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Les malades marginalisèes et le défi du SIDA
Anna Palagi
Principes religieux du judaïsme et efforts de la communauté pour répondre aux besoins de ses membres
I - Principes religieux
Le judaïsme est une manière de vivre (une praxis) qui engage tous les aspects de l'existence individuelle. Celle-ci est scandée, en chacun de ses instants, par des normes réglant ses activités et stimulant la réflexion éthique et religieuse. On comprend alors pourquoi, alors que de nombreuses obligations incombent au juif et en particulier dans les relations sociales, une grande importance soit attribuée aux normes relatives au bikkur holim, la visite des malades.
Attitude juive envers le malade
Le but de la visite au malade est avant tout d'apporter un réconfort, de donner courage et espérance et de soulager les souffrances de celui qui est en état de dépression physique et psychique. A cette démarche, selon la perspective juive, s'attache aussi une valeur religieuse dans la mesure où celle-ci peut être considérée comme un moyen, pour l'être humain, d'agir à l'imitation de Dieu. Dans le récit de la Genèse, on s'en souvient (Gn 18,1-2), n'est-ce pas l'Eternel lui-même qui vient visiter Abraham malade après qu'il se soit soumis au rite de la circoncision? Faisant un lien avec cet épisode et en référence aux paroles de l'Exode: "Je leur ferai connaître les chemins qu'ils devront parcourir", le Talmud note le tait que Moïse avait pour tâche de souligner l'importance de la visite aux malades. Il s'agit, par conséquent, d'une route à suivre, d'un comportement à avoir envers chaque personne et visant à renforcer les liens de fraternité et le concept d'unité entre les êtres humains.
Dans son oeuvre de codification de la Loi juive "Yad Hazzaka", Maimonide résume la norme en ces termes: "Il s'agit d'un précepte positif établi par nos Maîtres, celui de visiter les malades... en tant qu'il est un acte de bonté et de miséricorde dont il est impossible d'évaluer le mérite; il se trouve inclus dans le principe biblique: Tu aimeras ton prochain comme toi-même ou bien: "tout ce que tu voudrais qu'on fasse pour toi, fais-le toi envers ton prochain'.
On raconte aussi dans le Talmud ce que voici: "Il arriva qu'un des élèves de Rabbi Akiba tomba malade. Contrairementàce qu'avaient fait les autres Maîtres, Rabbi Akiba alla lui rendre visite. Du fait que (le Maître) l'ait ainsi honoré et qu'il ait profité de la visite pour pourvoir à ses besoins et mettre toutes choses en ordre autour de lui, l'état du malade s'améliora. Ce dernier s'écria en effet: ô mon Maître, tu m'as rendu la vie! A partir de ce jour, Rabbi Akiba donna un enseignement qui lui était propre: Quiconque ne va pas visiter les malades, c'est comme s'il commettait un homicide (Talm. Bab. Nedarim 40a).
La visite doit être une manière de manifester honneur et respect, et elle doit être comprise ainsi par le malade; elle doit concourir en toute honnêteté et vérité à ce que le malade surmonte l'état d'isolement psychologique et social où il se trouve, tendant à ce que celui-ci se réinsère dans le tissu social avec l'honneur et la dignité qui lui sont dûs.
Il faut que ce soit un acte qui soulage et soutienne le malade et qui, le libérant de l'état de douleur et de souffrance où il se trouve, l'empêche de retomber ensuite. Dans cette ligne, la littérature juive insiste beaucoup, par exemple, sur la normalité et la chaleur des rapports humains qui doivent s'établir entre le visiteur et le malade, en évitant de faire régner autour de ce dernier une atmosphère de drame et de tension. La visite doit avoir aussi pour but des actes concrets, permettant que le malade retrouve les conditions d'aise et de confort qui lui sont familières et qu'il souffre moins d'être privé de ses habitudes et loin de son milieu habituel.
Maladie et faute
Ce que nous avons dit jusqu'ici concerne l'attitude et la manière d'agir que le judaïsme conseille d'adopter envers le malade, au sens général du terme. Quand cependant la maladie ne se présente plus seulement comme un état de santé, mais qu'elle attire l'attention sur la conduite de qui l'a contractée, voilà que se pose de nouveau le difficile problème des relations entre le péché et la maladie.
