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La foi, Israël et le dialogue interreligieux
Rossing, Daniel
Au cours des trente dernières années, la foi, Israël et le dialogue interreligieux sont devenus pour moi un ensemble composite dont il m’est difficile d’isoler les différents éléments ou de préciser lequel a exercé la plus grand influence sur ma pensée ou sur ma vie. Désormais, je ne peux plus évoquer l’un de ces trois éléments sans lui adjoindre les deux autres. Ils constituent pour moi une sorte de « trinité » interactive – trois en un et un en trois – dans laquelle chacune des trois « personnes » informe et transforme en permanence la nature et la substance des deux autres.
Ce qui est au coeur de ma foi, c’est la confiance en la promesse divine que les choses peuvent être différentes et le seront, qu’il est possible de rompre les cycles de la non reconnaissance mutuelle, de la cruauté et de la souffrance. Cette confiance est le fondement et la motivation de mon engagement dans le dialogue interreligieux. Le dialogue – avec Dieu et avec les membres des autres confessions religieuses – nourrit ma foi, la façonne et parfois l’ébranle. Le dialogue est le début et la fin; c’est le moyen de transformer ce qui ne l’est pas encore, le signe que les relations ont déjà changé. Israël est l’aimant qui attire la foi et le dialogue interreligieux hors de l’espace théologique et l’enracine dans ce monde, un monde d’aliénation et d’angoisse qu’il nous faut guérir et transformer (tikkoun) par la foi et le dialogue interreligieux.
Au long de mon itinéraire personnel, ces deux remarquables paragraphes des dernières pages de l’ouvrage poétique d’Abraham Joshua Heschel Israël, un écho d’éternité ont dominé ma pensée et ma vie:
« Des personnes équilibrées pensent que la foi est la réponse à tous les problèmes de l’homme. En réalité, la foi est un défi à toutes les réponses de l’homme. La foi est un feu dévorant, qui consume toutes les prétentions. Avoir la foi, c’est être en travail d’enfantement.
Des personnes bien intentionnées disaient que l’existence d’un Etat juif serait la réponse à toutes les questions juives. En réalité, l’Etat d’Israël est un défi à nombre de nos réponses. Prendre part à la vie d’Israël, c’est être en travail d’enfantement. »
Aux commentaires succincts de Heschel sur la foi et sur Israël, je tiens à ajouter ma propre glose sur le dialogue interreligieux. Des personnes sincères s’imaginent souvent que le dialogue interreligieux peut rapidement soulager les séquelles de la souffrance causée par des siècles d’éloignement, de peur et d’hostilité. En réalité, le dialogue authentique est un défi à nos remèdes interreligieux instantanés et à nos baumes oecuméniques superficiels. Le dialogue n’est pas une réponse. C’est un mode de vie global, une manière d’être dans le monde avec les autres, sans prétention. S’engager dans le dialogue interreligieux, c’est être en travail d’enfantement.
La voix de la Terre
Eretz Israel – la Terre d’ Israël (ou pour Israël) – a été un véritable interlocuteur dans mon dialogue, aussi bien avec Dieu qu’avec les autres religions. Même sa topographie fait impérieusement entendre sa voix. Ainsi, celui qui connaît un tant soit peu la géographie historique de Jérusalem sait que, si le mont des Oliviers atteint le ciel, ce n’est pas à cause de son altitude (800 mètres à peine), mais parce qu’il est si souvent associé aux grandes visions messianiques des juifs, des chrétiens et des musulmans. A côté, à ses pieds, se trouve la vallée de la Géhenne que l’on associe traditionnellement à l’enfer. Israël est le lieu du monde le plus proche du ciel, mais aussi de l’enfer.
En dernière analyse, la seule prétention géologique que puisse avoir la terre d’Israël à la gloire tient au fait qu’elle possède le point le plus bas du globe – la mer Morte ou, si l’on préfère son nom hébreu, la mer Salée. Il est peut-être exaltant de s’élever vers Dieu, mais la terre que Dieu nous a choisie semble bien nous dire que notre véritable raison d’être est de faire descendre Dieu sur terre, dans les profondeurs de l’expérience humaine. La mer Salée est un rappel constant de la mer de larmes qui couvre encore la terre – les larmes des espoirs inaccomplis, des coeurs brisés, des vies saccagées, du chagrin. La géographie de Ha’aretz (la Terre) proclame que quiconque en fait sa maison contracte une alliance avec les larmes salées du monde, avec ce qui est au plus profond de l’expérience humaine. Avoir la foi, prendre part à la vie d’Israël et s’engager dans le dialogue interreligieux, c’est être en travail d’enfantement.
