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SIDIC Periodical XII - 1979/2
Daniel: approche juive et chrétienne (Pages 09 - 15)

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Une prière du livre de Daniel: son utilisation chrétienne
Lawrence Frizell

 

L'étude de la sainte Écriture tient une place de choix parmi les moyens suggérés par le Concile Vatican II en vue d'un dialogue fraternel entre catholiques et juifs (Nostra Aetate 4). Fort heureusement, scruter le texte hébreu et ses anciennes versions, était une pratique courante chez les érudits et les contacts entre ces exégètes se multipliaient. Mais ce n'était là qu'un premier pas pour arriver à comprendre ce que l'auteur, homme, voulait dire. Chaque passage en effet revêt un sens plus vaste lorsqu'il est incorporé dans un contexte plus étendu. Des différences persisteront entre les interprétations juive et chrétienne de l'ensemble du message, mais chaque tradition peut profiter des lumières qui lui sont offertes par l'autre.

En étudiant le nouveau Testament, nous essayons de discerner quels passages de l'Écriture hébraïque furent appliqués par Jésus à sa propre vie et à son ministère, et lesquels furent utilisés par les prédicateurs théologiens des premières communauté chrétiennes.1

Les rouleaux de Qumrân montrent que l'application de passages bibliques à des situations plus tardives et à leurs personnages faisait partie de l'héritage judaïque et que cette manière d'utiliser la Bible était spécialement appropriée au cadre liturgique et à celui de la prière-étude. Citons Dom Hubert Zeller: « Il a été mis dans les saintes Écritures bien plus que ce que l'homme pourra jamais en dégager ». Connaissant les outils herméneutiques employés par chaque tradition, chrétiens et juifs peuvent, chacun pour leur part, sonder les profondeurs des dons de Dieu dans sa Parole.

L'incorporation d'extraits de la Bible hébraïque dans le nouveau Testament et dans les enseignements des communautés chrétiennes frappe tout lecteur, fût-il occasionnel. Il est important aussi de rappeler que l'Église a pris, tels quels, de longs passages de la Bible, pour les insérer dans la liturgie où ils sont devenus une source d'inspiration et un moyen de formation de la communauté des croyants. Le Psautier est l'exemple le plus frappant de ce procédé. Dans certains manuscrits de la Bible grecque, un bon nombre d'hymnes est groupé et placé à la suite des 151 psaumes attribués (pour la plupart) au roi David. Dans l'édition des Septante par Rahlfs, elles sont appelées les neuf odes de l'Église grecque (Ex 15, 1-19; Dt 32, 1-43; / S 2, 1-10; Ha 3, 2-19; Is 26, 9-20; Jon 2, 3-10; Dn 3, 26-45; 52-88 et Le 1, 46-55; 68-79).2

Le premier commentateur connu de ces odes ainsi regroupées est Verecundus, Évêque de Junca, qui mourut en 552. Il affirme que c'est Esdras qui a réuni ces cantiques, probablement en vue d'un usage liturgique.3 O. Rousseau prétend que Verecundus n'avait aucune raison d'inventer cette information au sujet d'Esdras. Mais Hilaire de Poitiers attribue à Esdras le regroupement des psaumes en un seul livre, de sorte que Verecundus eut peut-être en mains un Psautier qui comportait en appendice ces cantiques, avec une allusion à Esdras.4

L'étude présente est centrée sur le Livre de Daniel. Étant donné que la prière d'Azarias (Dn 3, 26-45) a été l'objet d'une étude de M. Gilbert,5 nous nous limitons au cantique des trois jeunes gens dans la fournaise (Dn 3, 52-90); nous le considérerons d'abord en lui-même, puis nous verrons l'usage que l'Église en fait.

Daniel 3, 51-90: l'Ode et l'Hymne

Beaucoup d'érudits pensent que ce cantique fut composé en hébreu" Le texte araméen rapportant le récit de l'épreuve par le feu se termine par les paroles de Nabuchodonosor bénissant le Dieu des trois jeunes gens et statuant que tout blasphémateur de ce Dieu sera châtié (Dn 3, 28-29). La reconnaissance priante de la présence et des dons de Dieu est une belle conclusion de ce passage.

