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SIDIC Periodical VII - 1974/2
L'Holocauste (Pages 25 - 29)

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Théologiens de I' Holocauste
Catherine Hargrove, R.S.C.J.

 

La récente publication de l'étude de Claire Catherine Huchet Bishop, « How Catholics Look at Jews », prouve une fois de plus que depuis Vatican II il y a eu un changement existentiel notable dans les relations entre juifs et chrétiens. Dans le contexte de l'évolution de notre civilisation séculaire, Mme Bishop indique que toutes ses enquêtes portant sur l'enseignement italien, espagnol et français ne contiennent aucune mention des six millions de juifs massacrés par Hitler. Aussi, profondément concernée comme personne humaine, elle pose cette question à ses lecteurs: « A moins d'aborder Auschwitz dans l'enseignement chrétien, comment osons-nous parler de dialogue, de rencontre et de réconciliation avec les juifs? » (1).

Il y a quelques années en face du problème d'Auschwitz, une bonne quantité de chrétiens se seraient contentés de discuter les actes odieux de Hitler dans une atmosphère clinique d'académiciens. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui. Les tensions de la situation actuelle avec ses menaces de génocide renouvelé rendent impossible cette espèce d'échappatoire. C'est la raison pour laquelle nous écoutons si attentivement les voix des « théologiens de l'Holocauste » en essayant de trouver en eux des réponses valables à ce qui est en train de se passer sur la scène contemporaine.

Bien que Jacob Neusner affirme que « les thèlogiens juifs déservent les fidèles en proclamant qu'Auschwith marque un 'tournant' comme dans le cas de Rubenstein, ou 'un nouveau commencement' comme dans celui de Fackenheim » (2) c'est un impératif pour les goyim d'aujourd'hui de saisir leur message. Mot-clef ou non, Auschwitz conjure la sombre haine qu'est l'antisémitisme. Pour ceux d'entre nous qui se trouvent à l'extérieur de la tradition juive, le choc d'un regard, même indirect, sur la déchéance humaine peut être thérapeutique. Quoi que Neusner puisse trouver de nuisible dans l'enseignement de ces hommes quand ils présentent les dimensions religieuses de la Solution finale, il est nécessaire d'être attentif à ce qu'ils ont à nous dire. Autrement, il nous sera impossible de réaliser pour notre part les changements qu'ils réclament de notre tradition qui a permis l'apparition d'un tel mal.

C'est à partir de sa connaissance personnelle d'Hitler qu'Emile Fackenheim donne une réponse à la problématique d'Auschwitz. En même temps qu'il recule devant la mémoire des horreurs dont il témoigne, des tragédies qu'il a eues à vivre, il met l'accent sur la vérité telle qu'il la voit actuellement, à savoir « que le survivant devient petit à petit le paradigme du peuple juif tout entier » (3). Si nous lisons correctement, nous avons à nous saisir de la connexion qu'il établit entre la destruction des juifs d'Europe et le témoignage collectif durable que représente l'Etat d'Israël. « 'Am Israël Haï » affirme-t-il; oui, le peuple d'Israël vit parce que le modèle de l'héroïsme d'Israël a été forgé dans le feu des camps de la mort.

Comme survivant, Fackenheim adresse un plaidoyer à tout homme pour l'inciter à affronter l'avenir avec une confiance indéfectible, inébranlable en une fidélité à Dieu qui demeure. Ferme dans sa croyance juive que Dieu reste présent dans l'histoire, il exhorte ses corréligionnaires à considérer que:

« Les juifs n'ont pas le droit de donner à Hitler des victoires posthumes. Ils ont le devoir de survivre comme juifs, sinon le peuple juif va périr. Ils ont le devoir de se souvenir des victimes d'Auschwitz sinon leur mémoire va disparaître. Ils ont l'interdiction de désespérer de l'homme et du monde et de s'évader soit dans le cynisme soit dans la superficialité, sinon ils travaillent à livrer le monde aux forces d'Auschwitz. Finalement, ils ont l'interdiction de désespérer du Dieu d'Israël sinon le judaïsme va périr ». (4)

Etant donnée la situation religieuse des juifs d'Amérique avant et après la seconde guerre mondiale, Neusner sera peut-être, malgré lui, d'accord avec Fackenheim sur le fait que l'un des nombreux résultats du massacre des juifs innocents a été un nouveau commencement.

