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La conversion selon le christianisme
Henri Bourgeois
"Convertissez-vous": Le message prophétique auquel le judaïsme porte, chaque jour et chaque année, une fidèle attention parvient aussi aux chrétiens pour orienter et réorienter en permanence leur vie. Je voudrais faire ici le point sur la "teshuva", la conversion, telle que les chrétiens la comprennent et cherchent à l'accueillir dans leur existence.
Une fidélité biblique
Ce qui est d'abord clair, c'est que le christianisme a reçu d'Israël et de ses Ecritures le langage et l'expérience de la conversion. Revenir à Dieu, faire retour à sa volonté et à la voie qu'il trace, quitter les chemins de l'égarement, ce n'est pas un programme que l'homme pourrait se donner à lui-même, c'est une invitation qui lui est adressée par le Dieu de l'Alliance. "Que chacun revienne de sa vie mauvaise" (Jr 36,3). Se retourner pour faire retour à Dieu dont on s'était écarté, c'est répondre à un appel et c'est recevoir de Dieu les moyens spirituels d'une telle démarche: "Fais-moi revenir, que je revienne" (Jr 31,18).
Les chrétiens reçoivent donc de la Bible un message d'humble réalisme et de décisive espérance: eux aussi, ils reconnaissent qu'ils sont pécheurs et qu'ils peuvent, puisque Dieu le veut, quitter la voie du péché et reprendre le chemin de Dieu, puisque les portes de la conversion sont "toujours ouvertes" pour qui fait confiance au Dieu trois fois saint et à sa grande miséricorde.
La conversion est donc bonne nouvelle à méditer et à réaliser. Bien sûr, d'autres termes disent également le mystère de notre relation à Dieu. Le christianisme actuel se plaît à parler de réconciliation ou de pardon; il lui arrive aussi de s'enchanter du "réveil" auquel la prédication de certaines Eglises invite; il sait avec saint Jean que "croire" est l'attitude fondamentale en laquelle la conversion est impliquée. Mais les chrétiens n'oublient pas de dire qu'ils ont à se convertir. Cette fidélité au langage biblique n'est pas simple fait de mémoire ou de tradition Elle a une portée spirituelle car le mot conversion souligne dans l'expérience croyante son aspect de retournement ou de repentir, son caractère concret (avouer ses fautes, changer de vie, signifier la réorientation de la vie par le jeûne, la prière et l'aumône) et son besoin de retrouver sans cesse sa source ou son essentiel.
Les particularités chrétiennes
Si j'essaie maintenant d'indiquer ce qui fait la manière chrétienne dans la méditation sur la conversion, je voudrais souligner deux traits:
Le premier, c'est que l'appel à la conversion s'inscrit dans la prédication fondamentale de Jésus telle que la résume Mc 1,15: "Les temps sont accomplis, le Royaume de Dieu est proche, convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle". Cela signifie d'abord que, pour la foi chrétienne, l'antique message prophétique se réédite en Jésus. Mais il faut aller plus loin. Dans l'annonce évangélique, l'appel à la conversion est encadré par un motif eschatologique ou apocalyptique (les temps sont parvenus à maturité, la présence du Royaume de Dieu s'atteste) et par une expression renouvelée de la foi (la conversion s'ouvre sur la foi, elle se prolonge en acte de croire).
A mon sens, le contexte que la conversion reçoit de la sorte est de très grande importance. Se convertir, selon le message de Jésus, c'est répondre à une sorte d'urgence spirituelle, étant donné la proximité de la fin des temps. Ce n'est pas un repentir éthique, ce n'est pas même une recentration de la foi, c'est une participation à ce que Jésus annonce en affirmant que l'ultime s'approche et que les derniers temps s'ouvrent. La conversion, c'est une façon apocalyptique de vivre la fidélité à Dieu, sans différer la décision recréatrice que Dieu rend possible et en laissant à la vie à venir une ouverture radicale, celle même qu'implique la fin des temps. Par ailleurs, la conversion va de pair avec la foi, mais une foi novatrice et rénovée. Se convertir, c'est croire d'une nouvelle manière: un "évangile" est proposé, la fidélité de Dieu nous invite à une audace croyante dont nous ne pouvons avoir par nous-mêmes ni la connaissance ni les capacités.
