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Les Divisions entre Chrétiens au Regard du Fait Juif
Cl.-E. Florivival
Dans un numéro consacré à exposer au lecteur chrétien la complexité du judaïsme et d'en présenter les différents courants, il n'a pas paru inutile de proposer une réflexion, inverse et parallèle, sur les divisions qui séparent les chrétiens entre eux et sur la signification qu'elle peut revêtir au regard de la séparation qui oppose juifs et chrétiens depuis vingt siècles.
Tout naturellement, en effet, l'imagination est encline aux stéréotypes et aux simplifications dans sa représentation spontanée des autres — de l'autre. On peut avoir une conscience aiguë de la complexité des choses qui nous concernent, et n'avoir pas le moindre soupçon qu'il puisse en aller de même pour ce qui affecte l'autre.
C'est ainsi, j'imagine, que pour un grand nombre de juifs — et de ceux-là mêmes qui vivent depuis des siècles dans le « monde chrétien », celui-ci doit se représenter comme un univers quasi uniforme sur le plan religieux: celui de la « civilisation chrétienne » et du « christianisme », abstraction faite de l'extraordinaire complexité qui y diversifie et y oppose l'Orient et l'Occident, le Nord et le Sud, le passé et le présent.
Comment s'en étonner, si l'on songe que, d'une façon ou d'une autre, le juif y a été généralement l'objet d'un même ostracisme, d'une même hostilité globale, diffuse ou déclarée, à travers les âges et les méridiens? Pour le juif, s'il y a opposition, ce n'est pas à l'intérieur du « monde chrétien », c'est entre celui-ci, pris indistinctement, et le judaïsme, et cela depuis près de vingt siècles.
I - Constatation d'un fait
Un besoin de symétrie dans l'antithèse ferait présumer qu'il en va de même du côté 'chrétien, quitte à intervertir les termes. Et pourtant tel n'en est pas le fait. Certes, le chrétien n'a pas la moindre idée de la complexité du judaïsme et de ses différents courants, et moins encore que le juif ne l'a de la complexité chrétienne. Mais ce qui mérite d'être réfléchi, c'est qu'au lieu que pour le juif, l'autre, c'est d'abord le chrétien (bien plus profondément sans doute que l'arabe), pour le chrétien au contraire, l'autre, c'est tout naturellement, selon les cas, les lieux et les moments, le « tout autre »: le païen qui ignore le Dieu Vivant et l'athée qui le nie, — ou le « même » devenu autre: ce chrétien de l'autre bord qu'est l'hérétique. Entre ces deux extrêmes, le juif occupe bien peu de place dans la conscience religieuse du chrétien.
Il ne s'agit pas de minimiser ici la place qu'a prise l'antisémitisme dans la tradition chrétienne. Mais depuis bien longtemps — on voudrait ne pas céder à l'humour noir en le précisant — les chrétiens en sont beaucoup moins conscients que leurs victimes. Pour le chrétien, la prise de conscience de soi s'opère non par opposition aux juifs, dont il ne sait quasi plus rien du point de vue religieux, mais par opposition aux hérétiques (« protestants » ou « papistes » selon le cas) et aux athées.
La chose est manifeste au niveau de l'expérience vécue comme au niveau de l'enseignement de la foi: C'est « nous » qui avons la foi; ceux qui ne l'ont pas, ce sont les incroyants. C'est « nous » qui avons la vraie foi, et sommes de la véritable Eglise; ceux qui n'en sont pas sont les hérétiques des autres confessions chrétiennes. Qui pense encore concrètement à « l'infidélité » de la Synagogue — cette abstraction dont le sens se perd dans les brumes d'un lointain passé?
Du reste, l'histoire confirme cette impression immédiate. Passés les premiers siècles de l'ère chrétienne où la polémique se partage, du point de vue chrétien, entre la lutte contre le judaïsme et celle contre le paganisme, c'est progressivement la lutte contre l'hérésie qui occupe jusqu'à l'absorber presque complètement le champ de la conscience chrétienne et qui se concrétise sur les champs de bataille. La Voie Lactée de Bufluel l'illustre cruellement. Les guerres de religion sont menées presque uniquement entre chrétiens, sous le couvert de la défense de la foi. Les croisades elles-mêmes furent presque autant menées contre l'Orient orthodoxe que contre l'Islam. Quant aux marannes, on en ignore jusqu'au nom.
Aujourd'hui même, en dépit de sa nouveauté, l'oecuménisme n'a pas changé fondamentalement cette situation. Né du scandale de la division et des rivalités entre les confessions chrétiennes, il n'a toujours pas réussi, après plus d'un demi-siècle, à rallier toutes les confessions ou Eglises chrétiennes ni à un mouvement unique, ni à l'idée même de l'oecuménisme. Là où il est reconnu dans sa quête d'unité et de réconciliation entre chrétiens, il apparaît avant tout comme un travail d'approche et comme une espérance. Le Conseil OEcuménique des Eglises — dont l'Eglise Catholique ne fait toujours pas partie, et qui se défend d'autre part d'être une « super-Eglise » — groupe pour le moment 240 Eglises membres, encore très conscientes des différences souvent considérables qui continuent de les distinguer ou de les opposer entre elles. Bref, en dépit de son dynamisme, l'oecuménisme continue de se heurter à de fortes résistance, assez ancrées dans la conscience des fidèles pour faire obstacle non seulement à l'exigence évangélique d'unité dans la charité, mais même à l'exigence historique et sociologique d'unité pour le témoignage de la foi vis-à-vis du monde non chrétien et surtout de l'athéisme.
