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SIDIC Periodical VIII - 1975/1
Visages de la prière juive et chrétienne (Pages 05 - 14)

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Trois types de piété juive
Gershom Scholem

 

Qu'il me soit permis d'entrer dans le vif du sujet en citant une histoire rapportée par le Talmud (B.B. 8a). « Lors d'une disette, Rabbi ouvrit la porte de ses entrepôts en disant: « On n'accepte ici que des gens qui ont étudié l'Ecriture Sainte, ou la Michnah, et ses commentaires juridiques et homilétiques. Quant aux ignorants, il ne seront point admis ».
Rabbi Jonathan ben Amram se fraya un chemin vers l'intérieur. « Maître, dit-il, donnez-moi de quoi manger ». Le propriétaire répondit: «Mon fils, as-tu étudié les Ecritures?»
— Non.
— Et la Michnah?
— Non.
— Dans ces conditions, comment veux-tu que je t'accorde de la nourriture?
— Nourris-moi, répondit-il, comme on donne à manger au chien ou au corbeau.

Le rabbin accéda à la prière du miséreux, mais, dès son départ, il eut des remords. « Comment ai-je pu, se dit-il, donner mon pain à un ignorant? » Cependant, son fils eut l'idée de lui dire: « Peut-être est-ce Jonathan ben Amram, ton disciple. Tu sais bien qu'il s'est toujours fait une règle de ne jamais tirer le moindre profit matériel de l'honneur qui revient à la Torah ». Après enquête, il s'avéra qu'il en était bien ainsi... Là-dessus Rabbi déclara: « Désormais, que tout le monde entre! ».

On peut parler de la religion et de son univers bien à elle de toutes sortes de manières: On peut s'attacher à la description et à l'analyse de la théologie, des dogmes, c'est-à-dire à l'étude des idées concernant Dieu, la Création et la place de l'homme dans cette perspective. On peut aussi décrire les rites et le genre de vie caractéristiques d'une religion donnée; comme on dit en allemand, le Lebensordnung. Dans bien des cas, la liturgie, l'ordre des prières et le genre de vie auquel elles se réfèrent, tout cela peut servir de miroir fidèle pour la vie spirituelle d'une religion. Parmi les meilleurs ouvrages concernant le judaïsme ou le Christianisme, nombreux sont ceux qui, en se basant sur la liturgie, ont mis en lumière les traits caractéristiques de la vie de ces groupes humains. Mais cela, ce n'est pas ce que je me propose de faire ici. Je voudrais plutôt m'étendre sur les attitudes fondamentales et sur les types humains idéalisés qu'a élaborés le judaïsme rabbinique au cours de son histoire; je voudrais aussi discuter les tensions qui peuvent naître entre ces attitudes ou ces types. Précisément, la tension la plus élémentaire qu'on rencontre dans la société religieuse juive est celle qui oppose les facteurs rationnels aux élans émotifs, le coeur à la raison. Les types idéaux qui émanent de cette société vont forcément refléter une telle tension. On peut poser la même question en d'autres termes: Comment les juifs se voyaient-ils eux-mêmes; quels étaient les types idéaux de piété que connaissait le judaïsme dans ses développements classiques au cours des derniers millénaires? Car ces types sont la manifestation concrète d'une échelle de valeurs, c'est à dire de valeurs très élevées, mais plus ou moins indépendantes, qui furent prises comme exemple à suivre ou comme but vers lequel on devait tendre. La réalisation de telles valeurs dans le cours même d'une destinée humaine exemplaire nous permet de nous faire une idée de ce que le judaïsme vécu représentait pour son peuple.

Cela dit, je ne crois pas qu'on puisse hésiter sur la nature de ces types de juif idéalisé. En utilisant pour cela les termes habituels de l'hébreu populaire, nous en distinguerons trois: Le Talmid Hakham, c'est-à-dire l'érudit dans les études rabbiniques; le Tsadiq, le Juste avec un grand J; enfin le Hassid; ce dernier qualificatif n'est pas facile à traduire par un seul mot, mais nous aurons l'occasion d'en rendre la signification parfaitement claire. Tout le monde a entendu parler plus ou moins vaguement de ces trois types; nous allons essayer d'approfondir et de préciser la signification de chacun d'entre eux. Mon propos n'est pas de revenir sur la religion biblique. La discussion portera sur le judaïsme tel qu'il s'est constitué dans ses formes talmudiques et rabbiniques. La philosophie juive, et, pour ce qui nous concerne, la mystique juive y ont encore ajouté d'autres dimensions, mais elles n'ont pas fondamentalement changé sa substance.
C'est pourquoi je ne vois pas dans ce contexte le prophète comme un type idéal. Le prophétisme, tel que l'envisage le judaïsme, ce n'est pas un idéal pour lequel on se prépare, un idéal dont on pourrait fait le but ultime d'une vie tendue vers la réalisation de la religion. Au contraire, le prophète est un homme choisi par Dieu pour une mission qu'il devra accomplir dans son peuple; sa préparation, ou son manque de préparation, pour cette mission n'a pas apparemment d'importance. Il n'est pas question d'éduquer des élèves en vue d'un pareil état, et encore moins d'en faire son propre but dans l'existence. La condition prophétique dépend de quelque chose qui nous dépasse absolument, quelque chose qu'on ne peut prévoir, qu'on ne peut maintenir dans le cadre d'une attitude mentale donnée ou de connaissances accessibles à volonté. On peut objecter qu'on nous parle dans la Bible « d'écoles de prophètes », mais elles n'ont rien de commun avec le judaïsme en tant que phénomène historique qui s'est cristallisé après l'exil de Babylone. Les philosophes du judaïsme, notamment Maïmonide, ont considéré la prophétie comme l'état spirituel le plus élevé, mais non point comme un idéal auquel on pourrait aspirer hic et nunc.
Pour eux, elle appartenait définitivement au passé, aux périodes créatrices de la révélation. En d'autres termes: il s'agit là de théologie biblique, non point des exigences concrètes de l'existence juive.