Cette christologie n'est pas le seul trait original de la conversion telle que la comprend le christianisme. Il est un second élément, lui aussi présent dans l'Ecriture chrétienne, qui demande à être relevé. C'est un fait de vocabulaire. Le verbe "shuv", se retourner ou revenir, est en effet traduit dans les évangiles de deux manières: soit par "epistrephein", le mot grec classique, celui de la traduction de la Septante, soit par "metanoein", un mot que Philon emploie, lui aussi, et qui signifie étymologiquement un dépassement de la connaissance, de l'intelligence ou encore de l'intériorité qui est présente en nous. La "metanoia" désigne donc la conversion non plus avec l'image du retour vers Dieu, un retour analogue à celui des exilés revenant à la terre de leur naissance et des promesses, mais avec une autre symbolique, celle d'un réaménagement de nos possibilités mentales et spirituelles.
Que penser de cette innovation sémantique? Quant à moi, il ne me déplaît pas que la conversion puisse s'exprimer des deux manières que je viens de dire. A condition toutefois que la seconde ne fasse pas oublier la première. Je veux dire: à condition que le changement intérieur, qui est effectivement l'une des composantes du retournement dont il s'agit, n'efface pas la grande figure traditionnelle, celle du retour, alors que l'on était éloigné, perdu, esclave ou errant.
Le caractère concret de la conversion
Après avoir indiqué quel était l'enracinement scripturaire de la conversion selon les chrétiens, je voudrais maintenant examiner quelques questions que le christianisme contemporain me paraît rencontrer quand il écoute l'appel biblique à revenir vers Dieu et donc à se transformer intérieurement.
La première question qu'il rencontre alors porte, me semble-t-il, sur le réalisme auquel la foi est appelée en l'occurrence. Se convertir, qu'est-ce donc ici et maintenant, pratiquement? Le Moyen-Age occidental pensait que la "metanoia" pouvait se dire en latin avec le mot "paenitentia". Voilà qui était effectivement concret. Faire pénitence, n'est-ce pas prendre les moyens de changer son coeur, autrement dit d'inscrire en soi le retournement ou la réorientation que l'on envisage? De fait, il ne s'agit pas simplement d'avouer son péché, il faut encore vivre en converti et donc inverser bien des comportements et nombre d'attitudes. Le jeûne, la prière, l'aumône, d'autres pratiques encore, indiquent traditionnellement comment peut se signifier cette transformation. L'ennui, toutefois, c'est que l'assimilation de la conversion à la pénitence eut un grave inconvénient. On risquait de réduire considérablement le champ de la conversion, d'en limiter l'espace et les dimensions. Se convertir, en effet, ce n'est pas seulement se repentir, c'est aussi et plus profondément faire retour à Dieu.
Il me semble donc que les chrétiens contemporains, par exemple pendant le temps annuel du carême, ont à redéployer les harmoniques de l'appel qui leur parvient. En ce sens, on peut considérer que la conversion a au moins trois dimensions. La première est spirituelle: elle est conversion du coeur, metanoia, transformation intérieure, rénovation de la foi. Dans une époque comme la nôtre, cet accent spirituel est évidemment essentiel. C'est celui, par exemple, de Taizé ou des mouvements de réveil, ou encore des groupes pentecôtistes et charismatiques. Une deuxième dimension de la conversion est éthique. C'est celle que mettait en relief le mot "pénitence", en marquant que des actes concrets étaient requis pour que le changement de vie ne soit pas une illusion ou un rêve idéaliste. Il est toutefois assez net que ces actions demeurent en partie symboliques et que, de toute manière, elles ne suffisent pas à changer la vie dans son ensemble, celle notamment de la société. De là l'exigence d'une troisième dimension de la conversion: comment traduire objectivement, là où l'on vit, pour la justice, la vérité et la liberté, le respect des pauvres et le partage avec eux, le désir de revenir à Dieu? Car comment revenir à Dieu sans changer notre relation avec celles et ceux que Dieu place auprès de nous dans les complexités économiques, politiques et culturelles de la vie en commun?