Il - Deux types de divisions
Il ne suffit pas de constater le fait de la division entre chrétiens et son analogie avec les différences qui affectent le judaïsme; encore faut-il définir cette analogie. Faute de pouvoir dresser ici un tableau comparatif de ces différences et de ces divisions, contentons-nous d'en dégager la signification la plus obvie.
De quelque façon qu'on les définisse, les tensions entre courants rivaux ou divergents affectent le judaïsme tout au long de son histoire: divisions politiques au temps de la royauté (Israël et Juda), oppositions religieuses dans le judaïsme post-exilique jusqu'à la chute du Temple (sadducéisme, pharisaïsme, essénisme...) différences culturelles et cultuelles dans l'antiquité (judaïsme palestinen et diaspora) ou du Moyen Age aux Temps Modernes (traditions ashkenaz et sépharad), divisions culturelles et religieuses consécutives à l'émancipation et à la sécularisation (orthodoxes, conservateurs, libéraux), tension politico-religieuse relative à l'instauration de l'Etat d'Isarèl (judaïsme et sionisme).
Cependant, ce qui frappe l'observateur, c'est qu'en dépit de toute leur acuité ou de leur complexité — éthique, nationale, religieuse, culturelle, politique — ces divisions et ces tensions se maintiennent circonscrites à l'intérieur d'une tradition fondamentalement une, dans la conscience sans cesse ravivée d'une commune appartenance à la vocation, au destin ou tout simplement à la réalité socio-historique indivisible et continue du peuple juif. Que cette réalité se trouve menacée dans sa spécificité ou dans son intégrité, et toutes les divergences s'estompent pour la défense de l'héritage commun et de sa mission dans le monde, de quelque manière que chacun se la représente.
Dans le christianisme au contraire, les divisions jouent un rôle infiniment plus subversif. Dès les premiers siècles, elles font éclater la communauté en Eglises et confessions opposées et rivales, et elles les confrontent en luttes souvent inexpiables. Il suffit d'évoquer les grands schismes, avec l'arianisme, les Eglises non chalcédoniennes, le « schisme d'Orient » (ou d'Occident), la Réforme, pour voir à quel point, tout au long de leur histoire, les divergences religieuses entre chrétiens les ont opposés en luttes politiques et bien souvent militaires, en même temps que leurs divisions politiques se sont souvent traduites en irréductibilités religieuses. C'est en climat chrétien que l'on parle de rabbies theologica — de haine théologique.
On en vient donc à ce paradoxe que dans le judaïsme, si souvent caractérisé en termes de particularisme, les divisions demeurent intérieures et relatives à l'unité fondamentale du Peuple —celle de l'Election et de l'Alliance —, alors que dans le christianisme, où la tradition héritée du judaïsme entend s'universaliser à tous les peuples indistinctement, les divisions s'extériorisent en séparant et en opposant les unes aux autres les différentes confessions chrétiennes. En dépit d'une exigence fondamentale et constitutive d'unité (« Qu'ils soient un, Père, comme nous sommes un » Jean 17), les chrétiens n'ont pas de communauté historique concrète capable de surmonter ou d'englober Ieurs différences et de concrétiser leur communion en transcendant leurs divisions.
III - Signification de cette différence
Certes, on peut en rendre compte dans une certaine mesure d'un point de vue sociologique: les divisions peuvent être contenues au sein des minorités tant que celles-ci se sentent menacées dans leur existence ou dans leur spécificité par l'hostilité du milieu ambiant. Elles éclatent au contraire avec la conquête du pouvoir, et d'autant plus profondément que celui-ci s'universalise.
Mais l'analyse sociologique ne se suffit jamais à elle-même, pour la bonne raison que les sociétés ne peuvent s'abstraire du schème culturel qui leur donne de se représenter et de prendre corps. En l'occurrence, le « particularisme » d'Israël comme « l'universalisme » chrétien se réclament chacun d'un système culturel, et finalement de la structure d'une foi qui définit leur spécificité, et c'est jusqu'à celle-ci qu'il nous faut remonter pour chercher à comprendre les différences qui opposent leurs manifestations respectives.
A cet égard, deux traits peuvent définir l'unité spécifique du judaïsme: Sans doute celle-ci trouve-t-elle son point de référence fondamental au niveau de la foi, dans la confession de l'Unique, elle-même vécue dans l'étude et l'observance de la Torah. Mais de par cette foi même, elle s'enracine concrètement dans l'Election, comme celle-ci dans la réalité vivante du Peuple d'Israël en tant que descendance d'Abraham.
C'est dire que toutes les divisions et tensions qui affectent le judaïsme ne réussissent pas à porter atteinte à sa réalité concrète ni donc à son unité fondamentale de peuple. On peut renier sa foi, Dieu et l'Alliance, on demeure de son peuple dès qu'on appartient à la descendance d'Abraham (ou qu'on lui est légitimement intégré).
