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Les paraboles de Jésus et les paraboles rabbiniques
Dominique de La Maisonneuve
Le fait que les textes rabbiniques cités ici aient été mis par écrit après les Evangiles ne peut constituer un obstacle au rapprochement des uns et des autres. En effet, si elle a été fixée tardivement, la Tradition orale a d'abord été véhiculée pendant de longs siècles. de génération en génération. Même lorsqu'une parabole, un propos, sont attribués à un maître d'une époque déterminée, cela signifie seulement que, sous cette forme, ce propos a été tenu par Un Tel, mais cela ne prouve pas que la teneur de ses paroles n'ait pas existé avant lui, en tradition orale.
On a longtemps cru et enseigné que la radicale nouveauté rie Jésus entraînait une nouveauté, non moins radicale, de son enseignement, dans son fond comme dans sa forme. Mais raisonner ainsi ne revient-il pas à oblitérer la réalité de l'Incarnation? Non que l'humanité de Jésus soit explicitement mise en cause, mais cet homme ne serait-il de nulle part...? sans patrimoine culturel, ni tradition?
Bien au contraire, la nouveauté de Jésus sera d'autant mieux perçue si l'on tient que, juif, né de parents juifs, il a été nourri de la tradition orale de son peuple, tradition de laquelle ses paroles tiennent leur saveur et leur goût de terroir.
La parabole: un moyen pédagogique
Ainsi loin d'innover, Jésus utilise, avec la parabole, une des formes d'expression les plus répandues de la sagesse populaire. Il n'est d'ailleurs que de feuilleter l'Evangile pour constater que c'est, très souvent, à l'adresse des foules que Jésus use du langage parabolique: « Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans paraboles » (Mt 13,34).(1) Or, si Jésus s'adressait sous cette forme à des gens pour la plupart sans instruction. était-ce vraiment « pour que, tout en entendant, ils ne comprennent pas », comme le suggérerait une interprétation abusivement littérale de Mc 4,12? Affirmer cela aboutirait à mettre Jésus en contradiction avec lui-même qui déclarait: « Je te bénis, Père,... d'avoir révélé ces choses aux tout-petits...» (Mt 11,25).
C'est donc bien dans le but de se faire comprendre que Jésus parle en paraboles. En effet ce genre littéraire, spontanément accessible à tout homme, se retrouve sous tous les cieux; dans la conscience populaire, la sagesse naît de la réflexion sur la réalité concrète et matérielle, celle qui tisse la vie quotidienne. C'est pourquoi l'Ecriture d'abord, et la Torah orale à sa suite, emploieront ce procédé d'un récit organisé autour d'images simples et familières. Ainsi l'auditeur pourra-t-il se reconnaître aisément dans les personnages: un tel a récemment donné un banquet, tel autre embauche des ouvriers ou des serviteurs, chacun est père etc...
Mais, redisons-le, la parabole n'est pas simple récit, mais moyen pédagogique pour faire découvrir, à travers la réalité naturelle, une autre réalité plus profonde, cette sagesse qui voit dans la vie d'en-bas un chemin vers ailleurs, qui fait l'unité entre la vie présente et celle à laquelle l'homme, tout homme, est appelé. Aussi le narrateur glisse-t-il, dans un décor bien connu, un élément inhabituel, voire choquant qui, par l'effet de surprise qu'il provoque chez l'auditeur, va susciter sa question, sa réflexion.
Prenons, par exemple, la parabole de la lampe (Mt 5,10): le geste évoqué est si banal qu'on n'y prête même plus attention: à la tombée du jour, la maîtresse de maison allume la lampe et la place « sur son support (pour qu'elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison) ». Qui aurait idée de la cacher? Jésus, pourtant, envisage ce comportement insensé... dans le but d'amener l'auditeur à voir, par-delà cette lumière, une autre lumière_ à percevoir que le monde d'en-bas et le monde d'en-haut sont profondément UN, à découvrir dans les gestes les plus ordinaires un signe du Royaume.