Un exemple parmi beaucoup d'autres de ce renouveau est perceptible dans un sermon d'Eugène Borowitz, intitulé « Auschwitz et la mort de Dieu ». Presque comme s'il réagissait à « Voice of Auschwitz » de Fackenheim, il demande:

« Les juifs ont connu Dieu à travers leur histoire, mais que pourrions-nous dire de sa présence dans l'histoire juive des années récentes? Où était-il quand Hitler fit ce qu'aucun homme n'aurait jamais dû faire? Pourquoi ne s'est-il pas révélé lui-même à un peuple qui le suppliait, à un peuple abandonné qui aurait pu mourir en triomphe si seulement il avait pu être certain qu'il mourait en son nom? ». (5)

Il ne s'agit pas ici des échos, usés par le temps, des désillusions d'Elie Wiesel ou de l'amertune corrosive de l'affliction de Wdowinski. C'est plutôt l'impressionnante beauté de la foi qui mûrit en espoir parce que:

« ...Le peuple juif sait que l'histoire est plus que la maison de servitude. Nous sommes nés comme peuple en Egypte et nous nous sommes engagés nous-mêmes pour Dieu au Sinaï de sorte que le message de la rédemption, quelque sombre et obscur qu'il puisse être ici ou là, ne soit jamais oublié •parmi les hommes. Aussi longtemps que nous sommes dans l'histoire, fidèles à Dieu, les hommes ne peuvent ignorer Dieu. » (6)

Rubenstein prend une position complètement différente de celle de Fackenheim aussi bien que de celle de Borowitz. Pour lui, il n'y a pas de voix autorisée qui sorte des chambres à gaz. Et, apparemment, pas davantage de sursaut de prière comme celui par lequel Borowitz termine son exhortation: « Pardonnez-nous, Seigneur, d'avoir failli si souvent et accordez-nous le courage de témoigner de Vous dans tout ce que nous faisons. Amen. » (7) Cependant, en dépit des accusations de négativisme et de nihilisme soulevés contre lui, il a sa confiance prophétique personnelle:

« ...La théologie juive traditionnelle persiste à croire que Dieu est l'ultime, le tout-puissant acteur dans le drame de l'histoire. Elle a interprété chaque catastrophe majeure comme le châtiment de Dieu à l'égard des péchés d'Israël.

« Je n'arrive pas à voir comment cette position peut être maintenue sans regarder Hitler et les SS commes des instruments de la volonté de Dieu. L'agonie des juifs d'Europe ne peut pas être assimilée au témoignage de Job. Pour voir un dessein quelconque dans les camps de la mort, le croyant traditionnel est obligé de regarder la plus démoniaque et inhumaine explosion de toute l'histoire comme l'expression significative du dessein de Dieu. Cette idée est tout simplement trop injurieuse pour que je l'accepte ». (8)

Quoi que ses critiques aient à dire contre lui, il leur faut admettre qu'il a aidé à transformer la théologie inoffensive, sans risques, du « problème du mal » en une polémique brûlante sur le « mal absolu ». Cette insistance sur le caractère absolu de l'Holocauste signifie que, pour Rubenstein, la Solution finale d'Hitler a créé un type de malice unique dans les annales de l'humanité. Il signifie aussi pour lui que les événements des camps de la mort, pris en particulier ou pris dans leur totalité, sont le centre de son intérêt. Il ne tente pas de faire des prédictions heureuses pour un avenir heureux, mais il nous étonne, en déclarant:
« Personne n'a su comme nous l'avons expérimenté combien, en vérité, Dieu, dans sa sainteté met à mort ceux à qui il donne la vie. C'est un savoir qui nous a libérés au moins comme survivants, et tous les juifs de partout se considèrent comme l'ayant échappé belle de justesse, qu'ils soient nés en Europe ou ailleurs. Nous avons perdu toute possibilité de déception. Nous n'attendons absolument plus rien de Dieu et des hommes et nous nous réjouissons de tout ce que nous recevons. Nous avons appris la vanité de toute prétention humaine. Aucun peuple ne sait, comme nous, combien l'homme est un néant insignifiant devant la redoutable et terrible majesté de Dieu. Nous acceptons notre néant — oui — et même nous nous en réjouissons, parce que en découvrant notre néant, nous nous sommes trouvés nous-mêmes et ce Dieu qui seul subsiste vraiment. » (9)

Si Neusner interprète le « tournant » pris par Rubenstein comme un mariage entre la piété de François d'Assise et le mysticisme de Jean de la Croix, nous voulons bien aller dans ce sens.