Il en va tout autrement, et presque à l'inverse, dans le christianisme. D'un côté, en effet, l'unité du « Peuple de Dieu » y trouve son point de référence fondamentale dans la foi au Christ, ou plus exactement dans la foi en Dieu, mais tel qu'il est révélé et tel qu'il se livre dans le Christ. D'un autre côté, loin de se fonder dans l'appartenance « charnelle » à un peuple historique concret et particulier, cette unité de la communauté chrétienne ne se comprend que sur la base de la conversion du coeur selon l'Esprit (« à ceux qui sont nés, non de la chair et du sang, mais de Dieu... » Jean 1,13) et par là même, dans une perspectived'universalisme. Ces deux propositions ramassent l'essentiel de la foi chrétienne: le Peuple de Dieu (l'Eglise) rassemble tous ceux qui croient dans le Dieu de Jésus-Christ en Esprit, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent: mystère trinitaire, christologie, ecclésiologie, économie d'un salut universel de pure grâce.
Cependant, cette structure de la foi chrétienne ne puise pas en elle-même les garanties de l'unité dont elle se réclame originellement (dans le Christ), fondamentalement (par la communion en Esprit), et eschatologiquement (« Dieu tout en tous »: 1 Co 15,28). En effet, pour s'accomplir pratiquement, cette unité doit trouver à s'incarner d'une façon ou d'une autre, à se représenter visiblement par quelque signe de ralliement qui l'exprime aux yeux de la communauté et de chacun de ses membres comme aux yeux de l'extérieur. Or, ce signe d'unité, la communauté chrétienne ne le trouve pas d'emblée en elle-même comme une donnée concrète, puisqu'elle n'est pas constituée, comme le judaïsme, par l'appartenance à un peuple particulier, par une ascendance « physique » commune. En tant que communauté, elle ne peut être signe d'unité que sur la base d'une attitude spirituelle (l'amour fraternel: Jn 13,35); mais celle-ci est essentiellement vulnérable, menacée, sans cesse remise en question par la liberté de chacun de ses membres.
Dès le début, certes, la communauté chrétienne a reconnu le principe concret de son unité dans la personne de Jésus. Mais à peine celui-ci s'était-il soustrait à son expérience sensible en disparaissant complètement de la scène historique, que la communauté se trouvait confrontée non plus à un unique facteur concret d'unité (l'Esprit qui fait son unité dès la Pentecôte n'est pas immédiatement « visible »), mais à une diversité de facteurs d'unité, et ceci même implique un paradoxe lourd de conséquences: les signes d'unité de la communauté chrétienne ne présentent pas d'emblée la clef de leur propre unité; ils sont livrés au risque de l'interprétation et de la décision.
IV - Au principe de la différence: le schisme originel
L'examen de cette thèse, ou de cette « loi » du phénomène chrétien s'articule en trois temps, qui sont aussi trois moments logiques, dès l'origine de l'Eglise.
1) Unité globale originelle
Tout remonte à l'unité de vie, de conscience et de solidarité religieuse de Jésus avec son peuple et avec les siens, à partir de sa fidélité à Dieu. Sa condamnation par l'autorité religieuse de son peuple n'affecte pas cette unité plus fondamentale: analogue en cela à celle de maints prophètes et hassidim, l'attitude de « pauvreté en esprit » de Jésus transcende l'exclusion dont on le frappe et restaure l'unité sur un plan radical, dans la remise inconditionnelle de soi entre les mains de Dieu, reconnu et obéi « jusqu'à la fin » comme son Père.
Mais en même temps, puis aussitôt après le désarroi de la Passion, cette unité première va prendre corps et s'actualiser dans l'unité de vie, de conscience et de solidarité des disciples de Jésus avec leur Maitre et entre eux. Dans cette communion, ce qui est vrai de Jésus le devient analogiquement, en principe du moins, des disciples. Cependant, dès après l'Ascension, la consécration de la communion fraternelle par et dans l'Esprit du Christ (Pentecôte) ne constitue pas un substitut concret à ce principe d'unité qu'était la présence sensible du Jésus historique, bien au contraire, comme lui-même en avait prévenu ses disciples: « Il vous est nécessaire que je m'en aille... » (Jn 16,7). Quel nouvel élément va donc en tenir lieu?
D'une part, ce sera la mémoire sensible, la proximité encore très immédiate de Jésus comme origine historique et comme principe personnel: c'est la paradosis, la « tradition »: on se conforme à sa vie, à ses intentions, à ses commandements. Cependant, tournée vers le passé, la mémoire ne suffit pas à décider du présent, la proximité dans le temps est condamnée par le temps, et la continuité n'est jamais un critère suffisant ni une garantie d'unité: elle laisse en suspens la question du sens, qui permet seule de juger de la continuité véritable.