Le Talmid Hakham

Revenons donc à la terminologie énoncée plus haut: La première place est occupée par le Talmid Hakham, l'érudit dans les études rabbiniques. Pris littéralement, le terme est d'ailleurs empreint d'une extrême modestie: « L'élève du Sage ». En fait, de quoi s'agit-il? Avant tout, d'unevaleur intellectuelle et contemplative. Par contre, il n'y a pas ici de référence essentielle à une échelle de valeurs émotives. Que demande-t-on de l'érudit? Un effort de rationalisation et de concentration. Il doit être compétent dans l'étude de la Bible et de la Tradition, et il doit connaître à fond les liens qui unissent ces deux domaines de la pensée. Je dirais même ces deux sources de la vie religieuse juive. Pour bien comprendre de quoi il s'agit, faisons le point de la situation: Le judaïsme, comme les autres religions fondées sur le principe de la révélation, possède ses sources canoniques, c'est-à-dire une collection dûment colligée d'Ecritures Saintes, et ce saint corpus contient toute la vérité sur la condition humaine. Le principe fondamental d'une constitution religieuse qui tire son autorité de la révélation et de la Tradition — c'est manifestement le cas du judaïsme — ce principe peut être formulé d'une manière simple et profonde, non sans lointaines implications intrinsèques: La vérité est donnée et connue une fois pour toutes.

Inutile de partir à sa découverte: elle a déjà été dévoilée. La tâche qui reste est de la répéter sans cesse et de développer sa signification au fur et à mesure que se succèdent les générations. L'homme moderne apprécie beaucoup l'originalité. Eh bien, je dois constater que les grandes religions n'en ont cure. Encore une fois, elles estiment que la vérité n'a plus besoin d'être découverte. Elle est là, sous nos yeux, dûment révélée: que chacun l'envisage. Nous atteignons ici le terrible conflit qui met aux prises la mentalité moderne avec l'esprit traditionaliste; leur conflit porte sur cette évaluation de l'originalité et de la découverte de la vérité. Cependant, même dans le cadre ancien, l'originalité trouve encore largement la place de se manifester, mais elle ne prend pas conscience d'elle-même. Elle préfère se cacher sous la modeste étiquette de Commentaire, comme s'il n'y avait rien d'autre à faire que d'élucider et de développer ce qui a déjà été couché sur le parchemin, car les documents mêmes de la Révélation sont sans doute considérés comme rédigés en termes très généraux. La tradition du judaïsme rabbinique a fini par constituer une méthode pour explorer la signification de l'Ecriture. Elle a poussé très loin, quelquefois d'une façon fort pittoresque et paradoxale, une doctrine bien à elle du commentaire. Elle en arrive à cette affirmation que tout ce que peut dire un authentique érudit enla matière quand il commente l'Ecriture pour en préciser l'application, et cela quelle que soit l'époque que l'on envisage, tout cela a très bien pu être caché d'une manière ou d'une autre dans le texte lui-même de l'Ecriture Sainte, mais cela fait néanmoins partie de la Révélation dans son sens le plus général, c'est-à-dire en y comprenant ce que le judaïsme appelle la Loi Orale, Torah ché beal peh. Permettez-moi d'illustrer cette constatation par une célèbre histoire qui nous est racontée dans le Talmud (Menahot 29 b). Il s'agit de Rabbi toujours été considéré comme l'exemple concret de ce type d'homme. Personne mieux que lui, parmi tous les grands maîtres du judaïsme, n'a réussi à cristalliser l'enseignement rabbinique en un système d'une extraordinaire vitalité. Cette histoire, toute simple qu'elle soit, nous semble chargée d'une profonde signification.

« Quand Moïse monta aux Cieux, il trouva Dieu en train de fixer de petites couronnes sur les lettres de la Torah. Il lui dit: « Maître de l'Univers: qui retient ta main? c'est-à-dire: y a-t-il quelque chose qui manque dans la Torah, de telle sorte que ces additions en forme de couronne aient quelque utilité? ». Dieu répondit: « Un jour, après de nombreuses générations, Aquiba, qui vivait au deuxième siècle, et qui a viendra un homme, Aquiba ben Joseph est son nom, et à chaque aspérité de lettres de la Torah il accrochera des tas et des tas de prescriptions ». Sur ce Moïse implora: « Maître de l'Univers, permets-moi de le voir ». Dieu accéda à sa demande: « Retourne-toi », lui dit-il. Moïse prit place et s'assit derrière huit rangs de disciples. Mais il ne comprit rien à la discussion et s'alarma beaucoup. Bientôt on en arriva à un certain sujet et l'un des disciples dit au Maître: « D'où tiens-tu cela? » Il lui répondit: « C'est une prescription qui fut donnée à Moïse sur le mont Sinaï ». Ces paroles le réconfortèrent. Il s'en retourna auprès de Dieu et lui dit: Maître de l'Univers, si tu disposes d'un tel homme, pourquoi est-ce par mon intermédiaire que tu as donné la Torah? ». « Silence » lui dit-il, « C'est ainsi que j'en ai décidé...»

On voit donc que le Talmid Hakham authentique, tel que le conçoit la tradition, ne peut rien dire de vraiment neuf, mais il doit se contenter de ce qui est connu depuis toujours et qui est déjà contenu dans la source de la révélation. Dans ces conditions, sa tâche spécifique dans le monde du judaïsme est double: d'abord il se doit d'expliciter ce qui, précisément, était implicite dans la Torah. Par là il mène à sa perfection l'art de lire et d'interpréter le texte sacré. Ensuite, il doit être capable d'appliquer cette interprétation aux besoins toujours changeants de la communauté. Et cela nous mène au troisième point: malgré sa modestie qui le fait appeler « disciple des sages », il est en réalité le Maître de sa communauté (Maître au sens d'enseignant).