La diffusion du SIDA pose de nouveau de nos jours, de manière déconcertante, cette question. Les situations à risque du SIDA proviennent en effet, dans la majorité des cas, de comportements tels que l'homosexualité, la proximité sexuelle ou l'usage de drogues fortes, que le judaïsme juge avec plus ou moins de sévérité. Le caractère délicat du problème et ses implications peuvent susciter la tentation de porter des jugements moraux et de voir entre le péché et la maladie une relation de cause à effet (cette dernière interprétation tient une place importante dans la pensée rabbinique). Mais comme il n'y a pas lieu de traiter ici de ce difficile problème qui remet en question le rôle même du docteur et de la médecine, il nous a paru utile de rapporter ici le point de vue exprimé par le rabbin Riccardo Di Segni dans son article intitulé "Guérir est chose divine":1 "Au plan fondamental, le tait qu'il existe un rapport supposé entre péché et maladie ne doit pas interférer dans le domaine pratique qui est celui de la recherche scientifique, de l'intervention thérapeutique et, en termes plus larges, de la solidarité sociale. Le fait qu'une personne souffre n'autorise pas, dans le judaïsme, sa condamnation et sa marginalisation. La maladie est déjà une souffrance suffisante sur laquelle nous n'avons pas à nous acharner avec nos remontrances pseudomorales, mais qui nous oblige à intervenir".
II. Comment répond la communauté
Rôle du Service social
Avant d'examiner le problème posé par les maladies isolant ceux qui en sont atteints, il est bon de rappeler que le Service social est l'institution officielle créée par la communauté juive pour répondre aux exigences et aux problèmes des personnes qui s'y adressent et le reconnaissent. Quand on veut donc savoir comment la communauté fait face aux situations difficiles se découvrant en son sein, il sera normal de considérer d'abord les activités de cette institution et les services rendus.
Par bonheur, le SIDA est encore "inconnu" dans la communauté juive de Rome; mais de même que le phénomène de la drogue n'a fait son apparition dans la collectivité juive de Rome qu'avec 10 ou 15 ans de retard sur le reste de la société, il est possible que le phénomène du SIDA, étroitement lié à celui de la drogue, se manifeste tôt ou tard avec ses conséquences dramatiques. Il n'est cependant pas impossible que le SIDA ait déjà fait ses premières victimes, mais que le phénomène se soit limité à quelques cas isolés que les familles auraient entourés d'un mur de protection.
La communauté juive de Rome n'a pas de centre sanitaire propre pour la prévention, le diagnostic et le traitement des maladies. Aussi les membres des familles touchées par le problème du SIDA ne trouvent-ils pas dans la communauté un point de référence et sont-ils obligés de s'adresser aux structures sanitaires publiques; c'est pourquoi aussi, faute d'un filtre sanitaire, nous n'avons pas connaissance du phénomène.
Par ailleurs, pour les motifs dont nous allons parler, le Service social de la communauté juive pourrait être le lieu de référence le plus adapté pour les malades du SIDA, même s'il n'a pas actuellement le personnel et les structures spécialisées. Le personnel du Service social pourrait en effet orienter les personnes intéressées vers les centres spécialisés, les suivre dans les phases chroniques de la maladie, les aider à la réinsertion sociale, apporter un soutien psychologique aux autres membres de la famille, leur procurer une aide religieuse.
Divers degrés de marginalisation
Face à la disponibilité du Service social, il reste le problème d'entrer en relations avec le malade du SIDA. La plus grande difficulté pour lui est, en effet, de dépasser la honte qu'il ressent devant cette maladie et la peur qu'il a de ses conséquences. C'est seulement quand il aura fait ce pas que le problème cessera d'être une affaire individuelle, mais sera pris en charge par toute la communauté.