D'autre part, l'Esprit de Jésus assure à la communauté la présence active de Jésus à l'ceuvre de son édification, de sa « récapitulation » en lui. Principe d'unité actuel, cette fois, mais principe spirituel, qui lui-même a besoin de médiations concrètes pour se faire reconnaître et pour se vivre. C'est dans la communauté ecclésiale que ces médiations concrètes trouvent à se préciser en même temps qu'elles apparaissent comme les foyers autour desquels l'Eglise s'édifie et articule son action, comme les critères ou « sacrements » concrets qui lui permettront de vérifier et d'accomplir son unité.
Correspondant aux manifestations fondamentales de la vie ecclésiale que sont la proclamation de la foi (le kérygme), la communion fraternelle (la koinônia) et le service de la communauté (la diaconie), ces médiations sont au nombre de trois:
— la confession de foi en Jésus-Christ, ressuscité, Sauveur, Seigneur, Fils du Dieu Vivant,
— la communauté des « fidèles », c'est-à-dire de ceux qui, ayant cru en Jésus-Christ, misent sur lui toute leur vie, naissent à l'expérience vécue de leur unité avec lui et entre eux par la pratique de la charité fraternelle au plan empirique de la vie « morale » et par le baptême et la fraction de pain au plan « symbolique » de l'intégration et de la participation à la vie de la communauté,
— les ministères, qui au nom du Christ, assurent la responsabilité globale de la tradition de la foi et de la conduite de la communauté.
Remarquons-le: ces trois pôles concrets de l'unité de la communauté chrétienne font leur apparition dès les premiers moments de la vie de l'Eglise apostolique (Pentecôte) et s'y manifestent d'une manière typique (cf. les tableaux idylliques de la première communauté chrétienne: Ac 2,4047; 4,32-35). Mais en même temps qu'ils se maintiendront d'une façon ou d'une autre tout au long de l'histoire dans chacune des confessions chrétiennes, ils y acquerront chacun une prédominance en devenant pour l'une d'elles le symbole de ce qui la distingue des autres: la hiérarchie pour le catholicisme, la communion pour l'orthodoxie, et la confession de la foi pour le protestantisme.
2) Deux principes d'écartèlement
Tout en se vivant et en se vérifiant dans l'unité d'une communion, la foi chrétienne est soumise d'autre part à une double tension qui, l'affectant en profondeur dès le début, la distinguera de plus en plus nettement, dans sa structure même, de la foi juive.
Dans l'affirmation de son originalité par rapport à la foi juive, tout d'abord, la foi chrétienne au Dieu Vivant (commune en cela aux juifs et aux chrétiens) se redécouvre et s'éprouve comme foi en Jésus-Christ, Fils de Dieu et Source de Vie, apparaissant dès lors comme subversive aux regards de la foi juive.
Sans doute, cette « nouveauté » ne suffit-elle pas à elle seule à consacrer le « schisme » entre chrétiens et juifs: le judéo-christianisme était peut-être encore vivable, quoique difficilement, à l'intérieur du judaïsme, — un peu à la façon dont, par exemple, l'essénisme, cette autre « communauté de la Nouvelle Alliance » en marge de l'orthodoxie officielle, avait pu, malgré tout, se maintenir à l'intérieur du judaïsme.
Mais d'emblée, elle introduit au sein même du christianisme une tension grosse de divisions ultérieures: celle d'une confession de foi à double foyer: Dieu — Jésus-Christ, et celle-ci à son tour va entraîner des questions de justification de la foi et par rapport à Dieu et par rapport à l'homme. De fondement « existentiel » (conversion —obéissance), la foi est prise dans la zone d'attraction de la théologie et du dogme (vérités, articles de foi).
En second lieu, l'extension de la foi chrétienne aux Gentils est la conséquence que Paul va tirer tout naturellement du passage de la « chair » (la foi s'enracinant dans la descendance d'Abraham) à l'Esprit (la foi procédant de la conversion du coeur à la Parole de Dieu reconnue en Jésus). Cette universalité résulte de l'originalité du fait chrétien, de son expérience de la liberté de l'Esprit, qui « souffle où il veut » ( Jn 3,8) — et de la liberté en Esprit, pour laquelle « tout est pur aux purs » (Tt 1,15; cf. Ac 10,15). Mais en abandonnant, expressément cette fois, le principe « charnel » d'unité en tant que principe concret de l'Alliance, elle consacre la rupture avec le judaïsme.
D'autre part, en même temps, qu'elle élargit la communauté de l'alliance aux dimensions de l'humanité, elle y introduit le germe de nouvelles et graves tensions internes. En l'ouvrant à de nouveaux apports culturels et à des traditions humaines enracinées dans des passés multiples infiniment divers, elle l'expose à une refonte de son langage, de ses catégories de pensées, de sa mentalité et de sa sensibilité, que ne contrôlera plus la référence régulatrice spontanée et sans cesse renouvelée à la conscience d'une tradition congénitale, d'une unité consanguine.
Il faut noter toutefois que l'on ne peut parler de déracinement à cet égard tant que subsiste dans la communauté chrétienne la communion avec la communauté judéo-chrétienne (formée de chrétiens d'origine juive, et continuant à se réclamer de la tradition vivante d'Israël). C'est la rupture de communion (schisme) avec elle, et sa disparition, qui achèveront la rupture avec le judaïsme. C'est ici que l'on peut parler d'un « schisme originel » qui, privant la communauté chrétienne de ce signe sensible originel d'unité, va lui imposer d'autant plus de se donner des garanties nouvelles contre le risque sans cesse menaçant des divisions internes.