Il n'a que faire des qualités prophétiques: ce qu'on attend de lui, ce n'est pas une nouvelle révélation ou une nouvelle vérité de la religion; la qualité particulière qu'on doit pouvoir trouver en lui, c'est l'humble soumission aux critères rationnels qui lui permet d'exposer les valeurs de la tradition parvenue jusqu'à lui. En plus de cela, il faut qu'il ait l'esprit clair et la finesse d'un bon éducateur, car c'est sur lui que repose la responsabilité de perpétuer ces valeurs, de les faire comprendre aux générations à venir. Il n'est pas nécessaire qu'il se gêne de dire ce qu'il est: à nos yeux, il est étrange qu'on puisse déclarer: « Je suis un juste » ou « Je suis charitable ». Une telle affirmation, selon notre jugement, porte en elle-même sa propre contradiction. Mais le Talmud dit en termes exprès (Nedarim 62 a-b): « Si tu te rends en un endroit étranger où l'on ne te connaît pas, il sied parfaitement que tu dises: « Je suis un disciple des sages ». Cependant l'humilité se manifeste encore par un autre trait de langage: pendant de nombreuses générations, en Europe, quand on voulait honorer la science de quelqu'un, on se contentait de cette simple expression: Er kann lernen (il sait étudier). On aurait du mal à trouver une formule plus modeste pour exprimer estimation aussi élevée. Ce petit verbe lernen (apprendre, étudier) comporte d'extraordinaires implications: ce n'estpas une simple étude de l'univers encyclopédique du Talmud, c'est bien plus que cela, une véritable maîtrise dans la tradition intellectuelle de ce monde si particulier. Les hommes qu'on honore de ce titre sont vraiment les maîtres de leur génération.

L'érudit, tel que j'ai tenté de le décrire, est en même temps un idéal, un but pour toute l'éducation. On pourrait peut-être affirmer que c'est là le but suprême pour l'éducation juive telle qu'elle fut pratiquée au cours des deux derniers millénaires. Je crois pour ma part que le simple fait qu'il ait pu maintenir sans défaillance un tel pouvoir intellectuel pendant une si longue période et au milieu des sinistres tempêtes de l'histoire juive, voilà qui en dit long sur l'extraordinaire vitalité qui s'est concrétisée dans ce type de Juif. C'est vraiment un idéal pour lequel on peut éduquer tout un peuple et développer les institutions propres à le réaliser.

Cet idéal est resté valable pour les Juifs non seulement au cours des temps, mais encore dans l'espace infini de leurs tribulations, aussi bien au Yémen qu'en Russie, qu'en Babylonie et qu'en France. Même de nos jours, cet idéal garde encore toute sa force, et pourtant tout le monde sait que les dernières générations ont fait de nombreux accrocs dans le cours traditionnel de la vie juive et que des charges vraiment révolutionnaires ont ébranlé les bases mêmes de ce genre de vie, aussi bien en Israël que dans la Diaspora. Il n'en reste pas moins que le nombre des étudiants d'Israël qui passent leur temps dans une Yechiva, (c'est le nom de l'institution qui prépare ce type d'hommes), ce nombre est à peu près comparable à celui des étudiants dans les universités. Je saisis l'occasion pour souligner la profonde crise dont nous sommes témoins en Israël par le fait que, dans une large mesure, ces institutions ne remplissent plus la fonction sociale qui, au cours des âges, n'a cessé d'assurer à notre société ses caractéristiques les plus fameuses. Le Talmid Hakham tel que je l'ai décrit avait une fonction sociale de premier ordre dans la communauté juive; son autorité s'enracinait forcément dans le monde de la Tradition, mais il ne fuyait pas ses responsabilités en ce qui concerne l'application de la vieille Torah dans son temps à lui. Or, de nos jours, cette évasion, ce voile pudique devant les choix de l'heure présente, voilà un des aspects les plus désespérants du conflit des idéaux que nous connaissons.

La figure du Talmid Hakham a une profonde signification rationnelle. Mais son « aura » a pénétré la société juive bien au-delà de ces limites rationnelles. La magie de leur nom a fait de ces hommes un type idéal reconnu très loin à la ronde; ils ont ainsi pénétré dans l'intimité de millions de consciences juives. Le Gaon de Vilna, ou Rabbi Isaac Elhanane, rabbin de Kovna, pour neciter que deux figures qui sortent de l'ordinaire, sont ainsi devenus des archétypes de cet idéal.
Certes, la controverse autour de la valeur de ce phénomène n'a pas cessé depuis les premiers pas du christianisme. Le Talmid Hakham prêtait le flanc aux attaques, je dirais presque qu'il attirait sur lui les foudres de ceux qui cherchaient le centre de la religion et de la vie religieuse non plus du côté de l'étude, mais du côté de l'émotion. Ce n'est pas mon rôle de prendre parti dans cette discussion. Ce que je voudrais faire comprendre, c'est la structure et la signification de ce type qui, après tout, a donné au peuple juif cette sorte « d'Intelligenzia » pour laquelle il a été, à tort ou à raison, aussi souvent loué que condamné.

Le Tsadiq

En traitant des deux autres types idéaux, le Tsadiq et le Hassid, nous entrons dans une sphère bien différente. Les valeurs représentées par les « Disciples des Sages », les érudits ès-sciences rabbiniques, font partie du monde de la contemplation.

Le savant se transporte dans l'univers de la Torah qui est pour lui un véhicule vers une vie purement spirituelle. Certes, il étudie des actions, mais ce n'est pas pour leur qualité active qu'il s'en occupe: il les transforme en objets de contemplation, de concentration intellectuelle et de judicieuse pénétration. Le Tsadiq et le Hassid, quant à eux, ne sont pas jugés par la perfection de leur compréhension intellectuelle, mais par la manière dont ils accomplissent activement leurs devoirs religieux. Il s'agit donc d'un idéal de vie. Certes, ces types ne s'excluent pas l'un l'autre. Un savant peut fort bien être Tsadiq ou Hassid, et inversement. Mais chacun de ces types doit être jugé par l'échelle de valeurs qui lui est propre. Si l'on peut dire que le Talmid Hakham représente une valeur intellectuelle menée à sa perfection, on accordera que le Tsadiq ou le Hassid représentent ce que nous appelons des valeurs éthiques, c'est-à-dire liées au coeur et aux actions de l'homme.

