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Le pèlerinage dans le judaïsme
Graetz, Michael
D’après la définition du dictionnaire universel d’Oxford, le pèlerin est quelqu’un qui se rend d’un lieu à un autre, un errant. Le terme pèlerinage sert à désigner un “voyage vers un lieu sacré, traduisant un acte de dévotion religieuse”. Il est à noter que l’idée de vaguer d’un endroit à un autre est inhérente au mot pèlerin.
La Torah commande aux juifs de monter à un lieu sacré pour certaines fêtes afin d’accomplir un acte de dévotion religieuse. Le pèlerinage semble donc être, fondamentalement, une ascension plutôt qu’une errance. Or, ces convocations sont connues en hébreu sous le nom de shalosh regalim, c’est-à-dire les trois fêtes de pèlerinage. Le mot hébreu regel est employé ici dans le sens de temps, mais sa signification ordinaire est pied, jambe ou pas. Ce qui signifie clairement que l’ascension du pèlerinage implique la notion de marcher d’un lieu à un autre. L’expression hébraïque dans son sens global ne veut donc pas dire “errer”. Errer consiste à se diriger vers un lieu inconnu, alors que l’injonction de la Torah vise un lieu précis et connu où l’on se rend pour voir Dieu et être vu par Lui.
Le commandement de la Torah est le suivant: “Tu me fêteras chaque année par trois pèlerinages: Tu observeras la fête des pains sans levain. Pendant sept jours, tu mangeras des pains sans levain, comme je te l’ai ordonné, au temps fixé du mois des Epis, car c’est alors que tu es sorti d’Egypte. Et on ne viendra pas me voir en ayant les mains vides. Tu observeras la fête de la Moisson, des premiers fruits de ton travail, de ce que tu auras semé dans les champs, ainsi que la fête de la Récolte, au sortir de l’année, quand tu récolteras des champs les fruits de ton travail. Trois fois par an, tous tes hommes se présenteront devant le Maître, le Seigneur” (Ex 23, 14-17). La prescription de ces fêtes de pèlerinage est répétée en Ex 34, 22-23 et en Dt 16, 16-17. En II Chron 8,13, on lit que le roi Salomon a pris des dispositions pour observer ces fêtes lors de la dédicace du Temple de Jérusalem.
Le pèlerinage a pour objet de remplir l’obligation d’être vu (re’ayon) par Dieu. La JPS (Société juive d’édition) traduit Dt 16, 16 de la façon suivante: “Trois fois par an - pour la fête des Pains sans levain, pour la fête des Semaines et pour la fêtes des Cabanes - tous vos hommes se présenteront devant le Seigneur votre Dieu au lieu qu’Il aura choisi...” La traduction se présenteront omet tout simplement la notion d’être vus par Dieu que l’emploi de la forme passive du verbe “voir” en hébreu rend si clairement.
Il ne s’agit pas d’ergoter sur la traduction. Ce que je tiens à souligner, c’est la manière dont nous sommes vus par Dieu. Les fêtes de pèlerinage sont l’occasion de montrer concrètement non pas comment nous voyons Dieu, mais comment nous sommes vus par Lui. La Torah précise alors la manière dont nous devons être vus, ce que la JPS traduit ainsi: “... On n’ira pas voir la face du Seigneur les mains vides: chacun fera une offrande de ses mains, selon la bénédiction que t’a donnée le Seigneur ton Dieu” (Dt 16,17).
Ce passage proclame le message spirituel selon lequel il n’est pas d’individu qui n’ait reçu de Dieu des dons, des talents. Dieu veut voir chacun utiliser ses talents au maximum. Lorsqu’on se rend au Temple pour une fête de pèlerinage, il ne s’agit pas simplement de venir ou de se montrer. Ce serait se présenter les mains vides ou, si l’on traduit littéralement l’hébreu reikam, venir le coeur vide. Il faut venir “en faisant usage des bénédictions que Dieu t’a données”. Il faut nous efforcer de faire fructifier au mieux les talents intellectuels, affectifs et artistiques que nous possédons lorsque nous nous présentons devant Dieu et devant la communauté.