3) Trois principes concrets d'unité
a) Nous l'avons déjà dit, trois garanties s'affirment dès les débuts de la communauté apostolique (Ac 2,6). Mais elles vont devoir se préciser sous la pression de la contradiction externe et des tensions internes.
C'est tout d'abord le maintien de la communion dans la tradition des origines: critère immédiat de la fidélité vécue. Il faut se garantir contre les dangers d'une évolution où l'originalité chrétienne risque de se perdre soit en se dissolvant dans une adaptation qui l'aliène à un monde culturel étranger (assimilation et paganisation), soit en déviant de son intuition originelle par l'accentuation unilatérale d'un de ses éléments internes (particularisme et hérésie).
Ceci même appelle un deuxième critère, de type « idéologique ». Le besoin s'éprouve progressivement de définir la foi contre les tentations judaïsantes ou gnostiques (ces dernières largement marquées par des courants religieux païens) qui en menacent l'originalité de l'extérieur, ou contre les déviations qui risquent de compromettre son équilibre interne. C'est ainsi que se fixent peu à peu, à partir du 2ème siècle, le Canon des Ecritures, la règle et les symboles de foi, dont les premières articulations s'ébauchaient dès le Nouveau Testament.
Cependant, ce deuxième critère ne suffit pas: il en appelle un troisième, celui d'une organisation institutionnelle et hiérarchique des ministères, de plus en plus centrée sur la fonction sacerdotale. C'est elle qui devra parer aux menaces soit de dissensions et de contestations au sein de la communauté chrétienne ou entre communautés locales, soit de déviations dans l'interprétation de la foi. C'est le critère « politique ».
Par là même, une.gradation s'instaure entre ces trois principes. La communion en est le plus existentiel et le plus global, mais de ce fait aussi le moins immédiatement tangible. Elle ne peut guère jouer le rôle de facteur d'unité; c'est elle qui est à faire ou à maintenir. La règle de foi servira de référence objective et formelle à la mesure de laquelle on vérifiera l'authenticité et l'équilibre des différents courants à l'intérieur de la communauté. Mais pour se définir, elle a elle-même besoin de la hiérarchie ecclésiastique, qui apparaît donc comme le facteur le plus immédiatement déterminant, responsable officiel de la proclamation ou de l'enseignement de la foi (magistère) et de la conduite de la communauté (pastorale).b) Mais en même temps qu'ils se présentent comme des principes d'unité — nous avons déjà noté ce paradoxe — ces trois critères recèlent les germes des tensions et des divisions ultérieures.
Privée de référence à une commune descendance « charnelle » et se démultipliant dans l'espace par delà toute frontière de races, de langues et de cultures, la communion chrétienne, d'abord unifiée et centrée à Jérusalem, devient bientôt une communion d'Eglises locales multiples, dont l'importance relative, sur le plan religieux du reste, va peu à peu refléter celle de la carte politique. En même temps du reste qu'elles tentent de s'organiser « politiquement » au dedans (ministères, hiérarchie locale), elles tendent à se différencier de plus en plus culturellement.
D'autre part, en entrant brutalement en contact avec une culture étrangère à prédominance intellectualiste (philosophie grecque) ou juridique (mentalité romaine), la foi est prise dans la mouvance d'une pensée qui privilégie la définition formelle (droit) ou conceptuelle (dogme), ce qui l'expose à la contestation intellectuelle ou à la discussion juridique, et celles-ci vont peser lourdement sur les différenciations et dissensions communautaires, qu'on prétende les susciter, les soutenir ou les combattre.
Enfin, la hiérarchie qui a la charge de défendre l'unité interne des communautés voit se reposer la question de l'unité à son propre niveau, celui des rapports entre communautés et responsables locaux, dans une tension nouvelle entre unité et pluralisme, entre primat reconnu à l'unité formelle (hiérarchie centralisée) ou primat maintenu à la communion dans la tradition vécue des origines (communion de communautés locales).
C'est à partir de ces tensions que va se développer, en effet, l'histoire des divisions entre chrétiens.
V - Développement des divisions entre chrétiens
On l'a déjà remarqué, les grands schismes chrétiens se sont suivis, approximativement, de cinq en cinq siècles.
1) Durant les premiers siècles chrétiens, la foi nouvelle affirme son originalité par rapport à l'« extérieur ». Dans la ligne de la tradition juive, elle confesse un Dieu personnel, le Dieu Vivant qui se révèle dans l'histoire en vue d'une alliance, à l'encontre des religions et des philosophies païennes, cosmiques ou dualistes, pour lesquelles personne et communauté restent soumises à la loi, plus ou moins personnalisée, d'une nature impersonnelle. Mais à l'encontre du judaïsme, elle professe Jésus-Christ, médiateur de Dieu et des hommes, vrai Dieu et vrai homme, lieu et sacrement de l'Alliance Nouvelle du Salut.