De même que les maximes de sagesse populaire que Jésus utilise couramment sont typiques de la sagesse juive (« Médecin, guéris-toi toi-même » - Lc 4,23; « Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers » - Mc 10,31),(2) ses paraboles ont les mêmes résonances que nombre de celles qui émaillent la littérature rabbinique.
Similitudes entre les 2 sortes de paraboles
le choix des sujets
Lorsqu'on compare, en effet, les paraboles évangéliques aux paraboles rabbiniques, ce qui frappe tout d'abord (outre la formule stéréotypée qui les
introduit: « A quoi la chose ressemble-t-elle? A...», ou, plus fréquemment: « Parabole de... »), c'est la similitude des sujets. Nous n'en citerons que quelques-uns:
— Le thème de la rétribution des ouvriers par leur maitre:
« Parabole d'un roi qui avait embauché beaucoup d'ouvriers. Il y en avait un qui se donnait trop de mal pour son travail. Que fit le roi? Il l'emmena faire les cent pas avec lui. Quand le soir arriva, les ouvriers vinrent recevoir leur salaire, et le roi paya aussi un salaire complet à cet ouvrier (qui s'était promené). Les autres se plaignirent en disant: Nous nous sommes fatigués tout le jour, tandis que celui-ci ne s'est fatigué que deux heures, et II lui donne un salaire complet comme à nousl Le roi leur dit: Celui-ci s'est fatigué en deux heures plus que vous durant toute la journée.» (Jer. Berakot 11,8,5c)
Les ouvriers de la onzième heure (Mt 20,1-16) ont exactement la même conception d'une justice rétributive.
— Le thème du maitre qui confie ses biens à ses serviteurs:
« Parabole d'un roi qui avait deux serviteurs qu'il aimait beaucoup. Il donna à l'un comme à l'autre une mesure de blé et une gerbe de lin. Que fit le plus avisé des deux? Avec le lin, il tissa une nappe, ensuite il prit le blé, le moulut en fine fleur de farine, la pétrit. la cuisit au four et disposa le pain sur la table où il avait déployé la nappe; puis il laissa le tout jusqu'à la venue du roi. Mais le sot ne fit absolument rien. Quelques jours plus tard, le roi entra chez lui et leur dit: Mes fils,(3) apportez-moi ce que je vous ai donné. — L'un apporta le pain sur la table recouverte de la nappe, et l'autre, dans un panier, le blé et, par-dessus, la gerbe de lin. Quelle honte!» (Seder Eliyahû Dila 2)
La parabole des talents (Mt 25,14-30) présente une situation analogue, et les serviteurs se com
portent de façon identique par rapport au bien confié.
— Le thème des relations entre un père et son fils:
« Parabole d'un fils de roi qui s'était dévoyé. Le roi lui dépêcha son pédagogue pour lui dire: Reviens, mon fils! Mais le fils le renvoya dire à son père: Comment pourrais-je revenir? J'aurais honte devant toi. Alors son père lui fit dire: Mon enfant, est-ce qu'un fils a honte de revenir auprès de son père? SI tu reviens, n'est-ce pas auprès de ton père que tu reviens? » (Deutéronome Rabba 11,24)
Jésus. dans la Parabole du Fils retrouvé (Lc15,11-32), ne fait que reprendre cette aventure permanente du fils qui quitte la maison, et du père qui guette Son retour.
— Le thème du banquet:
« Parabole d'un roi qui prépara un banquet pour ses amis, et qui dit: Personne ne pourra entrer sans montrer mon sceau.»
Matthieu, qui développe longuement ce thème du festin nuptial (22,1-14), remplace le sceau par
un vêtement de noce, signe de l'appartenance au Royaume.
Certains motifs du récit
Paraboles évangéliques et paraboles rabbiniques se ressemblent, non seulement par leurs sujets. mais encore par les « motifs » (4) autour desquels s'organise le récit. De part et d'autre, on bute, à un moment donné, sur un élément inattendu qui rompt le déroulement escompté, qu'il s'agisse de retard à une invitation (voire même de refus), de tenue inadéquate, de porte fermée ou de trésor à découvrir...