Dans le parler populaire et même dans certains passages des vieilles sources rabbiniques on ne trouve pas de claire distinction entre ces deux conceptions. On a tendance à parler de Tsadiqim et à leur attribuer l'éventail le plus large possible de vertus et de qualités, ce qui fait que souvent les termes sont interchangeables. Les grandes figures de la littérature biblique sont affublées, presque d'un bout à l'autre des écrits rabbiniques, du nom de Tsadiqim, et, d'autre part, quand le Talmud raconte quelque histoire extraordinaire concernant l'accomplissement d'un devoir religieux, ou quelque miracle réalisé par un homme très pieux, il ouvre en général la séquence par ces mots: « Maeassé be-Hassid éhad... » (voici l'histoire d'un Hassid). Mais nous pouvons affirmer avec assurance que pour la conscience religieuse du judaïsme telle qu'elle s'est développée à partir de l'époque talmudique et s'est cristallisée au moyen-âge, les différences entre ces deux types et leurs caractéristiques sont devenues de plus en plus distinctes et significatives. Remarquons spécialement que nous avons une très vaste littérature sur le comportement éthique et l'idéal moral du judaïsme. Cette littérature s'étend sur presque un millénaire. Or, elle n'apparaît pas spécialement destinée au savant. Elle concerne bien plutôt les gens du commun, des gens qui n'ont qu'une connaissance élémentaire, ou même moins que cela, des choses du judaïsme. Et c'est justement cette littérature, par opposition aux textes halakhiques, c'est-à-dire aux codifications dans l'esprit du Talmud, que le vaste public ne comprenait pas toujours, c'est cette littérature qui pouvait le mieux influencer ses lecteurs et faire déborder le message du judaïsme dans les cercles les plus vastes. C'est dans ces sources, de même que dans beaucoup d'autres documents extra-talmudiques de la vie juive médiévale, que la distinction entre ces deux types devient claire comme de l'eau de roche. Certes on les rencontre ensemble dans certaines formules stéréotypées, comme par exemple dans la treizième bénédiction de la prière du Chemoné Esré (Al Ha-Hassidim Ve-al-Tsadiqim). Mais, au lieu d'être compris comme des sortes de synonymes, ces deux termes sont désormais perçus comme fondamentalement différents.

Tsadiq est un terme juridique. A l'origine, le Tsadiq c'est l'homme qui a été traîné en justice et qui a été déclaré innocent. C'est par cette porte étroite que ce mot est entré dans l'éthique juive. Au fond, ce qui le définit, c'est l'obéissance absolue à la Loi. Le Juste serait à proprement parler innocent aux yeux de Dieu lui-même, si, traîné devant sa cour de justice, il devait prouver qu'il a observé scrupuleusement son devoir au moins à cinquante pour cent. Il suffirait, pour qu'il soit déclaré Tsadiq, que les plateaux de la balance penchent en sa faveur, ne fût-ce que d'une seule once. Certes, nous, mortels que nous sommes, nous ignorons comment fonctionneront les balances de la justice divine. C'est pourquoi, aux yeux de son prochain, le Tsadiq est l'homme qui fait de son mieux pour accomplir la Loi dans toute la mesure où cela lui est possible. Pourlui, tous les commandements, toutes les injonctions que la religion lui impose sont d'importance égale: il essaie de faire attention dans tous les cas à ne rien transgresser et ne met l'accent sur aucun point particulier de la Loi. Un tel comportement n'est pas subordonné à une grâce spéciale. Tout un chacun est appelé à faire son devoir au mieux de ses capacités et tout le monde est équipé d'une énergie suffisante et d'un bon sens inné pour lui permettre de réussir. Evidemment, il n'est pas question de réussite intégrale, car la destinée humaine est semée d'écueils. Mais le Tsadiq ne perd pas le but de vue: il peut trébucher sept fois, mais cela ne l'empêchera pas de continuer son chemin et de partager son énergie entre les tâches variées qu'il est appelé à accomplir. Ce type d'homme organise harmonieusement sa vie; en tous cas, il essaye d'y parvenir et réussit en général. Cet ordre est dicté par la Torah et, par conséquent, ne laisse pas de place à l'extravagance. Comme le dit le Talmud (Avot I 15), on n'attend pas du Tsadiq qu'il soit un « homme de paroles », mais on exige qu'il soit un « homme d'actions ».

Certes, il peut être un grand savant dans le sens de ce que nous avons dit plus haut; mais, même s'il est dénué de qualités intellectuelles, s'il n'est qu'un homme simple et sans prétentions, il lui reste toujours la possibilité d'atteindre l'idéal du Tsadiq. Inversement, même s'il réussit complètement dans sa tâche, il ne sera rien d'autre qu'un Tsadiq. Du point de vue de l'éthique, c'est évidemment énorme. S'il m'est permis d'exprimer ces idées d'une manière un peu dogmatique, je dirai que nous envisageons ici l'idéal du Juif normal: c'est un idéal qu'on peut pousser aussi loin que l'on veut, mais qui reste toujours à l'intérieur de la norme. Voilà l'idée principale qu'ont mise en relief les auteurs de notre littérature éthique.