Cependant, cette définition antithétique par rapport à l'« extérieur » ne va pas sans se répercuter dans des tensions internes quant à la compréhension de la personne et de la fonction de Jésus dans son rapport à Dieu et à l'homme. D'où la nécessité d'en définir l'antinomie non plus directement par rapport à l'« extérieur », mais pour les chrétiens eux-mêmes, à l'intérieur de leur foi.
Cette évolution donne une importance nouvelle à la définition de la foi et à son aspect formel: le dogme. Elle ne répond pas seulement à la provocation des tentations « idéologiques » ambiantes, d'abord d'origine juive, puis de plus en plus d'origine païenne (philosophie, gnose); elle se laisse empreindre par leur mentalité en les combattant sur leur propre terrain, qui est très vite celui de l'intelligence grecque et du droit romain: on doit définir des natures et fixer ces définitions en formules de foi. Mais cette nouveauté par rapport à la tradition simplement vécue de la foi, telle qu'on l'avait héritée d'Israël, l'exposait du même coup aux dissensions intellectuelles.
Et voilà introduite toute l'histoire des grandes controverses christologiques, qui va grosso modo du 4ème au 7ème siècles et que jalonnent les premiers grands schismes chrétiens: l'arianisme, le nestorianisme et le monophysisme — ces deuxderniers se prolongeant encore à l'heure actuelle, dans les Eglises orientales non « chalcédoniennes » * (copte, syro-malabar, etc. — en Egypte, en Ethiopie, au Moyen-Orient, en Inde méridionale...).
2) Cette première forme de tensions en cache une seconde, qui n'est plus celle qui oppose les doctrines, mais celle qui naît des façons différentes de comprendre le rapport entre la doctrine et la vie des communautés chrétiennes. En effet, celles-ci vivent leur foi dans une certaine diversité de milieux culturels, diversité qui affecte leur tradition vécue et qui va séparer de plus en plus profondément l'Orient et l'Occident chrétiens — à mesure du reste que ceux-ci se divisent politiquement en deux empires de plus en plus coupés l'un de l'autre. Finalement, cette diversité aboutit à l'incompréhension et au rejet mutuel, dont les responsabilités sont largement partagées par les deux camps en présence: C'est le « Grand Schisme d'Orient » (Photius: 867; Michel Cérulaire: 1054).
L'Orient continuera à connaître des dissensions, mais celles-ci demeureront contenues, très généralement, à l'intérieur de la communion de foi, la confession de foi étant comprise à partir de la tradition de la foi, vécue et proclamée dans le culte, liturgique et spirituel, et la hiérarchie restant consciente, dans une certaine mesure, de sa relativité par rapport à cette tradition de foi portée avant tout par la vie de la communauté.
3) En Occident, par contre, où dans l'ensemble la conversion à l'Evangile est plus récente et résulte d'une action missionnaire toujours plus directement dirigée par Rome, la tendance à formaliser la foi, la morale et les pratiques religieuses se fait de plus en plus sentir par rapport à la vie vécue. Une troisième forme de tension en résulte, favorisée par la brutale rupture de culture provoquée par les invasions barbares: elle oppose d'une façon croissante la hiérarchie cléricale, dépositaire de la culture traditionnelle autant que du pouvoir religieux, que la tradition romaine a profondément marquée de son souci du droit, des formes et de l'institution — et d'autre part le « peuple » chrétien des « simples fidèles », que sa lente maturation va dresser peu à peu contre un clergé accusé de trahir l'Evangile par son attachement au pouvoir, à ses privilèges et à une culture tendant à se scléroser. Cette tension entre le sacerdoce et le laïcat, entre l'institution et le charisme, entre l'autorité hiérarchique, comprise en termes de pouvoir, et la tendance revendicatrice du peuple se réclamant de la liberté de l'Esprit, va aboutir à la rupture de la Réforme, qui consacrera pratiquement la séparation du Nord protestant, germanique et anglo-saxon, et du Midi catholique et méditerranéen, de culture latine.
Dans sa réaction contre le primat romain de l'institution (hiérarchie, sacrements, sacerdoce) et du juridique (dogmatisme, légalisme, moralisme), la Réforme affirme le primat de la foi existentielle sur la définition formelle et sur le Magistère, et le primat de la liberté souveraine de Dieu (transcendance de sa grâce) comme de la responsabilité personnelle du croyant (conversion par la foi, obéissance à Dieu, liberté en Esprit) sur toute forme de médiation objective et simplement humaine (institution, sacrements, oeuvres). Reste l'unique médiation de la Parole de Dieu révélée dans l'Ecriture, pour maintenir un principe concret d'unité assez relative — à travers la multiplication des communautés, vis-à-vis desquelles chaque croyant garde toute sa liberté.
A cette mise en question très radicale, l'Eglise catholique répond par la Contre-Réforme qui, du Concile de Trente au deuxième Concile du Vatican, va marquer profondément de son empreinte toutes ses formes et sa mentalité. De plus en plus, l'accent est mis sur l'institution ecclésiastique, l'Eglise étant elle-même identifiée à la hiérarchie, à son autorité doctrinale (magistère), sacerdotale et pastorale sur le peuple fidèle des « simples laïcs ». De ce fait, son organisation très structurée met l'Eglise romaine à l'abri des divisions internes,mais elle l'expose en revanche au risque d'une dévitalisation croissante de la foi, facilement réduite à ses conditionnements extrinsèques, dogmatiques, moraux et cultuels.