Parabole d'un roi qui prépara un banquet et invita des convives. A la aine heure, personne n'était encore là. La Sème et la Sème heures passèrent et les invités n'arrivaient toujours pas. Le soir, ils commencèrent à se présenter. Le roi leur dit: Je vous suis bien reconnaissant car, si vous n'étiez pas venus, j'aurais été obligé de jeter tout ce banquet aux chiens.» (Midrash de Ps. 25,7b)
Le délai à se rendre au banquet n'est pas sans analogie avec le refus des invités du Festin nuptial
en Mt 22,1-14 et en Lc 14,15-24: le roi, Dieu, respecte la liberté des hommes.
Sur le même sujet, une autre parabole met l'accent ailleurs: il ne s'agit ni de participation ni de
refus, mais de manière d'être, de la tenue indispensable pour s'asseoir au banquet.
« Parabole d'un roi qui invita ses serviteurs à un banquet. mals sans leur en fixer le temps. Ceux d'entre eux qui étaient avisés se parèrent et s'assirent à la porte de la maison du roi, disant: Est-ce qu'il manque quelque chose dans la maison du roi? — Ceux d'entre eux qui étaient insensés s'en allèrent à leur travail en disant: Y a-t-il un banquet sans peine? — Soudain, le roi manda ses serviteurs. Les avisés se présentèrent devant lui, parés, comme ils étaient, et les Insensés, tels qu'ils étaient, tout sales! Le roi se réjouit à la vue des avisés, et il se mit en colère en voyant les insensés, Il dit: Ceux qui se sont parés pour le banquet, qu'ils s'asseolent, mangent et brivent. Ceux qui ne se sont pas parés pour le banquet, qu'ils se tiennent debout et regardent.» (Shabbat 153 a)
L'on se croirait au Festin nuptial de Matthieu!
La porte fermée, à laquelle se heurtent les vierges folles (Mt 25,1-12), fait écho, à son tour, à une autre parabole rabbinique:
« Parabole d'un voyageur qui était sur la grand'route. Quand le jour commença à baisser, il arriva à un poste de soldats. Le chef de poste lui dit: Viens ici te mettre à l'abri des bêtes sauvages et des brigands! Mals le voyageur répondit: Je n'ai pas l'habitude d'aller dans un poste de soldats! Comme il continuait sa route, la nuit noire et d'épaisses ténèbres l'enveloppèrent; alors il retourna au poste, et, à grands cris, supplia le chef du poste de lui ouvrir. Mais celui-cl lui répondit: Ce n'est pas l'habitude d'un poste de soldats d'être ouvert la nuit, n1 celle du chef de recevoir à une telle heure. Quand je te l'ai proposé, tu ne l'as pas accepté. Maintenant, je ne peux pas t'ouvrir.» (Midrash de Ps. 10.1)
Le « trésor, caché dans un champ, et qu'un homme a découvert..» (Mt 13,44) est également un "motif" bien connu:
« Parabole d'un homme qui avait obtenu en héritage un champ, dans une province de la mer. Il le vendit à vil prix. L'acheteur vint, fouilla, et découvrit des trésors d'or, d'argent, de pierres précieuses et de perles. Alors, le vendeur commence à s'accabler de reproches.» (Me-kilts d'Exode 14,5)
Familiers aux auditeurs, ces "motifs" constituent une sorte de langage codé, symbolique, par lequel s'établit une connivence entre le narrateur et ses auditeurs: — la porte fermée, c'est le temps de la Techouvah (le "temps favorable") qu'on a laissé passer:
— la journée de travail représente le vie de l'homme;
— les avisés, ce sont les justes, et les insensés, les impies;
— le maitre de maison qui invite, comme le maitre qui embauche, c'est toujours Dieu...
Ces correspondaces habituelles ne doivent pourtant pas faire conclure à un automatisme qui enfermerait le narrateur dans un système où il ne pourrait pas innover. Bien au contraire: c'est ainsi que « les oiseaux du ciel » représentent Satan en Mt 13,4 et 19, tandis qu'ils nous sont proposés comme modèles de confiance en Lc 12,24. 11 est un levain qui fait lever la pâte (Mt 13,33) et un autre qu'il faut éviter (Mt 16,5).