La liturgie, aussi bien que les érudits modernes, divisent ce passage en deux parties: une ode (Dn 3, 52-56) et une hymne (Dn 3, 57-90); la première étant adressée à Dieu et la seconde aux créatures. Le refrain est légèrement modifié dans l'ode, mais il demeure le même tout au long de l'hymne? Le père Delcor voit l'ensemble comme une seule hymne comprenant une introduction (51), des louanges à Dieu (52-56), une invitation aux créatures (57-87) et les louanges prononcées par les trois jeunes gens pour des raisons particulières (88-90).8 Nous suivrons les divisions données par le docteur Carey Moore tout en utilisant la traduction de la Bible de Jérusalem (édition de 1956, p. 1193).

L'ode (Dn 3, 51-56)

51 Alors tous trois, d'une seule voix, se mirent à chanter, glorifiant et bénissant Dieu dans la fournaise, et disant:
52 « Béni sois-tu, Seigneur, Dieu de nos pères, loué sois-tu, exalté éternellement.
Béni soit ton nom de gloire et de sainteté, loué soit-il, exalté éternellement.
53 Béni sois-tu dans le temple de ta sainte gloire,
chanté, glorifié par-dessus tout éternellement.
54 Béni sois-tu sur le trône de ton royaume,
loué, chanté par-dessus tout éternellement.
55 Béni sois-tu, toi qui sondes les abîmes, qui sièges
[sur les chérubins,
loué sois-tu et glorifié par-dessus tout éternellement.
56 Béni sois-tu dans le firmament du ciel,
chanté, glorifié par-dessus tout éternellement.

I. Le créatures célestes sont appelées à louer Dieu (57-63)

57 Vous toutes, oeuvres du Seigneur, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
58 Vous tous, anges du Seigneur, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
59 0 cieux, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
60 0 vous, les eaux au-dessus du ciel, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
61 0 vous, toutes-puissances du Seigneur, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
62 0 vous, soleil et lune, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
63 0 vous, astres du ciel, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!

II. Les éléments de l'atmosphère doivent louer Dieu (64-73)

64 O vous toutes, pluies et rosées, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
65 0 vous tous, vents, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
66 0 vous, feu et ardeur, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
67 0 vous, froidure et ardeur, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
68 0 vous, rosées et giboulées, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
69 0 vous, gel et froidure, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
70 0 vous, glaces et neiges, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
71 0 vous, nuits et jours, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
72 0 vous, lumière et ténèbre, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
73 0 vous, éclairs et nuées, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!

III. Les créatures terrestres doivent louer Dieu (74-81)

74 Que la terre bénisse le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
75 0 vous, montagnes et collines, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
76 0 vous, toutes choses germant sur la terre, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
77 0 vous, sources, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
78 0 vous, mers et rivières, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
79 0 vous, baleines et tout ce qui se meut dans les eaux, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
80 0 vous tous, oiseaux du ciel, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
81 0 vous tous, bêtes et bestiaux, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!

IV. La race humaine doit louer Dieu (82-90)

82 0 vous, enfants des hommes, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
83 0 Israël, bénis le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
84 0 vous, prêtres, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
85 0 vous, ses serviteurs, bénissez le Seigneur: à lui, haute gloire, éternelle louange!
86 0 vous, esprits et âmes des justes, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
87 0 vous, saints et humbles de coeur, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
88 Ananias, Azarias, Misaël, bénissez le Seigneur:
à lui, haute gloire, éternelle louange!
Car il nous a sauvés des enfers,
il nous a arrachés de la main de la mort,
il nous a délivrés de la fournaise de flamme
[ardente, il nous a délivrés du milieu de la flamme.
89 Rendez grâce au Seigneur, car il est bon, car son amour est éternel!
90 Vous tous qui l'adorez, bénissez le Dieu des dieux, car son amour est éternel!

Le lien entre création et histoire est clair dans l'expression Dieu de nos pères (52) et aussi dans la dernière strophe. L'hymne est en grande partie inspirée par des psaumes (spécialement 103 et 148) et respire un parfum liturgique. Un texte de Qumrân, « Les paroles des luminaires »,9 qui date approximativement de la même époque, se termine par un passage placé sous la rubrique « Hymnes pour le jour du Shabbat »; ce passage suit les mêmes thèmes (voir Ps 92, 1-5).
Rendez grâce ...
(Bénissez) sans cesse son saint nom
... tous les anges du saint firmament
... (au-dessus) des cieux,
la terre avec toutes ses profondeurs,
le grand (Abîme) et Abaddon
et les eaux et tout ce qui se meut (en elles). (Que) toutes ses créatures (le bénissent) incessam
[ment pour (les siècles) éternels 10