Si j’avais à préciser ce qui a été le point de départ de mon propre engagement dans le dialogue interreligieux, je dirais rétrospectivement que je me suis véritablement mis en route à la suite d’une expérience de souffrance profonde. J’ai passé l’été 1969 à circuler en Europe avec deux amis, américains comme moi, dont les parents étaient des rescapés de l’Holocauste. C’était notre premier voyage en Europe. Nous errâmes dans les vieux ghettos juifs, partout accompagnés par les fantômes du passé.
Je suis revenu animé d’une assez forte dose de rage devant les souffrances qu’avait subies pendant des siècles le peuple juif en terre chrétienne. Cette souffrance me hantait et me minait. J’avais besoin d’y entrer, de la comprendre et, surtout, d’en déceler les causes profondes. Comment se faisait-il que l’Europe moderne, chrétienne, libérale et éclairée qui, 150 ans plus tôt, avait proclamé le proche avènement du ciel sur la terre, avait en définitive apporté l’enfer sur terre, à Auschwitz?
J’ai passé une bonne partie des deux années suivantes à faire des recherches sur l’histoire de l’antisémitisme et à m’immerger dans la littérature de l’Holocauste, en m’attachant particulièrement à la question de l’antijudaïsme chrétien. Les ouvrages d’auteurs comme Hanna Arendt, Emil Fackenheim, Edward Flannery, Raul Hilberg, Jules Isaac, Primo Levi, Franklin Littell, James Parkes et bien d’autres s’accumulaient sur les rayonnages de ma bibliothèque. Comme beaucoup de membres de ma génération, celle d’après la seconde guerre mondiale, je ressentais une aliénation grandissante par rapport à presque tout ce qui m’entourait. La découverte de l’Holocauste et mon étude de l’antisémitisme intensifiaient cette impression d’être étranger à toute chose. C’est en Israël que je suis allé trouver refuge, un Israël qui, pour moi comme pour beaucoup à l’époque, était encore drapé de l’innocence de l’inspiration pionnière et de l’euphorie qui avait suivi la guerre des six jours. Israël constituait ma réponse, mon îlot de sécurité, mon port d’attache.
Le dialogue interreligieux m’a sauvé de la réclusion totale, à couvert, sous la tente tribale. Je reconnais qu’au départ, ma volonté de participer au dialogue procédait presque exclusivement du désir de combattre l’antisémitisme et de guérir la souffrance que ce dernier avait engendrée. Fondamentalement, je voulais transformer la partie adverse, ce qui était compréhensible. L’attitude des juifs envers les chrétiens et la manière juive traditionnelle de considérer le christianisme n’étaient pas en cause. Mes trois décennies d’activité dans le domaine interreligieux m’ont amené à modifier quelque peu ma conception du dialogue.
Deux dialogues complémentaires
Depuis mon immigration en Israël en 1971, je me suis engagé dans deux dialogues judéo-chrétiens, fort différents mais complémentaires à mes yeux. Le premier est un dialogue entre des chrétiens et des juifs qui, comme moi, viennent de l’Occident. J’ai participé à ce dialogue pendant plusieurs années aux Etats-Unis, avant mon arrivée en Israël. Je suis certain que les lecteurs de la revue SIDIC, dont un bon nombre en sont les acteurs fidèles ou les fins observateurs, connaissent l’histoire, la dynamique et la teneur de ce dialogue occidental.
Même lorsqu’il se tient en Israël, où les juifs sont numériquement majoritaires, ce dialogue judéo-chrétien occidental reste à bien des égards un dialogue entre une minorité juive et une majorité chrétienne. La participation chrétienne à ce dialogue a été suscitée dans une large mesure par la crise religieuse provoquée par la sombre réalité de l’Holocauste survenu au coeur de l’Europe chrétienne et par le sentiment qui en a découlé de la faillite de la définition chrétienne traditionnelle des juifs et du judaïsme. De ce fait, les efforts de dialogue ont souvent tendu, d’une part, à enlever toute légitimité à l’antijudaïsme et à la mission traditionnellement exercée auprès des juifs et, d’autre part, à renouer avec les racines juives du christianisme et avec la judéité de Jésus.