On voit donc que, du point de vue moral, l'idéal du Tsadiq a quelque chose de commun avec celui de l'érudit: il s'agit de la modestie et des réticences de l'émotion. Le Juste est équilibré dans ses actions; il est calme et garde la tête froide en dépit de son intense passion de réaliser les commandements divins. Jamais il ne perd le contrôle de soi. C'est évidemment la raison pour laquelle la droiture qui caractérise ce type d'homme est considérée dans la tradition juive comme susceptible d'être enseignée: l'éducation et l'entraînement peuvent y mener. Il existe des manuels classiques de morale juive qui décrivent un tel entraînement en vue d'atteindre la dignité du Tsadiq. De tous ces manuels le plus strict est le fameux Sentier de la Rectitude qui a paru en français ces dernières années aux Presses Universitaires de France (coll. Sinaï). Nous avons là un des plus nobles produits de la littérature hébraïque, qui est dû au génie du poète et du mystique juif italien du dix-huitième siècle, Moché Hayim Luzzato. L'auteur essaie de combiner les deux idéaux du Talmid Hakham et du Tsadiq. Pour cela, il se met en devoir d'enseigner au débutant le plus graduellement possible, comment on atteint ces buts qui sont à la portée d'un effort rationnel et dans les limites de la bonne volonté, laquelle est naturellement innée en chacun d'entre nous et se prête à un développement systématique. Cinq cents ans avant Luzzato, Bahya ben Acher avait déjà vu les choses de la même façon: « Le principe fondamental de la Torah, disait-il, c'est le commandement qui exige que l'homme domine ses passions et ses penchants naturels afin de les placer sous le contrôle de l'âme rationnelle. Quiconque réalise cela, et fait de son intellect le maître de ses passions en subjugant son âme animale, quiconque en arrive là est appelé Tsadiq ». (1)

La mystique juive a souvent mis l'accent sur l'harmonie si judicieuse des fonctions du Tsadiq, qui fait de son mieux pour répandre la justicepar ses actions. Un célèbre cabaliste du treizième siècle, Joseph Gikatilla, s'inscrit lui aussi en faveur de la tendance que nous décrivons ici. Voici ses propres paroles: « La raison pour laquelle les Tsadiqim sont appelés des hommes justes, c'est qu'ils mettent chaque chose à sa juste place dans le monde, aussi bien dans le monde interne que dans l'externe, de telle sorte que rien ne dépasse les limites qui lui sont prescrites, et c'est de cette manière qu'ils sont appelés des hommes justes ». (2)

Cette définition domine dans presque tous les secteurs de l'éthique juive, surtout dans celle de la cabbale et de la Hassidout. Encore une fois, le Tsadiq c'est l'homme qui met quelque chose à sa véritable place. Au fond, cela semble un peu simpliste, et pourtant il y a là des implications messianiques et une charge utopique. Car, aux yeux du judaïsme, un monde où toute chose est à sa place véritable répondrait précisément à la définition d'un monde rédimé par la venue du Messie. C'est ainsi que l'idée qu'on se fait de l'Homme Juste est mise en connexion avec celle du Messie.

Le Tsadiq qui ramène toutes choses à l'ordre harmonieux, qui les oblige à coexister dans ce monde-ci, sans troubles et sans divisions, ce type d'homme travaille à révéler l'unité divine à travers l'harmonieuse unité du monde. Car le désordre dans ce monde est au coeur de l'injustice, il est le sujet de toutes les objections et de tous les reproches. C'est pourquoi l'Homme Juste, pour qui la Torah est une Loi d'ordre et un guide vers l'ordre, cet homme se charge de ramener l'ordre dans le monde et de l'y maintenir. Il y a donc une étincelle messianique dans ses activités.

Le Hassid

En parlant du Tsadiq, j'ai décrit l'idéal du juif moyen, je pourrais presque dire du Baal Bayit, c'est-à-dire du père de famille en tant que membre de la communauté. Ce type d'homme mesure ses pas, pèse ses actions et réfléchit en fonction des exigences qui lui sont imposées. En agissant de la sorte et en combinant ses efforts avec ses congénères, il en arrive à hisser, dans la mesure du possible, la communauté juive à son plus haut niveau de perfection. Certes, il lui faudra résister aux tentations; il devra faire ses preuves en surmontant de grandes difficultés; cependant, on ne lui demandera rien de vraiment extraordinaire. Le Hassid, au contraire — et c'est lui qui fera maintenant l'objet de notre discussion — le Hassid représente un type bien différent. En fait, il se trouve diamétralement opposé au Tsadiq dans le monde des valeurs humaines. Dans la littérature éthique, et, en général dans tous les textes où la précision des termes est passablement respectée, le Tsadiq est toujours situé à un niveau inférieur par rapport au Hassid. Alors que le Tsadiq est un idéal de la norme, le Hassid, lui, se définit comme un type d'homme exceptionnel, il pousse à l'extrême. Certes, l'aspect extérieur de cet extrémisme a bien changé au cours des âges, mais sa nature profonde est restée identique à elle-même. Contrairement au Tsadiq, le Hassid ne se contente pas d'accomplir son devoir en fonction des instructions reçues: il va au-delà. La voie moyenne ne le satisfait jamais: il ne compte point ses pas. C'est un enthousiaste: son radicalisme et son engagement émotionnel total ne risquent pas d'être découragés par des considérations bourgeoises. Sa nature ignore la retenue, qui caractérise précisément le comportement du Tsadiq. Tout ce qu'il fait, c'est toujours dans un esprit d'exubérance spontanée avec une sorte de surérogation, c'est-à-dire bien au-delà des exigences du devoir.