Delcor suggère que le verset 53 se réfère au Temple de Jérusalem plutôt qu'au temple céleste, car l'expression toi... qui sièges sur les chérubins (55) indique la présence de Dieu au-dessus de l'arche d'alliance." Un autre texte de Qumran," cependant, décrit une liturgie angélique qu'il fait suivre d'une description de la Merkabah (voir Ez 1-3) « Les chérubins bénissent l'image du char-trône au-dessus du firmament, et ils louent la majesté du firmament enflammé au-dessous du siège de sa gloire » (Vermes p. 212). Etant donné que tout, dans le Temple, est modelé d'après le prototype céleste (voir Ex 25, 9; 40; Sg 9, 8 etc.), cette ode est centrée sur la réalité céleste. L'expression toi qui sondes les abîmes (55) se comprend mieux si on l'interprète en ce sens.

L'hymne de louange

Comme suite normale à l'ode, les créatures célestes et les eaux au-dessus du firmament sont appelées par le poète à bénir Dieu en premier. L'activité créatrice de Dieu a le même mouvement et, jusqu'à un certain point, la même structure de six jours que dans la Genèse, dont le premier chapitre sert de fond de tableau à l'hymne. La dernière section (82-90) ne considère pas seulement la création comme ayant son apogée dans l'être humain et dans la peuple choisi; elle présente aussi la communauté comme possédant autorité pour convoquer toutes les oeuvres du Seigneur au devoir de le bénir. Sous-jacente à cela, il doit y avoir toute une théologie de l'homme et de la femme, créés à l'image de Dieu (Ps 8).

Jésus ben Sira, réfléchissant sur Genèse 1, 26-28 environ 200 ans avant Jésus Christ, indique un fondement théologique pour cette hymne du Livre de Daniel:

« Le Seigneur a tiré l'homme de la terre ... Il a remis en leur pouvoir (le pouvoir des hommes) ce qui est sur la terre. Il les a revêtus de force, comme lui-même, à son image il les a créés. A toute créature il a inspiré la terreur de l'homme, pour qu'il domine bêtes sauvages et oiseaux ...

Il mit sa lumière dans leur coeur pour leur montrer la grandeur de ses oeuvres. Ils loueront son saint nom, racontant la grandeur de ses oeuvres » (Si 17, 1-10; voir aussi 39, 14-16 et Sg 9, 2).

Dieu se révèle par sa création (voir Sg 13, 1-5); la reconnaissance de ses attributs conduit ceux qu'il a créés à son image et à sa ressemblance à louer la manifestation de sa personne (le Nom). Et parce que le nom de Dieu a été révélé au Sinaï (Ex 3, 14; 34, 6-7) Jésus ben Sira passe immédiatement de la création à l'alliance: « Il leur accorda encore la connaissance, il les gratifia de la loi de vie: il a conclu avec eux une alliance éternelle et leur a fait connaître ses jugements » (Si 17, 11-12).

C'est de la même manière que le psaume 148 et le cantique des trois jeunes gens atteignent leur sommet lorsqu'ils parlent du peuple choisi, ce peuple constitué à cause de la promesse faite aux patriarches (83; voir 52: « Dieu de nos pères »), représenté par les prêtres et les lévites (les « serviteurs du Seigneur »; Ps 135,1-2; 20; I Ch 9, 33) et dont les hommes justes, définis comme « saints et humbles de coeur », sont l'exemplaire. Les trois adolescents de la tribu de Juda (Dn 1, 6) sont les modèles éminents de ces hommes justes?