Importance de la « pointe »
Le récit est donc à la portée de tous, en ce que les éléments qui en forment la trame sont ceux dont est tissée la vie quotidienne de cette époque. Cependant, comme le montrent les exemples précédents, il comporte un élément a-normal qui veut éveiller l'attention, piquer la curiosité. Adresse-t-on une invitation sans jour ni heure? N'est-il pas légitime que le salaire tienne compte de la durée du travail? Est-11 dans l'ordre qu'un père donne un banquet au retour du fils qui a dilapidé son bien?
Ainsi, par la surprise qu'elle cause, la "pointe du récit" suscite la réflexion de l'auditeur: tel est bien le but de la parabole, amener à dépasser la réalité, à la faire déboucher sur un au-delà que le quotidien risque de voiler. Et tout l'art du narrateur consiste à modifier l'anomalie en Fonction de la réaction qu'il veut provoquer.
Il y a donc une très proche parenté entre les paraboles de Jésus et celles de la littérature rabbinique: même contexte culturel, mêmes sujets, mêmes "motifs", et, qui plus est, apparemment même enseignement, Dieu-Maitre absolu, demande à l'homme, son serviteur, de faire fructifier les biens reçus; Dieu-Père ne cesse d'attendre son fils, car II désire le faire asseoir au banquet préparé pour tous. Il faut donc vivre dans la vigilance, l'attention quotidienne, afin de ne pas laisser passer le temps de la rencontre.
En quoi les paraboles de Jésus diffèrent
Une signification non explicitée
Toutes ces ressemblances ne doivent pourtant pas oblitérer les différences entre les unes et les autres.
Notons tout d'abord que, dans les paraboles évangéliques, la signification de la comparaison (le "nimshal") est rarement explicitée, sinon sur la demande expresse des disciples, alors que la parabole s'adressait à la foule (cf. Mt 13: le semeur, l'ivraie...)(5) En ne précisant pas le sens de sa parabole, Jésus laisse planer une question à laquelle chacun est appelé à répondre selon ce qu'il comprend.
Ch. H. Dodd(6) explique ainsi le fait que Luc ait ajouté une série de moralités à la difficile parabole du Gérant habile (16,1-7):
a) « En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière » (y 8);
b) t Faitcs-vous des amis avec l'argent trompeur » p. 9);
c) «Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance pour l'argent trompeur, qui vous confiera le bien véritable? » (y. 11).
Cette dernière conclusion est à rapprocher d'une parabole rabbinique:
y Parabole d'un roi qui avait nommé deux intendants. L'un avait été préposé au grenier de la paille, et à l'autre avait été confié le trésor d'argent et d'or. Le préposé au grenier de la paille fut suspecté; malgré cela, il se plaignait amèrement de n'avoir pas été chargé du trésor d'argent et d'or. On lui dit: Rake! Si tu as été soupçonné alors que tu étals chargé du grenier de la paille, comment te ferait-on confiance pour le trésor d'argent et d'or?» (Mekilta d'Exode 20,2)
Il arrive aussi que Jésus, en guise de "nimshal", pose une question directe à son interlocuteur: « Lequel des trois, à ton avis, s'est montré le prochain de l'homme qui était tombé sur les bandits? » (Lc 10,36); ou encore: « Lequel des deux e fait la volonté du père? » (Mt 21,31).
Jésus sait que la réponse que chacun se donnera à lui-même le provoquera davantage à la conversion que celle qui lui serait imposée de l'extérieur. Non seulement Jésus respecte la liberté de l'homme: il propose et ne contraint pas, mais respecte aussi le cheminement de chacun, sa capacité à comprendre et à agir "hic et nunc" Tandis que la question demeure un appel, la "morale"
explicite risque d'enfermer l'homme dans son incapacité du moment (7) Mais cette liberté risque également de lui fermer les yeux, de lui boucher les oreilles et d'endurcir son coeur. Et. malgré ce danger, Jésus, comme Dieu tout au long de la Révélation, se contente, par la parabole, de proposer la conversion.
