Other articles from this issue | Version in English | Version in French
Un regard juif sur I' Holocauste
Riccardo Di Segni
Le Talmud de Babylone (Qiddushin 39 b) raconte l'histoire dramatique du martyre de Chutzpit, maître de l'Académie rabbinique, exécuté par les romains au cours de la sanguinaire répression qui, en Palestine, sanctionna la révolte des juifs conduits par Bar Kochba (en 133 de l'ère commune). Le corps de Hutzpit fut traîné dans la poussière et jeté aux cochons. Elishà ben Avujà, l'une des personnalités les plus brillantes de l'époque, assistait à la scène. Bouleversé par cet événement, Elisha ben Abuyah réfléchit sur la signification de ce martyre et sur la contradiction qu'il révélait: un homme comme Chutzpit, qui avait consacré toute son existence à l'étude et à la pratique du judaïsme, non seulement n'avait reçu aucune récompense pour sa conduite, mais avait subi une fin tragique. Elishà en concluait que consacrer sa vie au judaïsme était une chose inutile, une entreprise vouée à l'échec, puisqu'un tel choix ne réservait que douleur; l'unique solution était d'abandonner le judaïsme et de choisir d'autres modes de vie.
L'histoire de Chutzpit et la réponse d'Elishà ben Abuyah représentent symboliquement un des plus dramatiques problèmes soulevés par l'expérience juive. Le récit du Talmud présente lestermes de la question: une vie consacrée au judaïsme peut, bien souvent, s'accompagner de souffrance et s'achever par le martyre; comment un juif, placé devant ce choix, peut-il et doit-il répondre?
En définitive, la question recouvre entièrement la signification du judaïsme. Les termes du problème d'aujourd'hui ne sont pas changés, car les juifs se trouvent confrontés aux mêmes interrogations que se posait Elishà avant d'abandonner sa communauté. Aujourd'hui, comme alors, le choix des juifs comporte l'acceptation d'un-destin historique particulier; et qu'il s'agisse de romains ou d'allemands, d'Hadrien ou d'Hitler, pour remplir la fonction d'ennemis ou de massacreurs, la différence n'est pas grande.
Le risque inhérent à l'existence juive, le danger de pouvoir rencontrer à un certain moment de la vie un ennemi prêt à ne pas tolérer le juif et décidé à l'anéantir, représente pour les juifs un des rares points fixes dont ils sont assurés. Paradoxalement, à travers les siècles de leur histoire, les juifs n'ont pas su résoudre les problèmes fondamentaux liés à leur expérience: ainsi, ils n'ont pas encore défini qui est juif? Au milieu de tant d'incertitudes, il y a peu de réalités qui s'imposent dans une perspective certaine: parmi elles, la menace continue de destruction périodique n'a jamais abandonné le juif dans son histoire; l'inéluctabilité, la quasi nécessité de la souffrance revient d'une façon cyclique comme le corollaire de l'existence juive. Les discussions se sont multipliées sur le pourquoi de la souffrance, sur ses causes religieuses, sur la prédestination, ou encore sur les causes psychologiques, économiques, culturelles de la haine à l'égard du juif, et d'une façon plus générale à l'égard de qui est différent. Mais au delà de l'interprétation du fait existe la réalité du fait; plus pressant que la nécessité de comprendre et de résoudre la problématique que posent la persécution et la haine, se présente au juif le problème des choix personnels qui le mettent en cause directement et violemment: d'un côté, l'acceptation du judaïsme, avec tous les risques que cela comporte, de l'autre, le refus avec la perspective de la « tranquillité » et de la dissolution idéologique.