4) Pourtant, cette longue histoire de divisions confessionnelles semble passer à l'heure actuelle par une phase très nouvelle. L'évolution générale de la société et de la culture dans le sens d'un très large pluralisme et d'une sécularisation croissante modifie sensiblement les relations de diverses confessions chrétiennes entre elles, autant que leurs relations avec le « monde ». D'une part, en effet, la renaissance culturelle des peuples du « Tiers-Monde » et de leurs grands courants religieux traditionnels rappelle les chrétiens à leurs origines et à leur vocation commune à l'unité. Le mouvement oecuménique est né de cette prise de conscience nouvelle dans les sociétés missionnaires protestantes. D'autre part, la critique des formes sacrales ou sociologiques traditionnelles que la culture moderne opère à l'égard de l'ensemble des traditions chrétiennes amène les Eglises à un effort de discernement entre le relatif et l'absolu, l'accidentel et l'essentiel, les formes immédiates et le sens de leur héritage évangélique. Enfin, cette double mise à l'épreuve instaure une nouvelle tension qui oppose cette fois conservateurs (« fondamentalistes », « intégristes »...) et progressistes (« libéraux », « modernistes »...), mais elle devient elle-même commune à toutes les confessions chrétiennes. C'est à l'intérieur d'elles toutes que passe une nouvelle tentation de scission (la « Nouvelle Réforme »), mais également que se fait pressentir une possibilité inespérée de renouveau et de retour à l'unité.
De fait, un travail convergent, et commun dans une certaine mesure, de retour à l'essentiel de la foi chrétienne fait redécouvrir aux différentes confessions chrétiennes l'importance de leur héritage commun et de leur enracinement à chacune, quoique à des degrés variables et selon des proportions complémentaires, dans ce fonds de valeurs essentielles que sont les trois principes d'unité: la foi, la communion, les ministères, — l'Eglise Romaine étant d'abord sensible à l'aspect institutionnel et hiérarchique, les Eglises de la Réforme à la dimension existentielle de la foi et de son paradoxe, les Eglises d'Orient à la communion universelle dans la réconciliation eschatologique du ciel et de la terre, telle qu'elle s'anticipe dans la liturgie.
On peut pourtant se demander si cet oecuménisme « horizontal » entre branches divergentes d'un même tronc ne présuppose pas un oecuménisme « vertical » qui leur fasse prendre une conscience renouvelée du tronc d'où elles sont nées, et qui les réconcilie entre elles en les réconciliant avec la racine qui les porte (cf. Rm 11).
VI - Réconciliation avec les origines: un oecuménisme « radical »
Comme nous avons tenté de le montrer, les divisions entre les confessions chrétiennes procèdent, en fin de compte, de la rupture que leur brusque conversion à un universalisme spirituel a entraîné par rapport à l'enracinement dans une tradition historique particulière concrétisée par l'appartenance charnelle » au- peuple d'Israël.
1) Sans doute ces divisions traduisent-elles avant tout une nécessité, douloureuse mais inéluctable, celle-là même du paradoxe chrétien, écartelé entre l'expérience de la division et du. péché, inhérente à la condition humaine, et la vocation à un salut de pure grâce dont l'assurance excède toute possibilité de conquête et ne peut espérer sa réalisation visible qu'eschatologiquement.
Et cependant, si la foi chrétienne est nécessairement sous-tendue par cette perspective eschatologique d'universalisme en- Esprit qui la laisse exposée tout au long de son histoire humaine aux risques de la division, elle n'en procède pas moins essentiellement d'Un particularisme concret, expression et condition immédiate de la loi d'incarnation historique du Salut de Dieu, sacrement initial et prophétie de l'unité de communion à laquelle elle est appelée.
Si la grâce en effet, pour se manifester comme grâce de salut total, dans une alliance de communion, s'ouvre nécessairement sur un horizon d'universalité, elle ne s'en origine pas moins à une initiative particulière d'élection sans laquelle elle ne nous serait pas intelligible comme don de pure grâce et d'amour véritablement désintéressé, précédant toute imagination et toute capacité humaine.
C'est en ce sens qu'à l'image de l'histoire du salut, l'Eglise est essentiellement sous-tendue par la tension dialectique du particularisme de l'élection et de l'universalité de l'alliance, tension dont les deux pôles sont concrètement et historiquement représentés par le peuple d'Israël et par les multitudes des nations, celles-ci lui signifiant son-sens et sa mission, et celui-là son fondement et son principe. C'est dire qu'une telle dialectique n'est pas seulement historique, se développant du passé (Israël) à l'avenir (les nations), dans une perspective d'évolution et de dépassement; elle est constitutive et ne cesse de s'actualiser à chaque moment de la vie de l'Eglise et de l'histoire humaine. A chaque moment, l'origine s'avère actuelle comme dès les débuts, le sens se rend déjà présent.