Un propos non exégétique
Outre le fait qu'elles sont généralement explicitées, les paraboles rabbiniques, telles qu'elles ont été fixées par écrit, ont un propos exégétique (8). La parabole est, en effet, le procédé habituel pour tenter de lever une difficulté de l'Ecriture, en voici un exemple:
« Mieux vaut le jour de la mort que le jour de la naissance.» (00 7,1)
« Cela est comparable à deux bateaux de haute mer: l'un quittait le port et l'autre y entrait. Sur le premier, tous les passagers se réjouissaient (à Vidée du voyage à faire), sur l'autre, le contentement était mitigé (car le voyage touchait à sa fin). Quelqu'un qui était avisé dit: Je vois en cela un paradoxe: sur le bateau qui sort du port, on ne devrait pas se réjouir, car on ne sait pas ce qu'on va trouver, à quelle mer et à quels vents il faudra faire face; tandis que sur celui qui rentre au port, tout le monde devrait être heureux d'avoir fait le voyage et d'être rentré sain et sauf.» (Exode Rabba XLVIII, 1)
Jésus, quant à lui, n'explique pas "Ecriture, sinon le premier commandement: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même» (Le 10,27-37; cf. Dt 6,5 et Lv 19,18). D'ordinaire, il n'a pas besoin d'invoquer cette autorité, car « il les enseignait en homme qui e autorité et non pas comme les scribes» (Mt 7,29). Et si, comme le fait remarquer Luc (4,32), u sa parole est pleine d'autorité », c'est que sa vie est en accord avec cette parole: impossible de le prendre en défaut. Et là est peut-être la pierre, une des pierres au moins, sur laquelle vont achopper certains de ses contemporains.
Un emploi fréquent du procédé de la « mesure de Dieu »
Pour comprendre cela, il faut évoquer un autre procédé de la littérature rabbinique qui, pour tenter de dire qui est Dieu, l'oppose aux humains (rois, maîtres, pères), grâce à une formule également stéréotypée: « Le Saint, béni-soit-Il,(9) n'est pas ainsi!»
Voici quelques comparaisons qui tentent de décrire la manière d'agir, la "mesure"(10) de Dieu, par rapport à celle de l'homme:
« Mesure d'un être de chair et de sang: si quelqu'un est redevable au roi de quelque chose et qu'il veuille lui exposer un besoin, il doit d'abord lui donner ce qu'il lui doit.
Mais le Saint, béni-soit-il, n'est pas ainsi: même si un homme lui est redevable de plusieurs obligations, lorsqu'il Lui demande quelque chose, II lui répond (favorablement). Telle est sa bonté.» (14e middah)
Ainsi se comporte le roi qui remet sa dette à son serviteur: Mt 18,23-35.
« Mesure d'un être de chair et de sang: si un homme est accusé devant le roi, tant qu'il nie, on ne le met pas à mort, mais dès qu'il avoue. Il est immédiatement mis à mort.
Mais le Saint, béni-soit-il, n'est pas ainsi: Au contraire, aussi longtemps qu'un homme nie (sa faute) en disant: Je n'ai pas péché, il est passible de mort; mais dès qu'il avoue en disant: J'ai péché; il n'est plus coupable, comme II est dit: "Qui cache ses fautes ne réussira pas, qui les avoue et y renonce obtiendra miséricorde." » (Pr 28,13) (15emiddah)
Telle est la "mesure" du Père de l'Enfant prodigue.
Il semble que ce procédé sous-tende nombre de paroles de Jésus sur Dieu. Dans la parabole des Ouvriers de la onzième heure (Mt 20,1-16), Jésus ne trace pas le portrait du patron Idéal. Une certaine "justice sociale" proclamée par les prophètes, ne pouvait tolérer ce comportement du maitre. Du fait qu'il a besoin d'ouvriers, ceux-ci, par leur travail, deviennent ses associés. En conséquence, son bien ne lui appartient plus totalement, et il doit le partager en fonction du travail de chacun. Mais Dieu n'est pas ainsi... Martre de son bien, Il est libre de donner à qui Il veut. Et tout don de Sa part est pure miséricorde!