La participation juive au dialogue a essentiellement consisté à aider les chrétiens qui le souhaitaient à redécouvrir leur origine juive. Des chercheurs juifs, en Israël, ont apporté une contribution unique à l’étude des racines juives du christianisme et du cadre juif de la vie et de l’enseignement de Jésus. Travaillant dans la langue de la Bible, au sein du « peuple du Livre » et sur cette terre sainte où s’est déroulée l’histoire sainte, ils ont rédigé des ouvrages majeurs qui donnent un nouveau réalisme à la Parole de Dieu.
J’ai moi aussi contribué à aider les chrétiens à cet égard, tout particulièrement pendant les huit années où j’ai dirigé le Centre Melitz pour la rencontre des chrétiens avec Israël, de 1988 à 1997. Melitz (sigle hébreu désignant les Centres de formation au judaïsme et au sionisme) est un établissement d’enseignement juif. Le Centre pour la rencontre des chrétiens avec Israël a été créé en vue de proposer à des groupes chrétiens (et interconfessionnels) des stages de formation novateurs et informels, permettant aux participants de découvrir leurs racines et d’aborder diverses questions sur la foi, l’appartenance à un peuple ou à une nation, dans le contexte de problèmes régionaux complexes. Pendant près de dix ans, des milliers de chrétiens ont participé à des stages conçus et animés par moi. J’ai beaucoup aimé partager Israël – peuple, terre et foi – avec eux, bien que le pays ait perdu une bonne part de son aura dans les années 90. Je me suis réjoui de l’exultation qu’ils éprouvaient à chaque découverte, exultation qui a parfois rallumé mon enthousiasme pour Israël. Nombre d’entre eux semblent avoir fait l’expérience d’une libération, en approchant de manière nouvelle et positive l’ « autre » le plus significatif pour un chrétien: le juif.
D’un autre côté, la nature essentiellement unidirectionnelle de la plupart des échanges entre juifs et chrétiens occidentaux me mettait de plus en plus mal à l’aise. Heureusement, Melitz m’a également procuré un cadre dans lequel travailler avec des groupes juifs, d’Israël comme de l’étranger. Grâce à mes discrets efforts de persuasion, Melitz s’est montré précurseur en offrant à des groupes juifs l’occasion de rencontrer les communautés chrétiennes d’Israël, c’est-à-dire non pas l’émanation des grandes majorités du monde occidental, mais les minuscules minorités appelées à lutter pour survivre. Mes mini-séminaires sur les communautés chrétiennes, organisés dans le quartier chrétien de la Vieille ville de Jérusalem, en collaboration avec des délégués des communautés chrétiennes, ont obtenu un tel succès que je suis malheureusement obligé, aujourd’hui, de refuser autant de demandes que je n’en accepte.
Si j’ai institué ce programme de formation sur les communautés chrétiennes, c’est fondamentalement en raison de l’autre dialogue judéo-chrétien fort différent auquel je participe depuis 25 ans, à savoir le dialogue avec les communautés chrétiennes autochtones d’Israël, qui sont minoritaires et, pour la plupart, orientales. Les rapports intenses que j’ai entretenus avec elles quotidiennement pendant les 14 ans où j’ai été à la tête du Service des communautés chrétiennes du ministère israélien des Cultes (1975-1988) m’a permis de relever d’extraordinaires parallèles entre leur histoire et leur lutte pour la vie et celles du peuple juif.
Ce sont mes étroites relations avec ces communautés chrétiennes qui m’ont empêché de me situer exclusivement comme membre d’une minorité ou seulement comme victime dans mon dialogue avec les chrétiens. C’est grâce à elles que j’ai peu à peu pris conscience de la nécessité, voire de l’extrême urgence d’analyser et ma conception et la théologie de l’autre. Aujourd’hui, je suis persuadé que les relations interreligieuses dans ce pays ne peuvent connaître d’avancée significative que si les populations juive et musulmane dominantes changent réellement de mentalité et s’ouvrent sincèrement à ces communautés. Telle est l’opinion que j’ai exprimée pour la première fois en public – non sans une vive inquiétude – lors d’un colloque sur « L’avenir des relations judéo-chrétiennes dans le monde et en Terre Promise/Israël », qui a eu lieu à Jérusalem en février 1997. J’ai alors proposé un ordre du jour radicalement différent pour le dialogue judéo-chrétien dans ce pays. Etant donné que les Actes de ce colloque n’ont jamais été publiés, je reprends ici quelques-unes des propositions que j’ai formulées à cette occasion.