Le mot hébreu Hessed n'est pas facile à traduire. Il combine les idées de charité, tendresse et de grâce. Quand on parle de Hessed de Dieu par opposition à sa Justice et à sa Rigueur, on pense à sa générosité sans limites, à la nature exubérante et spontanée de ses bienfaits et de sa grâce. Quand on traduit Hassid simplement par « pieux » on passe à côté de l'essentiel. Cela ressort clairement du langage des Psaumes: « Si Dieu est appelé "Hassid dans tous ses actes" (Psaume 145, 17) il est bien évident qu'il ne s'agit pas de sa "piété" mais des qualités que nous venons justement de décrire. Quant au simple mortel, tout limité qu'il soit dans sa sphère propre, il représente tout de même ces qualités fondamentales que nous avons trouvées chez Dieu, et il en fait la pierre angulaire de son être moral. Il ajoute à la sévérité des prohibitions de la Torah en s'interdisant bien des choses que la Loi permet, et il ajoute à ses commandements positifs en accomplissant toutes sortes d'actions qui ne sont pas vraiment obligatoires. Des autres il ne demande rien, mais il exige beaucoup de lui-même. Dans les Pirqé Avot, recueil de maximes conservées dans un traité spécial de la Mishnah, on trouve une célèbre définition des quatre principales qualités humaines: (Avot, chap. 5, Mishnah 9) « Celui qui dit: Ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à toi », c'est l'homme moyen, et certains disent qu'il vaut les gens de Sodome. S'il dit: « Ce qui est à moi t'appartient, et ce qui est à toi m'appartient », c'est un ignorant. Mais s'il dit: « Ce qui est à moi t'appartient et ce qui est à toi reste à toi », celui-là c'est un Hassid. Inversement celui qui dit: « Ce qui est à toi m'appartient et ce qui est à moi reste à moi », c'est un scélérat »,

On voit que le Tsadiq suit une loi valable pour tout le monde. Je dirais presque qu'il se soumet à une éthique kantienne. Le Hassid, au contraire, se soumet à une règle qui n'est valable et contraignante que pour lui-même. Cela fait qu'il a souvent l'air extravagant et qu'il provo
que un certain antagonisme ou une vive opposition par le fait même de son radicalisme. Il y a un certain non-conformisme et même un élément d'anarchie sacrée dans sa nature. Certes, son comportement extérieur est rigoureusement soumis à la Loi telle qu'elle a été établie et codifiée, mais il la transcende par sa ferveur spirituelle. Dans l'usage rabbinique, le terme Hassid ne se contente jamais de désigner une attitude mentale; il véhicule toujours une application pratique, liée, il est vrai, à cette mentalité si spéciale. La vieille expression Talmudique, Hassidim ve-anché Manassé, « des Hassidim qui sont en même temps des hommes d'action », cette expression met fort bien les choses au point.

Cet élément radical est toujours présent à l'esprit des grands auteurs du judaïsme quand ils parlent du Hassid ou de la qualité abstraite appelée Hassidout. Maïmonide (3) explique que l'homme qui s'efforce avec une attention égale d'accomplir chaque commandement, cet homme est un Tsadiq; tandis que celui qui choisit un seul précepte pour l'exalter, pour en pousser l'application à l'extrême, bien au-delà de la voie moyenne, celui-là c'est un Hassid. De tout cela il découle clairement qu'un élément émotionnel particulier s'attache à la condition du Hassid. Car l'intensité de l'émotion qu'il projette dans l'exécution des devoirs spéciaux dont il s'est chargé fait de lui un enthousiaste. On revient sans cesse dans notre littérature sur ces Hassidim qui ont pris un des six cent-treize commandements et l'ont élevé au rang de but pour leur exigence. Ils ont brodé sur ce thème une profusion de détails. S'ils étaient savants en même temps que Hassidim, ils ont essayé d'en élaborer toutes les ramifications et de combiner l'argutie avec l'enthousiasme. Mais malgré une célèbre parole rapportée dans la Mishnah (Avot II 6) on pouvait être Hassid sans posséder un grand bagage intellectuel. Dans ce cas, on réfléchissait àl'application la plus large possible d'une grande mitsvah, d'un grand commandement, et on s'efforçait de ne plus vivre que pour cela. On trouve parmi les Hassidim des spécialistes de la pudeur ou de la charité, des spécialistes d'une conduite dictée par la crainte de Dieu ou enflammée par son amour.

Quiconque décide d'emprunter le sentier de la Hassidout doit savoir qu'il souffrira. Il a même été dit qu'un ange gardien le guidera sur cette voie douloureuse afin de lui donner la force de tenir tête aux vicissitudes de sa carrière. Il y a donc dans la Hassidout un élément fondamental d'abnégation et d'ascétisme. Ce fait explique à mon avis un phénomène très important dans l'histoire de la pensée juive. Malgré la haute idée qu'on se fait de la Hassidout, on retrouve toujours une certaine retenue et même une sorte de dédain à son égard. Le fait est que, pendant quinze cents ans au moins, aucune organisation de Hassidim en tant que groupe déterminé n'a été autorisée dans le judaïsme. Cette remarque est d'autant plus frappante qu'on n'a jamais manqué de livres et qui ont présenté le type du Hassid sous les couleurs les plus exaltantes, aussi bien du côté des Sephardim que des Achkenazim.