Compte tenu d'une différence de base dans le raisonnement théologique, Fackenheim s'attaque à Rubenstein sur le terrain où le rejet de la divine providence par ce dernier risque de saper l'unité juive sur ce point critique de son développement. Rubenstein, de son côté, soutient que nulle part dans les oeuvres de Fackenheim, il ne découvre un essai effectif pour faire face aux implications contenues dans le truisme: « six millions de morts ne peuvent être passés sous silence » (10). Le douloureux impact de cette réalité traumatisante n'a jamais fait faire à Fackenheim des déclarations du genre de celles de Rubenstein:
« Plus on étudie les déclarations classiques du christianisme sur les juifs et sur le judaïsme en reprenant en même temps la terrible histoire de la période nazie, plus on est pressé de se demander s'il y a quelque chose dans la philosophie chrétienne de l'histoire, qui, poussé à l'extrême en métaphysique, ne finisse par la justification de l'extermination des juifs, voire de l'incitation à cette extermination. » (11)

Nous savons, d'après la préface pénétrante de Rubenstein au livre classique de Alan T. Davies, « Anti-Semitism and the Christian Mind » (12), qu'il peut facilement apporter des documents pour répondre à la question de l'enseignement du mépris. Ce que nous ne savons pas encore, c'est comment il réagit aux questions de ses pairs dans le monde juif pour distinguer entre une culpabilité démoniaque et une culpabilité constructive. Selon leur interprétation des faits, une culpabilité démoniaque pourrait seulement attiser l'antisémitisme. Toute exploitation de la culpabilité démoniaque des chrétiens n'est pas seulement dépourvue de sens, mais ce serait une chose vile. Une culpabilité constructive, au contraire, pourrait laver la conscience chrétienne, si les membres de l'alliance juive acceptent l'idée que l'antisémitisme des années 1933-1945 n'est pas une maladie endémique de la foi chrétienne. Pour des chrétiens, prétendre que eux seuls portent la responsabilité de l'incendie nazi serait prétendre que leur église est toute-puissante. Tel n'est évidemment pas le cas. Pour des chrétiens, isoler la mort de six millions de juifs de la mort de sept millions de chrétiens serait nier les liens de la fraternité humaine » (13).

Michael Wyschgorod souscrit vigoureusement à cette approche du dialogue judéo-chrétien contemporain. Quelles que soient les accusations portées contre l'église pour son silence et son non-engagement, il précise qu'il se sent davantage en sécurité dans un monde chrétien que dans un monde païen. Supportant, comme nous tous, les syndromes de la sécularisation de ces décades, il est sans illusion sur la possibilité d'une guerre nucléaire. Mais, convaincu du fait que « la voix du prophète est plus forte que la voix des camps de concentration », il souhaite que nous tous, quelle que soit notre tradition, nous retrouvions la vérité sur les souffrances d'Israël.

Son raisonnement est que, à travers les millénaires de son existence, bien que le lot de son peuple ait été, bien souvent, de souffrir l'agonie, ceci n'a jamais atteint le coeur du judaïsme. Le deuil, dans le Siddur, est réservé « aux jours de fêtes mineures ». Le coeur de la croyance juive a toujours été et demeurera, en dépit de l'Holocauste, la joyeuse proclamation de la Pâque, de Hanukhah et de Purim. Ainsi il est écrit:
« Le Dieu d'Israël est un Dieu qui rachète; ceci est le seul message que nous sommes autorisés à proclamer, même s'il n'en est pas ainsi aux yeux des incroyants. Même si l'Holocauste cessait d'être périphérique pour la foi d'Israël, même s'il entrait dans le Saint des saints et devenait la voix dominante entendue par Israël, il ne pourrait être qu'une voix infernale. Il n'y a pas de salut à attendre de l'Holocauste, pas de judaïsme défaillant qui puisse revivre de lui, pas de nouvelle raison pour la continuité du peuple juif qui puisse être trouvée en lui. » (14)

L'Holocauste est-il alors un phénomène périphérique du judaïsme? Habitués comme nous le sommes à l'énormité de la haine de Hitler, cette insistance de Wychgorod pourrait sans doute être le rappel de deux points essentiels de clarification. Le premier est que l'Holocauste était « un sacrifice qui est complètement brûlé et par conséquent considéré comme particulièrment saint ». Le second est que « cette offrande totalement consumée était la seule offrande acceptée par les non-juifs ». Voici pour nous une étrange consolation, une confirmation sans équivoque comme quoi Wyschgorod, à sa manière, prend sa place dans la tradition classique du judaïsme biblique.