Nous devons étudier attentivement l’histoire des communautés chrétiennes orientales et occidentales du Moyen-Orient. Nous possédons bien des détails sur l’histoire du christianisme qui s’est imposé comme majorité en Occident et connaissons, en particulier, la face sombre de cette histoire. Nous ne savons presque rien en revanche de l’expérience historique radicalement différente des chrétiens de la région, minorité vilipendée et souvent blessée, qui a dû faire preuve d’une volonté particulière et d’une foi extraordinaire pour survivre.
Nous devons nous rendre sensibles à ce qui, dans l’attitude des majorités juive et musulmane, heurte et blesse les chrétiens de ce pays. A cet effet, nous devons étudier de près les multiples usages et termes subtilement anti-chrétiens qui se sont insérés dans notre tradition tout au long des siècles d’enseignement chrétien du mépris et en réaction à cet enseignement. Dans un contexte où nous formons la majorité, nous ne pouvons faire mine de croire à l’innocuité de l’effet cumulé de ces usages et de l’emploi de ces termes; en fait, ils constituent une menace au moins aussi grande pour les minuscules communautés chrétiennes que pour notre propre santé spirituelle et morale.
Nous devons nous efforcer de comprendre la pluralité du christianisme dans le pays où il est né. Méconnaître cette pluralité en y voyant l’expression de mesquines querelles pré-modernes – comme le font d’ailleurs bien des chrétiens occidentaux – équivaut à ne pas faire justice à la grande diversité de ces communautés chrétiennes. Nous perdons ainsi l’occasion d’affronter un pluralisme susceptible de mettre en question certaines des conceptions occidentales et des principes multiculturels auxquels nous tenons tant.
Surtout, nous devons mesurer la profondeur du combat que doivent quotidiennement livrer ces chrétiens pour faire leur place et construire une identité viable dans un milieu moyen-oriental qui est loin d’être ouvert. Si les majorités juive et musulmane ne font aucun geste en leur faveur, ces chrétiens risquent de rester dans une situation, au mieux, précaire et, au pire, intenable.
J’ai signalé que ce n’est pas sans inquiétude que j’ai proposé ce nouvel ordre du jour pour Israël, de peur que l’on en tire la conclusion que, pour moi, le dialogue judéo-chrétien occidental a fait son temps et qu’il convient de le remplacer par un autre dialogue. Telle n’est pas mon optique, car une totale inversion des rôles des minorités et des majorités dans le dialogue occidental en Israël me paraît impossible. S’il est vrai qu’il existe des éléments d’un « enseignement du mépris » dans notre tradition, nous ne portons pas la responsabilité de 2000 ans de persécution chrétienne. En outre, les Eglises chrétiennes orientales ont à peine commencé à s’attaquer aux éléments anti-juifs de leur liturgie et de leur théologie. Et surtout, même si nous représentons bien la majorité dans nos relations avec les minorités chrétiennes du pays, sur tous les autres fronts – dans la région et à l’échelon mondial – nous restons, comme les communautés chrétiennes locales, une minuscule minorité qui dépend du bon vouloir et de la compréhension des majorités chrétienne et musulmane.
Un autre type de dialogue
Au cours des 25 dernières années, j’ai constaté que, dans le dialogue occidental, la minorité juive préfère en général s’en tenir à des questions concrètes découlant des réalités historiques, sociales ou politiques (la lutte contre l’antisémitisme, par exemple), alors que les chrétiens cherchent souvent à donner aux débats une orientation plus théologique. Dans le dialogue qui naît dans ce pays entre des juifs et des représentants des minorités chrétiennes, ces derniers tendent à mettre avant tout à l’ordre du jour leur situation précaire et leurs difficultés quotidiennes, alors que la majorité juive se cantonne prudemment dans des sujets inoffensifs, comme « notre origine abrahamique commune » ou « les valeurs que nous partageons ».