Si séduisante que soit une telle interprétation spirituelle, il reste que ce passage se situe, dans la Torah, dans le cadre des dons sacrificiels apportés au Temple pour la prière communautaire. Dans ce contexte, Dt 16,17 “chacun fera une offrande de ses mains suivant la bénédiction que t’a donnée le Seigneur ton Dieu” présente quelques difficultés. La première difficulté que soulève la manière dont s’exprime la loi juive, la halacha, est que ce don n’est pas quantifié avec précision. L’importance du don doit-elle être laissée à la discrétion de chacun, en fonction de son estimation de la bénédiction qu’il a reçue de Dieu ? Il semble bien que TEL soit le cas. La première mishna du traité Peah énumère tous les éléments dont il n’est pas exigé de quantité précise pour que le commandement soit accompli; or, l’un des éléments de la liste est le re’ayon, c’est-à-dire le don apporté conformément à ce que prescrit notre verset ! Les rabbins, toutefois, n’ont pas laissé ces points dans le vague. En fait, la Mishna indique que si la Torah n’a pas précisé de quantité, les Sages, EUX, l’ont fait (cf. Hagiga 1,1). Quoi qu’il en soit, le pèlerinage a pour objet et de voir et de faire voir: voir la munificence de Dieu envers nous et faire voir à Dieu que nous sommes conscients de cette munificence, que nous venons lui exprimer notre gratitude. La Torah et la littérature rabbinique ultérieure mettent en relief un autre aspect du pèlerinage. La fête de pèlerinage offre à la nation tout entière l’occasion de se rassembler pour un acte spirituel. En effet, TOUTE la nation peut alors étudier la Torah. Comme le stipule Dt 31, 9-12: “Moïse écrivit cette Loi (Torah) et la donna aux prêtres, fils de Lévi, qui portent l’arche de l’alliance du Seigneur, et à tous les anciens d’Israël. Et Moïse leur donna cet ordre: A la fin des sept ans, au moment de l’année de la remise, à la fête des Tentes, quand tout Israël viendra voir la face du Seigneur ton Dieu au lieu qu’il aura choisi, tu liras cette Loi (Torah) en face de tout Israël, qui l’écoutera. Tu rassembleras le peuple, les hommes, les femmes, les enfants et l’émigré que tu as dans tes villes, pour qu’ils entendent et pour qu’ils apprennent, pour qu’ils craignent le Seigneur votre Dieu et veillent à observer toujours les paroles de cette Loi (Torah)”. Ce passage, tout comme l’interprétation qu’en ont donnée les rabbins, indique bien que les femmes aussi faisaient le pèlerinage. Selon les rabbins, l’obligation propre aux hommes s’appliquait uniquement au devoir d’apporter un sacrifice et non au fait d’accomplir le pèlerinage. Il y a donc, au cours de la fête de pèlerinage de Soucot, un moment où toute la nation est tenue de revoir son alliance avec Dieu, alliance scellée par l’acceptation de la Torah sur le mont Sinaï.
Nous savons bien que toutes les fêtes de pèlerinage offraient la possibilité d’étudier la Torah, et le Talmud de Jérusalem indique que l’influence du pèlerinage perdurait bien après la fin du voyage. Il raconte que “leur coeur les incitait à étudier la Torah” après le pèlerinage à Jérusalem pour la fête (TJ Soucot 5,1 55a). Il s’agit dans ce passage des sentiments de ceux qui se rendaient en pèlerinage à Jérusalem de l’étranger. Le pèlerinage devient alors le moment de l’ascension, de l’attachement à Dieu, le moment où il suffit peut-être de tendre l’oreille pour recevoir un message divin à chérir. Il devient aussi un acte qui engage chacun et anime sa vie spirituelle bien après la fin du voyage.
Se tenir dans un lieu saint, être uni à toute la communauté d’Israël, apprendre la Torah, demeurer en présence de Dieu sont autant d’ingrédients d’une expérience religieuse profonde qui suscite un tel sentiment de reconnaissance pour la vie et la paix de l’âme qu’elle invite à louer Dieu avec ferveur. C’est bien ce que décrit le Ps 27,4: “J’ai demandé une chose au Seigneur et j’y tiens: habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie pour contempler la beauté du Seigneur et prendre soin de son temple”.
Ce qui sous-tend les visions prophétiques du pèlerinage universel à la sainte montagne de Dieu (Is 2 et Mi 4) c’est le sentiment que le pèlerinage est un voyage spirituel consistant à aller se montrer à Dieu et à apprendre son message, sa Torah. “Il arrivera dans l’avenir que la montagne de la Maison du Seigneur sera établie au sommet des montagnes et elle dominera les collines. Des peuples y afflueront. Des nations nombreuses se mettront en marche et diront: ‘Venez, montons à la montagne du Seigneur, à la Maison du Dieu de Jacob. Il nous montrera ses chemins et nous marcherons sur ses routes. Oui, c’est de Sion que vient l’instruction et de Jérusalem la Parole du Seigneur’. Il sera juge entre des peuples nombreux, l’arbitre de nations puissantes, même au loin. Martelant leurs épées, ils en feront des socs, et de leurs lances, ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée, nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre. Ils demeureront chacun sous sa vigne et son figuier, et personne pour les troubler. Car la bouche du Seigneur le tout-puissant a parlé. Si tous les peuples marchent chacun au nom de son dieu, nous, nous marcherons au nom du Seigneur notre Dieu à tout jamais” (Mi 4, 1-5).