Sur cette tradition, Neusner base sa critique des théologiens qui, depuis 1945 jusqu'à environ 1965 « ont écrit comme si rien n'était arrivé, mais pour imposer une nouvelle perspective à tout le passé de l'expérience juive ». Dans son livre Understanding Jewish Theology, Claire Huchet Bishop pourrait trouver, presque à chaque page, des réponses analogues aux problème qu'elle soulève à propos de How Catholics Look at Jews. Il est éclairant de lire son énergique conclusion et ensuite de se reporter lentement aux dimensions presque apocalyptiques de la Weltanschauung de Neusner. Alors que son équipe de chercheurs à Louvain et à l'Université Pro Deo a détecté avec une évidence croissante que « l'antisémitisme est le plus absolu et le plus gigantesque préjugé qui soit », Mme Bishop affirme: « Nous devons poursuivre notre effort, dans le ferme espoir que la réconciliation entre chrétiens et juifs nous conduise à la pleine acceptation de `l'autre' quel qu'il soit ».

A l'égard de 'l'autre' Neusner révèle la qualité universelle de cette tendresse qui ressemble à une semence d'éternité dans le coeur humain. En effet, il envisage le christianisme aujourd'hui comme une entrée dans l'exil:
« entrer dans le temps de l'exil, il n'y a pas grand chose à craindre, si les chrétiens sont prêts à affirmer leur foi dans la foi... Le christianisme entre dans la situation juive, il n'y a donc rien à craindre pour son avenir. La Golah n'est pas une situation que l'on choisit mais que l'on accepte de la main de Dieu comme un test de la foi et une occasion de régénération et de purification. Nous n'avons pas choisi de partir pour l'exil, pas plus que les chrétiens n'auraient choisi d'abandonner le monde. Partis pour l'exil, ayant abandonné le monde, les juifs et les chrétiens, comme eux, pourront découvrir de nouvelles ressources de foi, de nouvelles possibilités de sanctification plus qu'ils ne savaient en avoir » (20).

Ce n'est pas l'un des plus grands paradoxes de la théologie de l'Holocauste que le fait qu'il rappelle ainsi au peuple de Dieu ces paroles: « Moi, l'Eternel, je t'ai appelé pour la justice et je te prends par la main; je te protège et je t'établis pour le rassemblement des peuples et la lumière des nations; pour dessiller les yeux frappés de cécité, pour tirer le captif de la prison, du cachot ceux qui vivent dans les ténèbres » (Isaïe
42, 6-7).


(1) Claire Huchet Bishop, How Catholics Look at (2) Jacob Neusner, Understanding Jewish Theology;
(2) Jews, New York, Paulist Press, 1974, pp. 98. New York, Ktav, 1973, pp. 193.
(3) Ibidem, citant Emil Fackenheim, p. 172.
(4) Emil Fackenheim, God's Presence in History, New York, New York University Press, 1970, p. 84.
(5) Eugène B. Borowitz, How Can a Jew Speak of Faith Today?, Philadelphie, The Westminster Press, 1969, p. 33.
{6) Ibidem p. 34.
(7) Ibidem p. 35.
(8) Neusner, op. cit. p. 185 citant Richard L. Rubenstein, After Auschwitz, pp. 153-154.
(9) Ibidem p. 186.
(10) Alan T. Davies, Antisemitism and the Christian Mind, New York, Herder & Herder, p. 35 citant Rubenstein, After Auschwitz.
(11) Ibidem p. 125, citant Richard L. Rubenstein, « Jews, Christians and Magic » Christianity and Crisis, vol. XXIII, n. 7, avril, 1962, p. 62.
(9) Ibidem p. 186.
(10) Alan T. Davies, Antisemitism and the Christian Mind, New York, Herder & Herder, p. 35 citant Rubenstein, After Auschwitz.
(11) Ibidem p. 125, citant Richard L. Rubenstein, « Jews, Christians and Magic » Christianity and Crisis, vol. XXIII, n. 7, avril, 1962, p. 62.
(12) Ibidem pp. 7-14.
(13) D'après des notes inédites de la Conférence sur le combat de l'église et l'Holocauste, NCCJ, 1974.
(14) Neusner, op. cit. p. 190.
(15) The Encyclopedia of the Jewish Religion, éditée par Dr. R.J. Zwi Werblowsky et Dr. Geoffrey Wigoder, New York, Rinehart and Winston, Inc. 1965, p. 77.
(16) Ibidem.
(17) Neusner, op. cit. p. 191.
(18) Bishop, op. cit. p. 128. .
(19) Ibidem.
(20) Neusner, op. cit. p. 264.

 

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