D'autres maladies tendant à marginaliser et à exclure la personne de son contexte de vie et de relations ont été l'objet, au cours des années, de l'attention et de l'aide professionnelle des membres du Service social: la maladie mentale par exemple et, à bien moins grande échelle, la toxico-dépendance. Il ne nous revient pas ici d'en analyser les causes; ce qui nous intéresse, c'est d'en découvrir certains aspects pouvant aider à comprendre les relations qui existent entre la maladie, l'individu et la collectivité à laquelle il appartient.
En ce qui concerne les malades mentaux, il s'est révélé qu'il y a entre eux un facteur commun, quels que soit la nature ou la gravité de leur mal, leur âge, leur sexe et leur nationalité: tous conservent, et ont conservé même après des dizaines d'années d'hospitalisation, le sens de leur identité juive et de leur lien avec la communauté. Les formes sous lesquelles se manifeste un tel lien varient selon les conditions de vie des intéressés: pour ceux qui vivent de façon autonome ou avec leurs familles, ce lien peut se manifester dans le fait de passer "physiquement" la journée dans le quartier juif, en interaction continuelle (sinon toujours pacifique) avec les gens du coin. Pour ceux à qui est réservé le triste sort de se trouver dans un hôpital psychiatrique et d'y être toujours resté, le lien avec la religion est évidemment abstrait.
Un exemple, à ce sujet, pourra être éclairant: une dame âgée étrangère, entrée à l'hôpital psychiatrique en 1954 et devenue complètement passive du fait des structures, et aussi de sa cécité, ne manquait pas de rappeler à l'assistante sociale venant la visiter la fête juive la plus proche ou celle qui venait de se terminer, dernier lien qu'elle conservait intérieurement avec la réalité.
Développer les tiens de solidarité
En tant qu'ensemble d'individus, la collectivité arrive en général à "porter" les difficultés psychologiques de quelques-uns de ses membres, dans la mesure où elles sont limitées et partagées entre beaucoup de gens. Il existe en effet des réponses de solidarité individuelle qui, dans une ambiance communautaire, jouent un rôle complémentaire par rapport à celles de l'institution. Il y a d'ailleurs une différence entre la relation à la collectivité d'un malade mental et celle d'un toxico-dépendant. Si le malade mental est généralement accepté tel qu'il est, l'attitude est bien différente face au toxicomane qui cherche à nier son mal en donnant de lui-même une image différente de ce qu'il est en réalité. L'expérience prouve que les affirmations et les intentions du toxicomane demeurent souvent au niveau de simples déclarations verbales, alors que son attitude de transgression vient justement de la rupture des liens de solidarité avec le tissu social ambiant. L'ambiguïté de sa conduite ne peut qu'éveiller, dans son groupe de référence, des sentiments de méfiance, sinon de peur, orientant vers une réaction de refus plutôt que d'acceptation.
Cette question est cruciale pour le sujet qui nous intéresse: on peut raisonnablement imaginer que des sentiments analogues s'éveillent quand il s'agit du SIDA. Dans le cas des toxicomanes, le Service social a choisi d'oeuvrer par l'intermédiaire de la famille, de façon à établir indirectement des rapports avec la personne qui en a besoin, lui apportant l'aide sociale, psychologique et économique la plus adaptée pour résoudre son problème spécifique. En ce qui concerne le SIDA, au cas où le problème se présenterait, le comportement de la communauté ne pourrait être qu'analogue, orientant son action tant en faveur de la personne éprouvée que de sa famille.
Reste cependant, de manière générale, la question de savoir comment développer au niveau de la collectivité l'attitude d'accueil et de solidarité prescrite par le judaïsme envers celui qui souffre, quelles que soient les causes ayant engendré la souffrance.
Note* Anna Palagi est une assistante sociale juive qui travaille depuis plus de 10 ans au Service social de la communauté juive de Rome (Service créé en 1885). La première partie de son article (qui est traduit de l'italien) est le fruit (rune interview que lui a aimablement accordée le rabbin Abramo Planet la seconde partie reflète son expérience propre.
1. Di Segni A.S.: ''Guarire è cosa divine" in Torah Chajim, Quaderni di allualità ebraica. N° 121 (Teveth 5748-1988).