Ainsi aujourd'hui, devant le drame juif le plus démesuré de l'histoire d'Israël, le problème individuel et collectif qui se pose est toujours le même; le problème du choix est celui qu'il faut affronter et résoudre, avant même de mettre en cause, dans un essai d'interprétation de la tragique persécution nazie, la mémoire des victimes. C'est pourquoi Elie Wiezel a probablement raison quand il soutient que pour lui « l'holocauste ne nous enseigne rien ». Wiesel s'oppose, par exemple, « aux hommes politiques de l'Etat d'Israël quand ils déclarent que celui-ci est une réponse à l'Holocauste. Il ne l'est pas. Il n'a pas le droit de l'être. C'est un tort de mettre ces deux événements en relation et de les diminuer l'un par l'autre. Ce sont deux mystères, l'un et l'autre historiques et messianiques ».
En racontant l'histoire d'Elishà ben Abuyah, le Talmud a présenté un exemple limite de la réponse à la persécution et plus généralement de la condition dramatique qui est liée à l'existence juive. Evidemment, le Talmud est sur la piste d'une tradition très ancienne — déjà l'histoire du sacrifice d'Isaac représente symboliquementl'idée du peuple qui sacrifie ses fils à l'idéal, avec la seule espérance d'une intervention libératrice de Dieu, mais avec la certitude de la nécessité du sacrifice. Il condamne et pour ainsi dire compatit au choix d'Elisha; et il souligne la nécessité de rester dans la communauté et de continuer à lutter sans perdre son identité personnelle et sa culture.
Des siècles d'histoire ont donné raison au judaïsme et aux juifs qui, grâce à leur fidélité obstinée à leur communauté et à leur culture ont souvent représenté à eux seuls l'unique opposition à l'intolérance. L'aventure juive est devenue symboliquement le signe de la lutte contre la barbarie, de la lutte de tous les opprimés contre leurs oppresseurs. Ce n'est pas par hasard, et ce n'est pas seulement selon des motivations polémiques contre le christianisme que la tradition juive a interprété les textes discutés du deuteroIsaïe sur le « serviteur de Dieu » comme une référence aux souffrances de la communauté juive entière, « agneau envoyé à la boucherie »: dans cette description, le peuple juif a vu la raison de son existence propre, la description de sa propre vie et de son propre cas: si l'on veut, une consécration de sa propre histoire.
Mais, quant au problème du refus de l'identification avec le judaïsme, avec tous les périls que ceci peut comporter, la tradition a toujours orienté les juifs, avec une constante fermeté, vers l'acceptation de leur condition particulière, selon une argumentation qui conserve encore une force et une validité actuelles, et de vastes discussions contradictoires ont divisé les maîtres au cours de l'histoire sur la signification à donner à ce choix. Ainsi, la tradition a raconté l'histoire du martyre de Rabbi Akibà (guide théologique de la révolte de Bar Kochba contre les romains), qui, avant son martyre, disait pouvoir enfin comprendre le verset biblique « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de tout ton être, de toutes tes forces »; « de tout ton être », commentait Rabbi Akiba, c'est-à-dire même au prix de la vie: sacrifice qui est l'expression de l'amour du Seigneur.
Mais à côté de ce choix héroïque, définitif, surhumain, la tradition a rapporté aussi la réponse que donnait Rabbi Ishmael, quand il souffrit le martyre avec Rabbi Akibà. Rabbi Ishmael, qui n'avait pas fait la guerre contre les romains, fut mis à mort seulement parce qu'il était resté fidèle au judaïsme. Sa réponse est la moins héroïque qui se puisse concevoir, mais la plus humaine. Il estimait qu'il fallait s'opposer au moins idéologiquement aux romains, à la culture qui écrasait les juifs; il reconnaissait la nécessité absolue du choix et de l'identification au peuple juif; et, auproblème du pourquoi de toute cette souffrance, il répondait, d'une manière typiquement juive, en posant un autre problème et une autre question. Ainsi, Rabbi Ishmael interprétait le verset: « Qui est comme toi parmi les dieux, ô Seigneur? » (Ex 15,11): qui est comme toi, ô Seigneur, qui vois la souffrance de ton peuple et qui te tais?
C'est peut-être la réponse la plus honnête que l'on puisse donner aujourd'hui, dans une perspective religieuse, au problème qui s'est posé de nos jours, après la persécution nazie.