Cette miséricorde, cet amour sans limite pour les pécheurs, est renseignement sur lequel Jésus revient continuellement dans ses paraboles D'ailleurs, « les pharisiens et les scribes murmuraient:
Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux!» (Le 15,2).
Quittons le domaine de la parabole pour constater que Jésus, en effet, se comporte à l'inverse des "mesures" d'un être de chair et de sang:
«Mesure d'un être de chair et de sang: si un homme est passible de mort devant l'autorité, Il ne sera pas sauvé, mais tué; s'il est passible de coups, il ne sera pas sauvé, mais battu; s'il est passible d'une amende, il ne sera pas acquitté à moins de payer.
Mais le Saint, béni-soit-il, n'est pas ainsi: si un homme est passible de mort devant Lui, il sera sauvé par ses paroles» (c'est-à-dire son aveu). (16e middah)
C'est le cas de la femme adultère (Jn B).
« Mesure d'un être de chair et de sang: si un homme a dérobé, volé pendant un certain temps, lorsqu'il abandonne sa conduite et fait repentance, aussitôt on l'accable de reproches. Mais le Saint, béni-soit-gh n'est pas ainsi: au contraire, lorsqu'un homme a péché pendant longtemps, dès qu'il abandonne sa conduite et fait repentance, aussitôt plus aucune faute ne lui est rappelée. comme il est dit: "Aucun des péchés qu'il a commis ne sera retenu contre lui." » (Ez 33,16) (17e middah)
Ainsi se comporte Jésus avec Marie-Madeleine (Lc 36-50), avec Matthieu et les collecteurs d'impôt (Mt 9,9-13). Jésus agit donc en parfaite conformité avec ce que l'Ecriture nous dit de Dieu.
Son autorité ne découle pas de sa connaissance de la Torah, mais de ce que, « Parole faite chair», il vit la Torah. De là sa tranquille assurance face à toutes les questions, à toutes les objections. voire à tous les pièges. Et là s'origine la crise qu'il provoque: car le Royaume est là, en sa personne. Parce que son comportement les juge, et non pas ses paroles, il est "scandale" pour nombre de ses contemporains. Il met en garde contre « ceux qui disent et ne font pas» (Mt 23,3). Comme le maître qui remet toutes les dettes (Lc 7,41-44), Jésus pardonne aux pécheurs. Il va audevant des boiteux, des sourds, des muets, des prostituées, C'est en cela que le Royaume est déjà là.
Un Royaume de Dieu à venir est déjà présent
Il semble bien, en effet, que ce soit sur ce point précis du « Royaume des cieux » que les paraboles de Jésus apportent une «nouveauté » par rapport aux paraboles rabbiniques.
Non que l'expression «Royaume des cieux » (malkut shamayim) ait pu étonner ses contemporains(11) Par la récitation quotidienne du Shema Israël (Dt 6,4-9), le juif manifeste son désir d'« accueillir (aujourd'hui) le joug du Royaume des cieux » (legabel 'ol malkut shamayim)... « Quiconque n'accueille pas le Royaume de Dieu...» (Mc 10,15). Or, « accueillir le joug du Royaume des cieux », c'est observer les mitswoth et manifester par là que l'on reconnaît Dieu pour roi. En ce sens, le Royaume est une réalité à faire advenir, à rendre présente par l'accomplissement de la Torah. Il dépend donc de la fidélité d'Israël. Mais, en même temps, le Royaume désigne une réalité à venir, à laquelle la prière juive aspire quotidiennement par la récitation du Qaddich: « Qu'Il établisse Son Royaume durant votre vie et durant vos bouts et durant la vie de toute la maison d'Israël »(12)
Dans les paraboles évangéliques aussi. le Royaume est «à venir». Le jugement est pour plus tard, ce qui explique la sévérité de Jésus à l'égard de ceux des pharisiens et des sadducéens qui faisaient déjà la "séparation", qui formulaient déjà le jugement, qui fermaient déjà la porte... Viendra le Jour — mais seul le Père en connaît l'heure (Mt 24,36) — où le maître dira aux serviteurs: « Ramassez d'abord l'ivraie et liez-la en bottes pour la brûler; quant au blé, recueillez-le dans mon grenier » (Mt 13.30); où les anges surviendront et sépareront les mauvais d'avec les justes, et les jetteront dans la fournaise de feu; là seront les pleurs et les grincements de dents » (Mt 13, 49-50 et 22,13): où les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers » (Mt 20,16); où l'époux dira: « En vérité, le vous le déclare, je ne vous connais pas» (Mt 25.12), alors que les vierges qui étaient prêtes « entrèrent avec lui dans la salle de noces et l'on ferma la porte»: où «à tout homme qui a, il sera donné et il sera dans la surabondance, mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré » (Mt 25,29); où le roi dira à ceux qui sont à sa droite: « Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde... puis II dira à ceux qui sont à sa gauche: « Allez vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges» (Mt 25,34 et 41).