Une des oeuvres les plus célèbres de la littérature juive du moyen-âge est un ouvrage de dimensions assez vastes intitulé Le Livre des Hassidim (4). Il fut écrit en Allemagne aux douzième et treizième siècles, et il exprime les idéaux d'un mouvement religieux qu'on a dénommé par la suite Hassidisme Rhénan. Dans ce milieu, les vertus et les qualités du vrai Hassid furent exaltées de façon extraordinaire: renonciation aux plaisirs profanes, victoire sur les tentations de la vie ordinaire, indifférence devant l'injure, tout les portait à supporter sans broncher les pires humiliations et à se conduire en toutes circonstances selon les exigences les plus strictes de la justice. Et malgré cette tendance à considérer précisément les qualités qu'on vient de passer en revue comme la plus haute perfection morale, malgré cela, le Hassid reste toujours un être exceptionnel, inassimilable aux conventions sociales, individualiste à l'extrême et bizarre dans son propre milieu. On n'a jamais donné d'instructions pour organiser ces gens dans un cadre commun. Au contraire, on considère comme admis que chacun d'eux ne devrait exercer son activité qu'à l'intérieur d'une communauté de gens ordinaires sans songer à l'établissement d'une organisation autonome. C'est pourquoi on trouve de tels Hassidim ici et là, dans les grandes villes et les petits villages, mais, manifestement, la tendance dominante des autorités rabbiniques était de les intégrer dans la communauté juive générale en évitant d'encourager le moindre séparatisme. Notons au passage le contraste qui oppose cette attitude juive à celle des chrétiens en pareil cas: le radicalisme chrétien qu'on pourrait baptiser « Hassidique » a trouvé son expression dans les monastères aussi bien par la prédication que par la discipline d'une vie séparée du monde. Le judaïsme, quant à lui, désapprouve ce genre d'organisation qui met les «hommes spirituels» à l'écart des foules «temporelles» en fondant une classe de « reclus » dont on attend qu'ils mettent en pratique dans la vie quotidienne les commandements de la religion tout en laissant les autres gens se débrouiller au mieux de leurs possibilités. La ligne de conduite du judaïsme est bien plus sobre: dans toutes ses exigences intellectuelles et affectives, bref, dans toute sa doctrine religieuse, il s'efforce d'éviter cette stratification de la société que nous trouvons précisément dans le christianisme médiéval. Au contraire, il a fait tout son possible pour lier les différents éléments humains, pour en faire une vraie communauté en assignant à chaque type de juif-érudit, Hassid ou Tsadiq —une fonction organiquement rattachée à l'ensemble.
Je disais plus haut que les Hassidim sont des personnalités indépendantes. Je voudrais illustrer ce point en me fiant à une source tout àfait authentique. Nous avons la liste des martyrs exécutés dans bien des régions d'Allemagne au cours des persécutions du douzième et du treizième siècles. Dans la plupart des communautés, on enregistrait leurs noms pour en perpétuer la mémoire et pour les réciter pendant la cérémonie du souvenir lors des grandes fêtes. Ces listes ont souvent été conservées et publiées par les historiens. Or, le fait est qu'elles ne mentionnent qu'avec une extrême parcimonie les titres honorifiques des gens qu'elles nomment. De temps en temps on trouve un Talmid Hakham ou un Rabbi; il y avait en général plusieurs personnes de ce genre dans chaque communauté. Au contraire, le titre de Hassid ou de Hassida apparaît rarement, et, manifestement, il était le signe de la plus haute considération. Aucun de ces Hassidim n'est en même temps désigné comme érudit. Et pourtant, à cette époque, l'idéal des Hassidim allemands était largement répandu dans ces communautés (5).
Comment devient-on Hassid? C'est essentiellement un don naturel, un trait du caractère. C'est une disposition qu'on a ou qu'on n'a pas. Si on l'a, on peut l'encourager. Mais il n'est pas question d'éduquer n'importe qui en vue d'en faire un Hassid, alors qu'en principe tout le monde peut devenir Tsadiq. Rabbi Hayim Vital, un des grands cabbalistes de Safed au seizième siècle explique comme suit le terme qui nous occupe en indiquant clairement la supériorité du Hassid: « Quiconque tient scrupuleusement les six cent-treize commandements de la Torah, quiconque perfectionne son âme rationnelle, mais n'a pas encore fait de ses bonnes dispositions une partie intégrante de son être, c'est-à-dire qu'il a encore à lutter pour elles contre ses mauvais penchants — un tel homme est appelé Tsadiq parfait. Par contre, quand ses bonnes dispositions sont devenues partie intégrante de sa propre nature et qu'elles se présentent à lui d'une manière si spontanée qu'elles le portent à observer la Loi de la Torah dans la joie et sans aucun besoin de combattre ses mauvaises impulsions, car son corps en est déjà purifié comme si le bien était sa nature depuis qu'il est sorti du sein de sa mère — un tel homme est appelé Hassid parfait » (6).

Même dans le Sentier de Rectitude, ce grand manuel des valeurs éthiques juives mentionné plus haut, Moché Hayim Luzzato, quand il entreprend de discuter la fonction du Hassid, par opposition à celle du Tsadiq, insiste sur le fait que tous les avis ou toutes les analyses qu'il peut donner ne sont pas d'un grand secours. L'essentiel, selon lui, c'est que seuls des gens qui ont été gratifiés d'un don gracieux de la part de Dieu, des gens qui ont dans leur âme une étincelle particulière, peuvent prétendre à la qualité de Hassid. Il s'embarque dans des polémiques contre l'usage vulgaire et facile de ce terme qui ne concerne que ce qu'il appelle lui-même « des pratiques vides de signification ou dénuées de bon sens qui vont à l'encontre de tout sain jugement, avec des pleurs perpétuels, des courbettes excessives et d'étranges mortifications de la chair, comme par exemple les bains dans l'eau glacée ou l'habitude de se rouler dans la neige. Mais, continue Luzzato, ce n'est pas sur des pratiques pareilles que se fonde la Hassidouth » (7). Cependant, quel que fût l'idéal élevé de la Hassidouth tel que l'a conçu Luzzato — et nous dirions sans peine qu'il correspond largement à ce que nous appelons « sainteté » — il est clair que notre auteur et ses contemporains avaient en tête un type bien défini quand ils parlaient de Hassidisme et de Hassidouth. Il y avait bel et bien un modèle de comportement commun qui caractérisait le Hassid au point d'en faire un élément visible et très remarquable de la société juive, cela sans préjuger des autres éléments invisibles et non moins importants. Ce modèle ne présentait pas de différences fondamentales quand on se déplaçait de Turquie en Italie, en Hollande, en Pologne ou ailleurs.

Je me suis efforcé de délimiter trois types d'homme qui, ensemble, nous donnent une image de l'idéal moral du judaïsme. Au cours des temps, toutes sortes de combinaisons et d'altérations de ces types ont fait leur apparition dans l'histoire. Spécialement, l'usage populaire de l'idée de Tsadiq ou de Hassid est souvent devenu imprécis. Mais on ne saurait trouver d'exemple plus étrange de cette déformation que la métamorphose des termes dans le mouvement Hassidique qui prit naissance au dix-huitième siècle en Podolie et en Volhynie et se développa autour d'Israël Mal Shem Tov, qui est mort en 1760.