Les échanges que j’ai eus avec des chrétiens occidentaux se sont déroulés pour la plupart dans le cadre de colloques, séminaires ou conférences interreligieuses bien orchestrées. Mon dialogue avec les minorités chrétiennes locales s’est situé, lui, dans le cadre des efforts accomplis pour concilier de manière créative les nécessités quotidiennes des juifs, des chrétiens et des musulmans qui cohabitent dans les étroites frontières de ce pays tout en restant séparés, et c’est à Jérusalem qu’il a connu la plus grande intensité. Le défi que lance ce dialogue trouve sa meilleure expression dans ces quelques mots du Professeur R.J. Zvi Werblowsky:
« Dans sa matérialité peut-être plus irritante qu’édifiante, Jérusalem empêche les relations interreligieuses de flotter dans la stratosphère théologique. Elles ne peuvent même pas être mises sur orbite dans l’atmosphère socio-confessionnelle habituelle. Pour les croyants, Jérusalem est un symbole rempli d’une charge spirituelle, laquelle s’ ‘ incarne’ (pour reprendre un terme de la théologie chrétienne) dans les aspirations, les ambiguïtés, les peurs, les soupçons et les idées qui entourent les réalités politiques. »
Tandis que j’écris ces lignes, fin novembre 1999, à la veille du troisième millénaire chrétien, les médias, en Israël comme à l’étranger, regorgent de reportages sur deux questions sensibles qui illustrent parfaitement les propos du Professeur Werblowsky. La première concerne les tensions inter-confessionnelles ou interreligieuses que suscite le projet de construire un nouvelle mosquée à proximité de la Basilique de l’Annonciation, à Nazareth. L’autre question, qui fait actuellement l’objet de mises au point quotidiennes dans les médias, porte sur le vif débat qui a pour enjeu l’éventuelle ouverture d’une autre sortie à la Basilique de la Résurrection (Eglise du Saint Sépulcre). Dans les deux cas, le gouvernement israélien est dans l’oeil du cyclone. En ce qui concerne la seconde question, l’Autorité palestinienne, à prédominance musulmane, a engagé les responsables des nombreuses communautés chrétiennes qui ont des droits sur le Saint Sépulcre à ne pas céder aux pressions du gouvernement de l’Etat juif en acceptant de ménager une sortie de secours afin d’assurer la sécurité des foules de chrétiens qui viennent visiter le tombeau du Christ, monument auquel on n’accède que par une porte dont une famille musulmane détient les clefs. Le contrôle grammatical de mon traitement de texte me dit que cette dernière phrase est trop longue et compliquée. C’est que mon ordinateur est tout simplement incapable de comprendre la complexité de la syntaxe de Jérusalem.
En général, des questions comme celles que je viens d’évoquer ne figurent pas au menu des dîners ou des débats interreligieux. C’est pourtant ce dont je me suis principalement nourri pendant mes quatorze années à la direction du Service des communautés chrétiennes. Nombreux sont les tenants du dialogue occidental – aussi bien juifs que chrétiens – qui ne prêtent guère d’attention à ces questions « pusillanimes » : or, ce sont ces questions qui mettent véritablement à l’épreuve les relations interreligieuses. A mon sens, le dialogue interreligieux vise non pas à trouver ou à partager l’ultime vérité mais à partager la création de la manière la plus concrète qui soit. Le dialogue interreligieux en Israël consiste essentiellement à rechercher la paix pour Jérusalem au milieu des réalités quotidiennes terre-à-terre et souvent embrouillées de multiples communautés religieuses qui cohabitent tout en vivant séparément.
La reconnaissance mutuelle
C’est à Auschwitz, au cours de l’été 1994, que je me suis plus que jamais rendu compte de la puissance transformatrice du dialogue et des échanges interreligieux dans lesquels je m’étais engagé 25 ans plus tôt, à la suite de mon premier voyage en Europe. Une collègue juive de Jérusalem, psychothérapeute qui s’occupe surtout de rescapés de l’Holocauste et de leurs enfants, et moi-même avions décidé de nous joindre à un groupe de religieuses de Sion originaires de tous les pays du monde pour participer à une conférence sur le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme. Le programme comportait un séjour de quatre jours et quatre nuits à Auschwitz.
Jusqu’à ce jour, je reste incapable de transmettre à ceux qui n’ont pas participé à cette session toute la profondeur de l’expérience qui a été la mienne pendant mon séjour en ce lieu où l’enfer a régné sur la surface de la terre. Il va sans dire qu’une très vive souffrance a dominé cette expérience. Des flots formés par ma souffrance personnelle, celle de mon peuple et celle de l’humanité ont submergé mon être. La grâce rédemptrice a tenu au fait que cette souffrance a été partagée de la manière la plus intime, non seulement entre ma collègue et moi-même mais entre nous et les participants chrétiens.