Le pèlerinage universel, la marche de l’humanité se dirige vers la sainte demeure de Dieu à Jérusalem, vers Sion. Le message spirituel, la Torah de Dieu est que les nations cesseront définitivement de se combattre. Ce pèlerinage universel ouvrira une ère où la crainte de la violence sera dissipée, où plus personne n’aura peur ni ne sera troublé. Pour le prophète Michée, ce pèlerinage et cet apprentissage de la Torah seront le fait de tous les hommes, même s’ils continuent à obéir à leurs dieux ! Ainsi, la Torah de Dieu, le message spirituel de paix et de neutralisation de la violence ne dépendent pas de l’abandon des autres religions. Ils ne dépendent que de l’acceptation de cet enseignement particulier et de l’accomplissement du pèlerinage.
A propos du Temple de Jérusalem, destination du pèlerinage, le prophète Isaïe dit en effet: “Ma Maison (Beiti) sera appelée ‘maison de prière’ pour tous les peuples” (Is 56,7). Dans la vision d’Isaïe, le Temple de Jérusalem sera restauré, mais non dans son ancien style. Il ne sera pas la version “idéalisée” ou “poétisée” d’un autel tribal servant aux sacrifices d’animaux. Il sera restauré comme maison de prière pour tous les peuples.
La véritable fonction de la religion dans la société consiste à projeter la vision de la qualité optimale de chaque être, de la qualité optimale de l’homme. La vision de l’avenir que dévoilent les prophètes de la Bible hébraïque fait partie intégrante du judaïsme. Cette vision comprend toujours les éléments suivants: 1) la liberté pour Israël et pour toutes les nations; 2) une situation dans laquelle tous les hommes vivent en paix, où plus aucune guerre n’est livrée; 3) la reconnaissance universelle de Dieu comme père, c’est-à-dire la perception d’une proximité entre les êtres humains fondée sur la reconnaissance de ce qui est commun à tous les hommes sans exception.
La religion devrait faire de cette vision le pivot de son ministère auprès de l’humanité. Elle ne devrait pas s’en laisser détourner par d’autres soucis comme celui de ‘sanctifier’ ou d’idéaliser’ le passé ou le présent ou par des préoccupations politiques. Elle devrait faire de cette vision universelle le premier moteur de son action et sa principale révélation.
En se polarisant sur les éléments de révélation de leur histoire particulière, les familles religieuses ont laissé dans l’ombre le message universel de paix et de fraternité, qui fait également partie de leur histoire. De plus, elles se sont servi de leur message particulier et non de leur message universel pour définir la voie du salut. Dans une certaine mesure, la religion établie est en tort lorsqu’elle nie ce qui est commun à toute l’humanité et subordonne la reconnaissance de ce point commun à l’acceptation de sa propre voie de salut.
Parce qu’elle représente, pour l’opinion, les idéaux et des valeurs suprêmes de l’homme et de ses dieux, la religion établie a été l’un des grands principes d’organisation de la société humaine. Or, la plupart des religions ayant mis en avant leur particularisme, la société humaine a pris un caractère très particulariste. Et c’est ainsi que la religion a contribué à perpétuer les conflits et les guerres. Même dans la Bible hébraïque, source de la notion d’un Dieu unique et universel, il existe une tension entre le Dieu universel et le Dieu des tribus. Aucune religion établie n’a fait l’économie de cette tension.
Le défi à relever désormais est d’instaurer entre les dirigeants religieux un dialogue qui permette d’élargir la base de ce que les religions ont d’universel et de commun. Ce dialogue pourrait s’amorcer à partir de Beiti - un pèlerinage au Temple capable de devenir une “maison de prière” pour tous les hommes.
Il ne s’agit pas de faire disparaître toute particularité. Il faut sauvegarder les particularités. Le message du prophète Michée n’exige pas un universalisme homogénéisé. Ce qu’il faut faire, c’est éviter que la particularité n’en vienne à étouffer le bien commun. Dans le cadre du pèlerinage universel, il faut que le Temple offre à chaque religion un espace particulier pour prier à sa manière. Mais il faut aussi qu’il comporte un espace commun pour que tous les hommes et toutes les femmes découvrent qu’il leur est possible de prier ensemble, entre êtres humains. La matérialisation de cette vision du Pèlerinage est un défi pour toutes les sensibilités religieuses au monde.
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* Michael Graetz est rabbin de la communauté Magen Avraham d’Omer. Depuis son arrivée en Israël en 1967, il a été rédacteur en chef-adjoint et a écrit des articles sur la pensée juive moderne pour l’Encyclopedia Judaïca. Il a publié divers articles en hébreu et en anglais et a récemment élaboré, traduit et commenté une Haggadah de Pâque. Il enseigne à l’Institut pédagogique Kaye de Beer Sheva et est l’un des administrateurs de l’Institut Shilouv d’Omer et de Beer Sheva dont une branche, “Beiti”, se consacre à la promotion du dialogue et des activités interreligieuses.
[Traduit de l’anglais par C. Le Paire]