C'est sur bien des points une illustration frappante des idées émises ici, surtout en ce qui concerne l'organisation des gens du type Hassidique. Car c'est seulement en tant qu'organisation où toutes sortes de gens se retrouvaient autour d'une figure centrale, de type purement Hassidique, — c'est seulement dans ce cas que le Hassidisme pouvait se maintenir. Si les dirigeants de ce mouvement s'étaient contentés d'adhérer les uns aux autres pour former un corps composé de gens de leur propre type, cette communauté aurait succombé sous les assauts du Judaïsme rabbinique du genre ancien, dont l'antagonisme ne pouvait manquer de se manifester de toute façon. Nous ne pourrions pas parler du monde spécifique du Hassidisme, au sens qu'a pris ce mot quand il s'agit de ce mouvement, dont certaines ramifications sont encore bien vivantes aujourd'hui, nous ne pourrions pas en parler s'il n'avait réussi à placer une sorte de Saint juif en tant que Juif radical au milieu d'une entité sociale organiquement structurée. Nous assistons donc à une très curieuse métamorphose des termes. Jamais auparavant, ni dans la littérature ni dans la vie, on n'aurait eu l'idée de donner le titre de Hassidim à des gens qui admirent des Hassidim. Et c'est justement le phénomène auquel nous assistons ici. Des hommes qui regardaient avec une sorte de ferveur religieuse la représentation concrète de l'idéal Hassidique s'appelaient désormais eux-mêmes Hassidim; voilà un usage assez paradoxal, sinon scandaleux, d'un terme vénérable. Cependant, les vrais Hassidim, ceux qui ont sanctifié cet idéal par leur vie même, s'intulaient maintenant Tsadiqim. Ce nouveau tour pris par la terminologie était gros de confusion. Un Tsadiq, au sens Hassidique du mot, ne ressemble en rien à ce que signifiait ce mot dans l'usage traditionnel décrit plus haut: maintenant il s'agit d'une sorte de « Super-Hassid ». Malheureusement, il ne saurait être question ici d'expliquer les raisons historiques de ce changement ni le processus de sa genèse. Ce qui nous intéresse ici, c'est de comprendre la signification essentielle de ces trois types, des phénomèmes eux-mêmes, quel que soit le nom qu'ils aient pu revêtir.

Pour terminer, je voudrais faire une remarque sur une tradition juive populaire dans laquelle la figure originale du Hassid a fini par atteindre son apogée. Il s'agit de ce qu'on a appelé le « Tsadiq caché » ou « secret ». La légende juive lui accorde une place d'honneur depuis les grands développements du mouvement hassidique. Ses racines sont très anciennes. On a prétendu que le célèbre Maître du second siècle, Rabbi Simon Bar Yohaï avait prononcé cette sentence: « Il ne manque jamais dans le monde trente Tsadiqim comme Abraham », Ils protègent le monde, comme le fit Abraham de son vivant. Plus tard, un autre rabbin du Talmud prétendit que, pour chaque génération, le monde ne contient pas moins de trente-six justes et c'est à eux qu'estaccordée la contemplation de la miséricorde divine. C'est là l'origine de la conception qu'a eue le folklore juif des trente-six Tsadiqim cachés, qu'on appelle en yiddish les Lamedvovniks, d'après le nom des lettres hébraïques Lamed et vaw qui se combinent pour noter le nombre 36. La légende veut que ce soit sur eux et sur leurs mérites que repose le monde. (8) Il y avait donc deux types de Tsadiqim: ceux qui restaient cachés et gardaient leur secret pour eux-mêmes, et ceux qui se manifestaient aux autres hommes, et agissaient, pour ainsi dire, sous l'oeil de leur prochain. Les premiers sont appelés « Nistarim », c'est-à-dire « cachés », les seconds « Mefoursamim », c'est-à-dire « bien connus ». Evidemment, les Tsadiqim cachés sont d'un ordre supérieur, parce qu'ils sont à l'abri de la vanité qui est presqu'inséparable d'une carrière publique. (9) D'ailleurs certains d'entre eux acceptent leur rôle en donnant d'eux-mêmes une image totalement opposée à leur vraie nature restée secrète. Il arrive même qu'ils ignorent leur propre mission et qu'ils passent leur vie à répandre le bien autour d'eux sans savoir qu'ils font partie des élus. Leur destinée se déroule à l'insu d'eux-mêmes et de l'humanité. Le folklore juif d'Europe orientale brodait sans cesse sur ce sujet en insistant toujours sur son aspect paradoxal. D'après la légende, l'un des Trente-Six n'est autre que le Messie. Il se révélerait volontiers, si seulement sa génération était digne de la rédemption. On ne peut jamais savoir qui sont ces porteurs sublimes de la morale la plus pure. L'un d'eux, et c'est la morale de l'histoire, l'un d'eux, c'est peut-être l'un des lecteurs de cet article.


(1) Kad Ha-Kedmah, éd. Ch. Breit, vol. II, fol. 10a.
(2) J. Gikatilla, Sha'arei Tsédek, 1785, fol. 16a. 10
(3) Maïmonide dans son commentaire de la Mishnah
(4) Cf. mon Les principaux courants de la mystique traité Avot V § 7. juive ch. 3.
(5) Cela est encore vrai par la suite. Isaac Markon fait remarquer (dans son article du dernier volume, 79, de Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums, 1939, publié sans pagination) combien restreint était l'usage du terme hassid entre 1650 et 1750.
(6) Vhal, Sha-arei Kedousha I, § 3. Sa source est Maïmonide, Shermona Perakim, ch. 6.
(7) Messilat Yesharim, ch. 18.
(8) Cf. mon essai sur ce concept de Tsadiquim secrets
(9) C'est ce qu'affirme Benjamin de Zalozits, Torei dans Judaica I, 1963, pp. 216-225. Zahav, 1816, f. 34b et Amtahat Benjamin, fol. 78c.

 

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