Le Royaume «à venir», c'est le grand arbre où les oiseaux du ciel viennent faire leur nid (cf. Mt 13,32), c'est toute la masse de la pâte en train de lever (id. v. 33), c'est... le festin de noces (id. 22,4).
Pourtant, Jésus dit clairement que « le Royaume de Dieu est arrivé »; et le contexte dans lequel Luc (10,9) nous rapporte cette révélation prouve que la venue du Royaume ne dépend pas des hommes, de leur fidélité aux mitswoth: « Là où on ne vous accueillera pas, sortez sur les places et dites... Pourtant, sachez-le, le Règne de Dieu est arrivé.» C'est un fait, un fait historique, en la personne de Jésus. Dans la parabole du Fils retrouvé, le "déjà" et le "pas encore" se côtoient: le Royaume est là, en Jésus; mais il est encore « à venir » pour l'humanité en marche vers son achèvement.
Il nous faut donc tenir ensemble les deux bouts de la chaîne, sans très bien comprendre comment, et où, ils se rejoignent. Bien que "déjà" arrivé, le Royaume est "à venir", et il appartient à l'homme de le faire advenir jour après jour. Le judaïsme a raison, qui rappelle, à temps et à contretemps, ce verset de l'Ecriture (Dt 4,1): « Ecoute, Israël, les lois et les coutumes que je vous apprends Moi-même à mettre en pratique», lois et coutumes que Jésus n'est pas venu abolir (Mt 5,17).
Selon une idée chère à Matthieu, le Royaume est aujourd'hui un "mélange" d'ivraie et de blé, de bons et de mauvais poissons, de sages et d'insensés, de travailleurs plus ou moins zélés; c'est un complexe de terrains différemment préparés pour accueillir la semence. Comme le bon et le mauvais penchant se partagent le coeur de l'homme, justes et pécheurs constituent ensemble les ouvriers du Royaume. Mais, de même que le laboureur ne pourrait taire produire la semence si une force ne s'y trouvait cachée, de même les efforts, pourtant indispensables des hommes, ne porteraient aucun fruit sans le souffle caché qui travaille les uns et les autres. Le Royaume est là, mais il faut le faire advenir, en «serviteurs inutiles ». Le Royaume est là en Jésus qui est vainqueur du mal, et pour qui la justice s'achève dans l'amour. Le trésor, c'est lui, pour qui il faut tout laisser.
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Ainsi la forme parabolique de l'enseignement de Jésus ne pouvait surprendre. Homme-juif, d'une époque déterminée, en un lieu précis, il dispose,comme tous les maîtres autour de lui, d'un "fonds commun" de sujets ou de "motifs", dans lequel il lui suffit de puiser pour décrire une situation à la fois ancienne et nouvelle. Ce faisant, il parle un langage accessible à tous.
Or, Rabbi Ishmaè1 nous dit cela de Dieu Lui-même: « La Torah parle le langage des hommes », (dibberah torah ki-[`thon beney 'adam)(13) Dieu parle le langage des hommes pour Se faire connaître et, en même temps, révéler à l'homme qui il est, et à quel bonheur il est appelé.