2) On comprendra que dans ces conditions, l'équilibre de la communauté ecclésiale demeure profondément affecté par le « schisme originel » qui, dès les premiers siècles de l'ère chrétienne, l'a amputée non point directement du judaïsme comme système religieux constitué, mais du peuple concret d'Israël, représenté en elle par la communauté judéo-chrétienne, l'Eglise-Mère de Jérusalem (cf. Ps 87,5). -
Assurément, on peut penser qu'une certaine continuité entre les diverses communautés chrétiennes de la gentilité et la tradition de la communauté judéo-chrétienne n'a jamais cessé de se faire sentir, soit en la personne de chrétiens issus du judaïsme, soit par la médiation de l'héritage religieux et culturel de la tradition judéo-chrétienne originelle.
A cet égard, il est très remarquable que chacune des confessions chrétiennes continue de présenter des traits communs avec la tradition juive. C'est par exemple, du côté catholique, l'importance des formes visibles et institutionnelles, le respect de l'ordre, du droit (les commandements de la Loi), le réalisme terrestre, le souci de l'efficacité, le besoin de l'équilibre et entre Ecriture et Tradition, et entre foi et oeuvres, et entre culte et morale. Du côté protestant, c'est l'insistance sur la transcendance de Dieu comme Autre, liberté et grâce souveraine, dans le refus des idoles et des confusions entre Dieu et le monde, ou c'est la quête du Royaume eschatologique dans la conscience du retard que lui impose le péché de l'homme et de la communauté croyante. Du côté orthodoxe, c'est la confession de la sainteté de Dieu dans la liturgie visible autant qu'intérieure, c'est la confession de l'unité de l'expérience spirituelle dans le dépassement des antinomies purement logiques (ciel/terre, nature/surnature, extérieur/intérieur, coeur/sacrement, sacerdoce/prophétisme, temporel/spirituel, Parole/Esprit, Dieu/homme): Non pas « et...et », ni « ou...ou », mais: « l'un par l'autre ».
Il est non moins remarquable, d'autre part, que chacune de ces confessions présente des incompatibilités avec d'autres aspects hérités de la tradition juive et représentés par l'une ou l'autre des confessions chrétiennes concurrentes. Cela ne manifeste-t-il pas clairement qu'il leur manque à toutes de surmonter l'hiatus introduit aux origines mêmes de leur tradition commune par leur rupture d'avec la tradition juive, — la rupture de leur enracinement dans la tradition judéo-chrétienne originelle par le passage brutal à la culture gréco-romaine apparaissant alors comme la cause la plus profonde des ruptures subséquentes?
Sans doute, son ouverture à l'universalité des nations ne permet-elle plus à la communauté chrétienne d'espérer pour elle-même une unité congénitale comme celle du peuple d'Israël. Mais de même que la civilisation gréco-romaine concrétise pour elle jusque dans son présent l'exigence pluraliste de son ouverture à l'altérité de toutes les nations et civilisations humaines, de même, la tradition d'Israël ne représente-t-elle pas pour la communauté chrétienne un lieu d'enracinement dont elle garde le plus impérieux besoin, par la médiation d'une communauté judéo-chrétienne qui soit le sacrement de son identité originelle concrète avec cet Israël véritable dont elle se réclame en Esprit?
Certes, de reconnaître à nouveau, au sein de l'Egise chrétienne, le rôle spécifique et, en un sens, privilégié d'une communauté judéo-chrétienne, d'une « Eglise de Jérusalem », ne résoudrait pas d'une façon magique la douloureuse question de la division entre chrétiens. A fortiori ne lèverait-elle pas la tension nécessaire au mystère même de l'Eglise entre l'universalisme de sa mission et le particularisme de son fondement. Mais elle rétablirait la possibilité d'un équilibre dynamique dont toute l'histoire de l'Eglise jusqu'à nos jours atteste cruellement le manque.
Cependant, poser la question de la résurgence d'une Eglise judéo-chrétienne au sein de la communauté chrétienne, c'est poser du même coup la question, infiniment délicate, des rapports entre l'Eglise chrétienne et le judaïsme vivant. L'cecuménisme chrétien débouche ici, de par sa logique profonde, sur un oecuménisme élargi, ou plus exactement sur un oecuménisme radical, dont un lourd contentieux de polémiques, d'incompréhensions et de persécutions ne permet pas de méconnaître l'importance ou de différer l'urgence.
Le fondateur du Secrétariat catholique pour l'Union des Chrétiens, le Cardinal Béa, semble l'avoir bien perçu dès le début de la lutte qu'il entreprit pour la reconnaissance du peuple juif par le Concile Vatican II: l'oeuvre de la réconciliation entre chrétiens passe par celle de la réconciliation avec le peuple même d'Israël, témoin prophétique dans sa chair, dès l'origine et jusqu'à la fin comme l'atteste saint Paul (Rm 11), de l'unité eschatologique. Impossibles à l'homme, l'une et l'autre s'inscrivent dans le plan de l'Alliance comme appel, promesse et grâce de la part de Dieu, comme responsabilité engagée, objet d'invocation, d'espérance et de conversion de la part de l'homme qui se réclame de Dieu.