La bénédiction est considérée, d'habitude, sous deux aspects, celui de descente et celui de montée: les dons qui viennent de Dieu et la reconnaissance de l'homme (action de grâce pour les dons et louange à celui qui les donne). Il est frappant de voir que cette prière est tout entière pure louange jusqu'au verset 88 où les motifs d'une bénédiction ascendante sont énoncés. Il semble qu'il y ait là un mouvement partant de la réponse générale de toutes les créatures à leur « raison d'être » pour aboutir à un but précis: la délivrance des martyrs. Le roi Nabuchodonosor voulait les tuer, mais le feu ne leur fit aucun mal, bien que leurs bourreaux soient morts, eux, dans les flammes (Dn 3, 32-48). Le Créateur contrôle les forces de la nature, les mettant au service des justes. Le Livre de la Sagesse médite sur les épreuves et l'expérience de l'Exode:

« Car, pour préserver tes enfants de tout mal, la création tout entière, obéissant à tes ordres, fut à nouveau reconstituée dans sa nature ... Le feu renforçait dans l'eau sa propre vertu, l'eau oubliait son pouvoir d'éteindre. En revanche, les flammes épargnaient les chairs des animaux, pourtant si frêles, qui s'y aventuraient ». (Sg 19, 6; 20-21)

La conclusion reprend la forme litanique (89-90) de la liturgie du Temple (Ps 106, 1; Ps 136): c'est le thème qui unit tous les adorateurs du Dieu unique:

« Rendez grâce au Seigneur car il est bon, car son amour est éternel. » La bonté de Dieu se manifeste dans le pardon (prière d'Azarias) et en d'autres gestes de miséricorde envers ceux qui sont pris dans les ambiguïtés de l'ordre humain»

Le cantique des trois jeunes gens dans la tradition chrétienne

Les interprétations chrétiennes de l'hymne la situent d'abord dans le contexte de la persécution de Nabuchodonosor: on y trouvait une source d'inspiration pour l'Église quand elle subissait une épreuve semblable." C'est entre 202 et 204 qu'Hippolyte, prêtre de Rome, écrivit le premier commentaire chrétien, encore existant, du Livre de Daniel.16 Ce commentaire mérite notre attention.

Le texte grec de Daniel (3, 1) indique que ce fut pendant la dix-huitième année de son règne que Nabuchodonosor fit ériger la statue en or. Les deux premières lettres du nom Jésus, en grec, donnent, une fois additionnées, le chiffre dix-huit. Par conséquent, selon Hippolyte, Nabuchodonosor représente en quelque sorte Jésus, le Fils de Dieu. Quand celui-ci vivait en ce monde,

il érigea sa propre statue en se levant, homme, de parmi les morts, manifestant l'homme qu'il était, pur et irréprochable (comme s'il eût été d'or) à ses disciples. Les soixante coudées de hauteur représentent les soixante patriarches qui, selon la chair, préfigurent la statue de Dieu, le Verbe... Les six coudées en largeur représentent les six jours de la création, car ce fut le sixième jour que, pétri dans la terre, l'homme fut créé (II, xxvii).

Le thème de la résurrection se développe aussi à partir du fait que le feu brûle les liens mais non les vêtements des martyrs (Dn 3, 25-27). La puissance de Dieu peut rendre à la vie le corps corruptible tout comme elle a protégé les vêtements qui participaient à la sainteté des jeunes gens (II, xxviii).

De même que le papyrus de Cologne 967," Hippolyte attribue aux trois jeunes gens la prière d'Azarias. Après avoir confessé leurs péchés et ceux d'Israël, ils invitent toutes les créatures à se joindre à eux pour louer, bénir et glorifier Dieu. En résumant sa pensée Hippolyte ajoute après le verset 63: « O vous, tous les éléments qui vous mouvez dans les cieux, chantez ses louanges et exaltez-le à jamais ». Après les « enfants des hommes (82), il nomme les êtres du monde inférieur, les esprits des anges du Tartare (voir II P 2, 4; Je 2, 19) et les âmes des justes. C'est ainsi qu'il interprète le verset 86, comme se rapportant aux démons et aux morts: la litanie doit être parfaitement englobante. « Après avoir passé en revue toutes les créatures, ils (les jeunes gens) se nomment eux-mêmes comme étant les plus petites et les plus humbles d'entre elles » (II, xxix).

Hippolyte s'adresse ensuite directement aux trois jeunes gens, quêtant leurs prières afin qu'il puisse obtenir la récompense du martyre.' Il leur demande de décrire la quatrième personne présente dans la fournaise (Dn 3, 25).

Quel est cet- homme qui, par votre bouche, a passé en revue toute la création sans oublier une seule des créatures existantes ou ayant existé? Vous n'avez passé qu'une heure dans la fournaise, mais vous avez tout appris de la création du monde. C'était le Verbe qui était avec vous et qui parlait par votre bouche, car lui seul sait la manière dont le monde fut créé... Tout a été nommé, les êtres célestes, terrestres et souterrains, ce qui démontre que tout ce qui a été créé par la parole de Dieu est le serviteur de Dieu (II, xxx).