Tel est bien le propos de l'homme-Jésus-Filsde-Dieu: décrire le Royaume de son Père et tracer le chemin du RETOUR. Il emploie pour cela la forme la plus simple qui puisse faire accéder au mystère, à l'intimité de Dieu. Or c'est là que nous butons. tout comme les contemporains de Jésus: dans notre difficulté à passer du réel quotidien à la réalité signifiée. Ce n'est pas une question d'intelligence: « Le Royaume est pour les petits et ceux qui leur ressemblent » (Mt 19,14). c'est une question d'adhésion du coeur, de conversion.
En raison môme de sa simplicité, la parabole comporte, en effet, un risque: l'auditeur peut écouter de l'extérieur ou, au contraire, accepter d'y être impliqué. Au premier s'adresse le prophète: « Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas; vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. Car le coeur de 'ce peuple s'est épaissi, ils sont devenus durs d'oreille» fis 6,9-10 cité par Mt 13,14-15). Au second est proclamé: « Heureux vos yeux parce qu'ils voient et vos oreilles parce qu'elles entendent » (Mt 13,16).
A aucun moment, Jésus ne nous demande de "faire le Royaume"... mais seulement d'y entrer... car le Royaume est là, en sa personne: « Je suis le Chemin... », et on y entre par la foi, qui appelle à faire les oeuvres de Jésus et même de plus grandes (cf. Jn 14,12). V entrer, c'est en accepter la charte. la mettre en oeuvre jour après jour, jusqu'au Jour où nous prendrons place au banquet. revêtus de la « robe nuptiale », nous souvenant que la "mesure" de Dieu n'est pas la mesure de l'homme, et que beaucoup de ceux que nous jugeons inaptes au Royaume des cieux nous y précéderont, car:.« Je fais miséricorde à qui je fais miséricorde» dit le Seigneur (Ex 33.19).
Notes* Sr Dominique de La Maisonneuve. ND.S., est membre du Sidic-Pans. Elle est professeur d'Hébreu à l'Institut Catholique de Paris et vient de publier un petit livre (Supplément au Cahier Evangile 50) sur ee Les Paraboles Rabbiniques » éd. du Cerl 1989.
1 - La traduction de l'Ecriture, comme les titres des paraboles sont généralement empruntés à la T.O.B.
2 - Cf. R. Bultmann. Die Geschichte des Synoptischon Tradition (Forschungen zur Rel. und Lit. des A. und NT., 29) dème éd. Goettingue, 1971, p. 108.
3 - Le serviteur, comme le disciple, est appelé fils. Ainsi est manifesté que le rapport de maitre à disciple est comparable à celui du père à son fils.
4 - Cette terminologie est empruntée au Professeur D. Flusser, dans son étude sur les rapports entre les paraboles évangéliques et les paraboles rabbiniques: Yahadut urnecloroth ha-natzrut. Jérusalem, 1979, pp. 161 à 183.
5 - Il est d'ailleurs généralement admis que ces explications sont davantage le fait des évangélistes que de Jésus lui-même. Cf. Ch.H. Dodd. Les Paraboles du Royaume de Dieu, Le Seuil, Paris 1977, p. 145.
6 - Op. cit.. p. 30.
7 - Nombreux sont les textes rabbiniques qui montrent que Dieu veille à ce que chacun ait, en temps voulu, la nourriture qui lui convient; Exode Rabba 2, 2:
8 - Même si le rapport direct à IToriture est tardif, il n'en reste pas moins que, déjà dans la Bible, le "mashal" vise à expliquer la Parole de Dieu, et tel continue à être son propos dans la Torah orale.
9 - Par respect pour Dieu, la littérature rabbinique évite de Le nommer; elle préfère souvent cette périphrase: le Saint, béni-soit-Il.
10 - Les "mesures" — middoth — de l'homme, en opposition avec le comportement de Dieu, sont répertoriées dans la Mishna de Rabbi Eliezer ou Midrash des 32 middoth.
11 - Ch.H. Dodd, op. cit., pp. 34 et 35.
12 - Cette prière du ter siècle fait écho à la demande du Notre Père: «Que ton règne vienne!»
13 - Par cette règle d'interprétation, l'école de Rabbi Ishmaél (e s.) s'écarte de celle de Rabbi Aqiba, pour qui tout mot de l'Ecriture est signifiant.