Au fil des ans, j’ai été amené à établir des liens étroits avec les soeurs de Sion. Une vraie confiance s’est instaurée. C’est au cours de ce voyage en enfer que cette confiance a été soumise à la plus extrême des épreuves. J’ai osé montrer mes blessures et manifester ouvertement mon chagrin. J’ai même laissé des chrétiens m’apporter un réel réconfort. Et, ce qui est peut-être le plus important, je me suis surpris à inciter les chrétiens du groupe à laisser émerger leur propre souffrance et à l’exprimer au cours des brèves séances de dynamique de groupe qui faisaient partie intégrante de la session. Nombreux sont ceux, parmi eux, qui ont commencé par éprouver, dans leur conscience chrétienne, un sentiment de culpabilité à l’idée d’exposer leur souffrance en un tel lieu. De mon côté, j’ai éprouvé le besoin impérieux de les rassurer et même de leur dire de ne pas hésiter à extérioriser les chocs de leur vie. Et c’est ce qu’ils ont fait.
Lors de notre dernière séance de travail de groupe, presque tous les participants ont parlé d’une libération. Pour moi, la libération était surtout liée au degré de reconnaissance mutuelle qui s’était révélé au cours de la session, en particulier pendant notre séjour à Auschwitz. La non reconnaissance de l’autre est à l’origine de tout mal, de toute cruauté et de toute souffrance. Etre reconnu – c’est-à-dire connu et affirmé par l’autre, compris, regardé et aimé – tel est le besoin le plus fondamental de l’homme. Nous avons besoin d’être reconnus par les autres et par Dieu et nous avons besoin de nous percevoir et de percevoir les autres comme des incarnations de Dieu. Dans le dialogue authentique, la reconnaissance mutuelle est à la fois le moyen et la fin.
Un avant-goût des temps messianiques
Ces dernières années, je consacre souvent mon shabbat à des rencontres interreligieuses dans le cadre unique de Jérusalem. Il n’est pas rare que je passe le samedi matin en compagnie d’un groupe de chrétiens: pour les aider à goûter le shabbat et à percevoir la diversité du peuple juif, nous faisons le tour des synagogues nationales pendant les offices du samedi matin. Le samedi après-midi, il m’arrive d’emmener un groupe de juifs dans le quartier chrétien de la Vieille ville pour découvrir les multiples minorités chrétiennes et les anciennes traditions liturgiques occidentales et orientales qui se célèbrent tous les jours dans l’Eglise du Saint Sépulcre.
En réfléchissant au lien étroit qui unit la foi, Israël et le dialogue interreligieux dans ma vie, je me suis aperçu qu’il est à bien des égards le reflet des trois grandes composantes du shabbat. Sans l’un de ces éléments, le shabbat n’aurait pas toute sa plénitude et ne pourrait être un avant-goût des temps messianiques.
Le vendredi soir, l’accent est fortement placé sur la création, à la fois la création du monde et la formation du peuple juif à travers l’Exode. L’office de la veille de shabbat et les célébrations domestiques du shabbat m’offrent un espace où examiner ma foi et ma relation personnelle au Créateur. C’est peut-être dans le cadre privé de la vie de famille que se célèbre le mieux l’intimité de la veille du shabbat.
Le thème central du matin du shabbat est la révélation. Le partage de la révélation est le ciment qui fait d’Israël une communauté de foi. C’est à juste titre que l’on procède à la lecture de la Tora dans le cadre public de la communauté et de la synagogue.
L’après-midi du shabbat nos pensées s’orientent vers la rédemption. On attend et on espère les temps messianiques où doivent advenir la paix et le repos universels. La rédemption n’est pas réservée à Israël: elle est destinée à toutes les nations. C’est pourquoi il me paraît approprié de consacrer du temps à des activités interreligieuses le jour du shabbat puisque, comme l’après-midi du shabbat, le dialogue interreligieux est tendu vers ce jour de l’avenir messianique où « le Seigneur sera un et son Nom unique »
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* Daniel Rossing a été responsable du Service des communautés chrétiennes du ministère israélien des Cultes, et Directeur du Centre Melitz pour la rencontre des chrétiens avec Israël. En ce moment il partage son temps entre l’enseignement et la direction du Service des communautés chrétiennes (Christian Community Desk) à la « Jerusalem Foundation ». [Traduit de l’anglais par C. Le Paire]