Hippolyte identifie l'ange qui fait souffler un vent de rosée dans la fournaise (Dn 3, 49-50) avec celui qui noya les Égyptiens et châtia les habitants de Sodome. C'est « L'Ange du Grand Conseil » (Is 9, 6 dans les Septante; voir Raban Maur, P.L. CXIII c. 1152); il est donc en relation avec Jésus en tant que Jésus est le Messie (II, xxxii).19

Chromatius, évêque d'Aquilée (387-407), met en rapport avec la délivrance des trois jeunes gens la libération de Paul et de Silas, sortis de prison (Ac 16, 2326) et il remarque que lorsque deux ou trois se réunissent en une prière commune, le Seigneur sera avec eux (Mt 18, 20) afin de les sauver (C.C. IXa p. 492-493).

La liturgie et le cantique au cours des siècles

Le cantique des trois jeunes gens fut inséré très tôt dans la liturgie chrétienne. Écrivant vers 406, Rufin note que ce cantique était chanté par les chrétiens dans le monde entier (P.L. XXI c. 612-614). Au 7e siècle, le Concile de Tolède exprime une inquiétude: « L'hymne des trois jeunes gens, dans laquelle toutes les créatures du ciel et de la terre louent Dieu et que l'Église catholique chante partout, est négligée par certains prêtres aux messes du dimanche et aux fêtes de martyrs » (Canon 14). Le missel romain utilisait ce cantique comme lecture au samedi des Quatre-Temps, et il en suggérait l'usage comme action de grâce du prêtre après la messe. La quatrième prière biblique de Laudes, dans l'office divin, était toujours un cantique de l'ancien Testament. Le cantique des trois jeunes gens avait été choisi pour les Laudes du dimanche (et il était suivi du Psaume 148) afin de commémorer la création au premier jour de la semaine.

Comme l'indique le mot Benedicite (titre habituel donné au cantique dans l'office), le texte liturgique commence avec le verset 57. Au lieu des motifs exprimés après la mention des trois noms, Ananias, Azarias et Misaël (88) l'Église insère les paroles suivantes: « Bénissons le Père et le Fils et le Saint-Esprit, à lui louange et gloire pour l'éternité ». Comme c'est le cas pour bien des psaumes, les chrétiens considéraient cette hymne comme « ouverte » à une lecture éclairée par la façon dont l'enseignement de Jésus avait développé la révélation. L'interprétation qui rapproche l'expérience faite dans la fournaise de l'oeuvre rédemptrice de Jésus remonte à Hippolyte et peut-être même à une époque antérieure. La tendance à chercher dans tout l'ancien Testament des allusions au mystère de la Trinité offrait un fondement à cette addition qui est, c'est évident, une variante de la prière habituelle (« Gloire au Père... ») qui termine tous les psaumes de l'office.

« Tous les trois, d'une seule voix ... louaient Dieu (51). Ces trois hommes ... représentent les élus de Dieu qui, unis dans leur croyance à la Sainte-Trinité, adorent, louent et proclament un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit... » 20

L'usage dans l'Église est de couper cette hymne au verset 56, dans une invocation directe à Dieu en sa demeure éternelle. Il semble qu'on puisse voir en cela l'expression d'un désir d'unir le culte de la communauté terrestre à celui de la cour céleste, comme dans le Sanctus et le Te Deum.

L'antienne récitée avant et après les psaumes et les cantiques apporte souvent un complément d'information. Pour l'office ordinaire au long de l'année, cette antienne est: « Par ordre du roi, les trois enfants furent jetés dans la fournaise mais, sans crainte des flammes, ils disaient: Béni soit Dieu! » Le devoir qu'ont les créatures de louer Dieu en paroles et en actes est ici placé dans le contexte de cette réponse totale qu'est le martyre. A Pâques, l'antienne manifestait un lien explicite avec la résurrection du Christ: « Celui qui a libéré les trois enfants des flammes brûlantes, le Christ, est sorti du tombeau ».