J'ai donc tendance à penser que la conversion, pour les chrétiens de ce temps, consiste à tenir ensemble l'aspect spirituel, la portée éthique et l'exigence sociale dont le message prophétique est chargé. Dieu seul peut nous donner l'intuition et la générosité d'une telle intégration.
La conversion comme événement de l'histoire individuelle
Une autre question est sans doute adressée au christianisme actuel. En effet, il est assez souvent porté à parler de la conversion pour désigner ce que vivent des personnes qui découvrent ou redécouvrent la foi évangélique. Le problème, toutefois, c'est de ne pas en rester à un émerveillement plein d'action de grâce et de comprendre ce que Dieu veut nous dire par ces transformations mystérieuses.
Il faut, pour cela, distinguer plusieurs types d'expériences sans que l'analogie qui les rapproche n'amène à les confondre. Il est des non croyants qui, parfois de manière imprévisible, découvrent dans le message et la présence de Jésus la vérité et la libération de leur existence. Il est aussi des croyants dont la foi était routinière, presque banalisée et qui perçoivent, quelque jour, sa force vive. Et il y a des croyants qui avaient pris de la distance vis-à-vis des Eglises et, dans certains cas, à l'égard de la foi, et qui décident de reprendre le chemin d'évangile, devenant ainsi ce que l'on appelle aujourd'hui des "recommençants".
Quelle est la litanie de la conversion qui s'énonce ainsi? Les croyants assoupis reviennent aux énergies originaires de la foi. Leur conversion est réveil ou renaissance. Les recommençants, quant à eux, font retour à une expérience religieuse plus ou moins explicite qui a déjà eu place dans leur vie: ils réensemencent leur histoire en inscrivant en elle du commencement, c'est-à-dire une nouvelle origine ou, plus exactement, une origine réactualisée. Mais qu'en est-il pour des personnes non croyantes qui font le passage et entrent dans la foi ? En quoi y a-t-il, pour elles, un retour à Dieu puisque, apparemment, elles ne l'ont encore jamais fréquenté ? Si l'on y réfléchit, le terme de conversion n'est pas déplacé pour exprimer cette démarche. Car devenir croyant, n'est-ce pas revenir à son origine, inconnue mais réelle, celle où Dieu était présent comme créateur et comme sauveur, sans être pourtant reconnu ?
J'ai tendance à penser que ces différentes figures de la conversion sont à accueillir comme un faisceau dans lequel l'appel de Dieu adressé aux humains manifeste sa munificence multiple. Faire retour à Dieu est toujours inattendu et sans cesse mystérieux. Si bien que, pour chacune et chacun de nous, la conversion à laquelle nous sommes appelés peut être vécue en solidarité avec ce que vivent bien des êtres dans nos communautés religieuses comme dans le vaste monde. Le Dieu vivant est aussi le Dieu de nos conversions indéfiniment modulées.
La conversion des Eglises
Je voudrais indiquer, pour terminer, un troisième lieu d'attention pour les chrétiens contemporains quand il est question parmi eux et en eux de la conversion. Il s'agit de la repentance des Eglises pour leurs infidélités au long de l'histoire et des changements parfois exigeants qu'implique leur avenir.
Cette metanoia ecclésiale est difficile, en tout cas pour l'Eglise à laquelle j'appartiens, l'Eglise catholique. Cette Eglise se veut sainte, selon la juste parole de l'antique Credo, et elle a de la peine à avouer ses limites et son péché. Et pourtant, comme l'affirme Vatican II, "elle est à la fois sainte et devant se purifier", recherchant en permanence "pénitence et rénovation" (Lumen Gentium 8). Il lui faut donc simultanément rendre grâce à Dieu qui la fait exister et l'oriente vers lui et confesser son insuffisance qui atteste son besoin et son désir de conversion.
