidei : Le fondamentalisme catholique. Signification ecclésiologique.
2. Pour un développement plus argumenté de la distinction entre fondamentalisme et intégrisme, on trouvera des éléments dans mon ouvrage : Le fondamentalisme catholique. Signification ecclésiologique, Cerf, Coll. Cogitatio Fidei, 1995, Paris.
On trouvera une distinction analogue appliquée à la réalité du judaïsme contemporain dans Gideon ARAN, « Return to the Scripture in Modern Israel » in Evelyne PATLAGEAN et Alain LE BOULLUEC, Les retours aux Ecritures. Fondamentalismes présents et passés, Peeters, 1993, Louvain-Paris.
3.« La stratégie d’avoir toujours deux conseils consistait en ce que le conseil fondamentaliste se réunirait toujours en fonction des projets du Conseil Œcuménique. Avoir deux conseils formés et réunis en étroite proximité était une stratégie effective depuis le début. » Mc INTIRE, « History of the ICCC ». Texte non daté, 2 p., disponible sur le site internet www.iccc.org.sg/iccc.htm en août 1999.
4.Christian Beacon du 20 octobre 1949, p.8.
5.On peut penser que l’auteur fait allusion à l’an 2000.
6.Carl Mc INTIRE, « The redeemed of the Lord say so ». Texte non daté, 3 p., disponible sur site internet en août 1999. Le contenu laisse entendre qu’il faut dater le texte de 1998 et qu’il a été prononcé aux Pays-Bas, pour le 50̊ anniversaire de la fondation de l’I.C.C.C.
7.Pour les néo-évangéliques qui mirent en place en 1950 et 1951 une organisation internationale, « World’s Evangelical Alliance », l’attitude déclarée à l’égard du Conseil Œcuménique de Eglises était celle d’une « bienveillante neutralité » (Cf. Christian Beacon du 18 Janvier 1951, p.1).
8.The American Council of Christian Churches (prepared and released by) Presenting An International Council of Christian Churches, brochure non datée, New-York, 52 p.
9. The American Council of Christian Churches…, p.51. Cet appel a été rédigé dans le cadre d’un congrès de l’American Council of Christian Churches à Atlanta en mai 1948
10.Cf. Carl Mc INTIRE « of the ICCC », p.1
11.Cf. Carl Mc INTIRE, « The redeemed of the Lord say so », p.1.
12.Cf. [Collectif] Biblical Fundamentalism. Selected messages delivered at the 1980 World Congress of Fundamentalists which convened in the Far East, Bob Jones University Press, 1981, Greenville
13.William HOFFMAN, « The resurgence of Fundamentalism », in Biblical Fundamentalism, p. 87. On peut penser que ceux qui sont visés par ces propos sont particulièrement les fameux télévangélistes. Parmi eux, Jerry Falwell qui voit dans ces détracteurs des « hyper-fondamentalistes ».
14. « Graham, Sockman meet on America’s town meeting : Sockman wins round » in Christian Beacon XV, 49, du 18 Janvier 1951, pp. 1, 8.
15. Christian Beacon XXXII, 26, du 17 août 1967.
16. Mgr Marcel LEFEBVRE, Homélies. Ordinations Sacerdotales du 29 juin 1985. Cassette Audio éditée par le Séminaire St Pie X à Ecône
17. Id.
18. Id
19. Mgr Marcel LEFEBVRE, Ils l’ont découronné. Du libéralisme à l’apostasie. La tragédie conciliaire. Editions Fideliter, (1987) Escurolles, p. 176.
20. Mgr LEFEBVRE, Lettre ouverte aux catholiques perplexes Albin Michel, Collection Lettre ouverte, 1985, Paris, p.100
21. Id
22. Cf. Dz. 2429. L’étonnante mansuétude du Saint Office à l’égard des écrits de Mgr Lefebvre permet à ses disciples de faire croire que son initiative pour "maintenir la Tradition" n’est qu’un schisme de portée disciplinaire et non une hérésie touchant au dogme
23. Il faut reconnaître que la confusion n’était pas que de leur côté. Ainsi, la petite revue "Prions en Eglise" avait choisi comme photo pour sa première couverture une vue du rassemblement d’Assise !
24. Cf. Le livre de Eric VATRE, La droite du Père. Enquête sur la Tradition catholique aujourd’hui. Ed. Guy Trédaniel (1994) Paris.
25. Etienne COUVERT, De la gnose à l’oecuménisme. Les sources de la crise religieuse. Ed. De Chiré (1983) Vouillé.
26. Cf. Le fondamentalisme catholique, op. cit., pp. 166-211.
27. Carl Mc INTIRE, in Presenting An International Council of Christian Churches, p. 7.
28. Mgr LEFEBVRE, Lettre ouverte aux catholiques perplexes, p. 105.
29. Cf. en particulier Mgr Marcel LEFEBVRE, Ils l’ont découronné, op. cit.
30. Il me faut cependant ne pas écarter trop vite l’hypothèse de contacts officieux entre intégristes et fondamentalistes : un sociologue spécialiste du fondamentalisme m’avait affirmé leur existence il y a quelques années.
31. Cf. Groupe des Dombes, La conversion des Eglises. Identité et changement dans la dynamique de communion, Centurion (1990) Paris, 113 p.