La récente réforme de l'office place le Benedicite aux Laudes du premier et du troisième dimanche du cycle de quatre semaines, ainsi qu'aux Laudes des grandes fêtes; Daniel 3, 52-57 est récité aux Laudes du second et du quatrième dimanche. L'antienne pour Pâques dit à présent: « Notre Rédempteur est sorti du tombeau: chantons une hymne au Seigneur notre Dieu ».

L'Église emploie ce cantique pour exprimer ce qu'elle considère comme devant être la réponse de la création à Dieu, qu'il s'agisse de son activité créatrice, de la présence de sa Providence en tous niveaux de la nature ou du renouveau à venir, c'est-à-dire du royaume dont les prémices se trouvent dans la résurrection du Christ (I Co 15, 20-28). Bien qu'on puisse se demander si cette prière procède d'une théologie juive de l'homme vu comme grand-prêtre de la création (avec le rappel du symbolisme cosmique introduit par Philon dans sa description des vêtements du Grand-Prêtre), cette idée est certainement présente dans la vision chrétienne de la réalité. Les deux composantes de l'expression « royaume de prêtres et nation sainte » (Ex 19, 6) ont pu être appliquées à tout le peuple d'Israël; telle est, en tout cas, l'interprétation chrétienne. « Vous êtes une race choisie, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, pour annoncer les louanges de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière » (I P 2, 9).

Comme le levain dans la pâte (Mt 13, 33), le mouvement des créatures qui, à travers l'histoire, marchent vers le Royaume, consiste en une présence qui oriente et coordonne toutes choses pour le service de Dieu. Les créatures recréées dans le Christ (II Co 5, 17) se conforment de plus en plus à son image (Ga 4, 19); elles peuvent ainsi aider à conduire le monde inanimé vers un service qui soit un service d'amour (Mt 25, 31-46) où chacun peut reconnaître l'image de Dieu en tous les êtres humains. Il est singulièrement opportun de suggérer le Benedicite comme prière après la célébration de la sainte Eucharistie. Ayant élevé le pain, le vin et d'autres éléments de la vie quotidienne au rang de médiateurs du plus grand des dons de Dieu à son peuple, la communauté chrétienne reconnaît que chaque niveau de la création s'efforce d'avancer vers le même but (Rm 8, 19-23) et que, par le Christ, il se trouve de plus en plus intégré au crescendo de louange et d'action de grâce qui répond, dans le temps et par-delà le temps, au don que Dieu fait de lui-même.