Cet humble aveu devient cependant peu à peu réel. Et, sur ce point, Jean-Paul II aura beaucoup fait pour le rendre normal et vrai. En février 1992, sur l'île de Gorée, à proximité du Sénégal, il reconnaissait la complicité de certains chrétiens dans la traite des Noirs. En mars 1995 dans l'encyclique Evangelium vitae, il notait que "dans l'histoire, on enregistre des cas où des crimes ont été commis au nom de la 'vérité'" (N° 70) et, en mai de cette même année, après avoir insisté sur le "dialogue de la conversion" en oecuménisme, il déclarait dans l'encyclique Ut unum sint: "Pour ce dont nous sommes responsables, je demande pardon" (N. 88). De son côté, le groupe des Dombes indique, en clôture de certains de ses documents, des "propositions en vue de la conversion (metanoia) confessionnelle".
Evidemment, tout n'est pas encore tout à fait explicité dans cet effort d'aveu et de repentance de l'Eglise catholique. Si, dès 1992, les évêques tchèques reconnaissaient que le catholicisme a collaboré partiellement avec le régime communiste et si, en cette même république tchèque, le pape a affirmé en mai 1995: "Au nom de tous les catholiques, je demande pardon pour les torts infligés aux non catholiques", il reste qu'en Argentine l'épiscopat a de la peine à reconnaître les compromissions de l'Eglise catholique avec la dictature militaire des années 1970. Et, par ailleurs, on attend toujours le texte romain sur l'antisémitisme chrétien, texte promis en 1987 mais qui se fait long à venir.
La chance de la conversion
Je voudrais conclure ces quelques réflexions en mettant l'accent sur la force spirituelle que porte le terme de conversion. Se convertir, ce n'est pas un retour régressif, c'est la possibilité de retrouver sa vocation. C'est la grâce d'entendre et de réentendre la parole divine qui inaugure notre vie et qui l'oriente. Autrement dit, le message biblique de la "teshuva" nous tourne vers l'avenir à partir de l'Alliance qui fonde ce que nous sommes. Ce que nous serons, et qui n'est jamais défini d'avance dans le détail, découlera de ce que Dieu a voulu être pour nous et dont il nous invite à faire mémoire, quand bien même nous ne sommes pas toujours attentifs à sa voix et à sa présence.
Ensuite, l'expérience croyante fait apparaître que la conversion a bien des facettes. Elle se singularise selon nos vocations diverses et les moments de notre vie. Cela dit, il est manifeste qu'elle a une forme commune. C'est toujours, en effet, un acte de foi. C'est également toujours une expérience quotidienne en même temps que la marque parfois imprévisible de certains moments dans notre histoire, personnelle ou collective. Et c'est encore une humble imagination du coeur qui porte à examiner comment il est possible de répondre, ici et maintenant, parfois avec de difficiles mises au point, à l'appel de Dieu.
Enfin, il me semble bien normal de souligner dans cette revue combien la conversion suscite une solidarité entre tous les croyants qui accueillent son message. Puissent juifs et chrétiens écouter ensemble, les uns et les autres en leur propre vocation, ce que le Dieu vivant les invite à vivre dans la foi et l'espérance.
Bibliographie:
- Saint Augustin, Les confessions
- S. Schlumberger, "Saul renversé. Actes 9 : le récit d'une identité reconstruite", en Foi et vie, Septembre 1995, 61-74
- Henri Bourgeois, Redécouvrir la foi. Les recommençants, Desclée de Brouwer, 1993
- Groupe des Dombes, Pour la conversion des Eglises, Centurion, 1991
- Jean Gillibert, Conversions. Trois études de métapsychanalyse: de Dieu, du monde, de l'homme, Calmann-Lévy, 1995
Le P.Henri Bourgeois est prêtre du diocèse de Lyon et enseigne à la Faculté de théologie catholique de Lyon (dont il a été le doyen de 1979 à 1985). Membre de l'Association européenne de théologie catholique, il exerce en même temps une responsabilité pastorale qui a été longtemps celle du catéchuménat d'adultes à Lyon et qui est aujourd'hui celle des "recommençants" dans la même ville. Il est aussi l'animateur du groupe de théologie pratique Pascal Thomas qui a publié à l'Atelier: "Découvrir le christianisme" (2 vol. 1995), et qui anime chez Desclée de Brouwer une collection sur les pratiques chrétiennes.