* Le P. Lawrence Frizzel, ancien étudiant de l'Institut Biblique de Rome, puis d'Oxford, est Professeur à l'Institut d'études judéo-chrétiennes de l'Université de Seton Hall (New Jersey, U.S.A.). Sa thèse de doctorat, The People of God, étudie les thèmes des manuscrits de Qumrân.
1. Voir, par exemple, la monographie sous presse: Vigilance in the Gospel of Mark, par ASHER FINKEL.
2. Quelques manuscrits ajoutent Isaïe 5, 1-9; 38, 10-20; la Prière de Manassé; Luc 2, 29-32; Gloire à Dieu au plus haut des cieux. Voir H. SCHNEIDER, « Die biblischen Oden in christlichen Altertum », Biblica 30 (1949), p. 28-65; 432-453.
3. Le commentaire est édité dans le Corpus Christianorum (série latine) XCIII, désormais abrégé en C.C.; la Patrologie Latine de Migne le sera en P.L. Il n'existe aucun manuscrit hébraïque contenant les Odes en appendice; voir H. SCHNEIDER p. 33.
4. O. ROUSSEAU, « La plus ancienne liste de Cantiques liturgiques tirés de l'Écriture », Recherches de Science Religieuse 35 (1948), p. 129.
5. M. GILBERT, « La Prière d'Azarias », Nouvelle Revue Théologique 96 (1974), p. 561-582. Voir ANDRÉ LACOCQUE, « The Liturgical Prayer in Daniel 9 », Hebrew Union College Annual 47 (1976), p, 119-142.
6. WINFRIED HAMM, Der Septuaginta-Text des Boches Daniel Kap. 3-4 nach dem Kôlner Teil des Papyrus 967, Bonn, Rudolf Habelt, 1977, p. 57, 249. (Je remercie le Père Arthur McCrystall pour n'avoir autorisé à utiliser ce texte). Pour une rétrovision, voir CURT KUHL, Die drei Miinner im Feuer, Beihefte ZAW 55 (1930). « The Unknown Aramaic Original of Theodotion's Additions to the Book of Daniel » de Moses Gaster publié pour la première fois en 1894 et 1895, a été réimprimé dans Text and Studies in Folklore, Magic, Medieval Romance, Hebrew Apocrypha and Samaritan Archeology, New York: Ktav, 1971, vol. I, p. 39-68 avec un texte en araméen, vol. III, p. 16-21.
7. CAREY MOORE, Daniel, Esther, and Jeremiah: the Additions, Garden City, Doubleday, 1977, p. 75. Nous suivons la division qu'il donne de l'hymne à la même page.
8. M. DELCOR, Le Livre de Daniel, Paris, Gabalda, 1971, p. 103.
9. M. BAILLET, « Un recueil liturgique de Qumrân, Grotte 4: les paroles des luminaires », Revue Biblique 68 (1961), p. 195-250.
10. G. VERMES, The Dead Sea Scrolls in English, Harmondsworth, Penguin, 1975, p. 205.
11. DELCOR, p. 104.
12. JOHN STRUGNELL, «The Angelic Liturgy at Qumran», Oxford Congress Volume, Suppléments à Vetus T estamentum 7 (1960), p. 318-345.
13. MOORE, p. 73, remarque que les noms, dans les versets 60-88 sont placés « en ordre ascendant selon l'importance ». Ce jugement est insuffisant car il ne tient pas compte de l'expression englobante « enfants des hommes », et il omet le parallélisme des versets suivants. Pendant les derniers siècles de la période du Second Temple, on reconnaissait clairement que le fait d'appartenir au peuple choisi incluait un appel à la justice et à la sainteté de la part de chaque individu. Ceci était accompagné d'un sentiment d'indignité et de culpabilité dont les Hodayot de Qumrân (1QH) donnent un exemple frappant. Ainsi, les hommes vraiment justes sont aptes à recevoir les dons de Dieu et doivent être « humbles de coeur ». On ne les considérait pas comme des personnes « plus importantes », mais comme des Israélites ayant vécu la vocation pour laquelle tous avaient été choisis.
14. Les récits des trois jeunes gens dans la fournaise, de Daniel dans la fosse aux lions circulaient probablement parmi les juifs de Palestine durant la persécution d'Antiochus IV Épiphane. Dans le 2ème livre des Maccabées (6-7), les martyrs rendent témoignage par leur sang, le triomphe de Dieu est exprimé en termes de résurrection et, finalement, de récompense dans une vie nouvelle. Remarquez le discours de la mère héroïque: « Je t'en conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre et vois tout ce qui est en eux, et sache que Dieu les a faits de rien et que la race des hommes est faite de la même manière ... Accepte la mort, afin que je te retrouve avec tes frères au temps de la miséricorde » (7, 28-29). L'allusion aux martyrs maccabéens en relation avec Daniel 3 se rencontre dès le début du 3è siècle (Hippolyte de Rome, Commentaire sur Daniel, II, xx; voir xxxv pour la raison qui fait que Dieu n'agit pas de la même façon pour sauver les martyrs chrétiens). St Augustin pose la question dans le Sermo 32 (C.C. XLI,
p. 406) et dans le Enarrationes in Psalmis 32 et 136 (C.C. XL, p. 1277, 1988).
15. Voir MARGARET SHATKIN, The Maccabean Martyrs », Vigiliae Christianae 28 (1974), p. 97-113 pour l'emploi d'autres textes.
16. G. BARDY, Hippolyte, Commentaire sur Daniel, Paris, Editions du Cerf, 1947, p. 17.
17. HAMM, p. 249.
18. Dans l'Eglise primitive les prédicateurs établissent souvent un parallèle entre les trois jeunes gens et saint Laurent de Rome, qui fut brûlé vif.
19. Parce que saint Jérôme ne peut pas comprendre comment le cruel Nabuchodonosor aurait pu voir le Fils de Dieu, il suit Symmaque qui traduit « fils de Dieu » par « ange »; voir son commentaire sur Daniel, Livre III, (C.C. LXXVa, p. 807-808).
20. RABAN MAUR, P.L. CXII c. 1152; voir RUPERT DE DEUTZ, In Daniele liber anus, P.L. CLXVII c. 150507; JoHN BELETH, Summa de Ecclesiasticis Officiis, C.C. (continuatio medievalis) XLIa No. 30d, 85a, 92c.

 

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