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Influence de l'art juif sur les représentations artistiques du christianisme primitif
Ursula Schubert
Le texte que nous présentons ici est la 3ème partie d'un article paru dans la revue de langue allemande Kairos. Après avoir traité de l'influence des symboles religieux païens et de l'iconographie liée au culte romain des Empereurs, l'auteur note certaines influences du judaïsme, de l'art synagogal particulièrement, sur la décoration des premières basiliques chrétiennes.
Une vue d'ensemble rapide sur l'apport du paganisme à l'art chrétien primitif nous montre que ce sont presque exclusivement des images du Christ présenté soit comme sauveur soit, à partir du 4ème siècle, comme triomphant, qui ont été représentées, et cela dans le langage imagé familier au monde païen depuis l'Antiquité; mais l'ornementation des basiliques chrétiennes, qui ont été construites un peu partout dans l'Empire romain à partir de Constantin, ne s'est pas limitée à des images du Christ ou à la représentation des miracles accomplis par celui-ci, comme nous avons pu le voir pour le baptistère de Doura-Europos.
La connaissance que nous avons des basiliques chrétiennes primitives ne vient pas seulement des rares monuments de cette époque qui nous ont été conservés, mais aussi de témoignages écrits. Ainsi, une lettre écrite par Nilus d'Ancyre à un fonctionnaire de Constantinople nous a-t-elle été conservée (Ep. IV, MPG 79, 577 f.): Ce dernier lui ayant demandé comment il devait décorer l'église qu'il venait de construire, Nilus répondait qu'il lui fallait faire représenter dans l'église, par un très bon peintre, des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament: et il exprimait en même temps l'espoir que la crainte de Dieu manifestée par les Patriarches de l'Ancien Testament puisse animer les chrétiens qui contempleraient ces images, et les pousser à témoigner comme eux de leur foi. Dans la nef aussi, disait-il, on devrait représenter des scènes de l'Ancien Testament. Des images de ce genre nous ont été conservées dans la nef de l'église Sainte Marie Majeure, à Rome, qui date de la première moitié du Sème siècle, mais les recherches actuelles amènent à penser que les modèles de ces séries d'images ne proviennent pas d'un atelier chrétien, mais qu'elles sont originellement l'oeuvre d'un atelier juif. Ainsi le judaïsme a-t-il apporté lui aussi sa contribution à la formation de l'art chrétien.
Vestiges d'un art juif figuratif
Notre connaissance de l'art juif de la haute Antiquité ne remonte pas avant les années 20 de ce siècle. Au moment de la découverte de l'antique synagogue de Bet Alpha en Galilée, les personnes engagées dans les fouilles ont trouvé sur le sol, à leur grande surprise, une mosaïque avec des représentations figuratives. De cela nous parlerons plus tard. Cette découverte a cependant été éclipsée lorsque vers les années 30, au cours des fouilles de la colonie romaine frontalière de Doura-Europos, sur l'Euphrate, on a trouvé sous le sable du désert une salle synagogale datant du milieu du 3ème siècle, dont les murs atteignent jusqu'à 7 mètres de hauteur et sont décorés, tous les quatre, de scènes de l'Ancien Testament. Même si, jusqu'à ce jour, aucune autre synagogue antique avec représentations de scènes de l'Ancien Testament n'a été retrouvée, nous savons cependant par des inscriptions synagogales que Doura-Europos n'a pas été un cas isolé. Une inscription de ce genre a été trouvée dans la synagogue de Sardes, en Lydie, et une autre dans la synagogue d'Akmonia, en Phrygie, au Nord-Ouest d'Apamée. L'inscription de Sardes, qui mentionne expressément le mot zoographia, donc un art figuratif, et qui date du commencement du 3ème siècle, nous permet de déduire qu'il n'y avait des peintures que sur le plafond, car les murs étaient recouverts d'incrustations de marbre. D'après l'inscription d'Akmonia, les murs et le plafond étaient peints, mais comme cette inscription date de la fin du ler siècle, on peut se demander s'il s'agissait vraiment de représentations figuratives.
De la synagogue de Doura-Europos, la salle de culte a été totalement conservée, mais les quatre murs ne s'élèvent pas tous à la même hauteur. Au centre du mur Ouest, se trouve la niche réservée aux rouleaux de la Torah: le petit arrondi de l'abside est décoré d'une coquille, une conque. Juste au-dessus, se trouve dessinée une façade du Temple avec, à gauche, le chandelier à sept branches et, entre les deux, un loulav et un étrog, branche de palmier et fruit de cédrat qui caractérisent la fête des Tabernacles (1). Les objets du culte sont donc ici représentés tels qu'ils se trouvaient dans le Temple de Jérusalem, pourtant détruit presque 200 ans auparavant par les Romains. Nous trouvons une représentation similaire des objets de culte dans le premier des trois panneaux de mosaïques, sur le sol de la synagogue de Bet Alfa, datant du hème siècle (2). Au centre, nous pouvons distinguer l'arche (l'armoire) de la Torah, de nouveau avec une conque dans le tympan. Les deux oiseaux, sur les plans inclinés des pignons, veulent représenter les chérubins auprès de l'Arche d'alliance, au Temple. On voit là aussi deux chandeliers à sept branches, divers ustensiles du Temple et, aux deux extrémités, la représentation d'un rideau. Ce dernier ne se trouvait pas seulement dans la synagogue, devant la niche réservée à la Torah, mais aussi dans le Temple de Jérusalem. Il y avait donc généralement, c'est évident, dans les synagogues de la haute antiquité, devant et au-dessus de la niche réservée à la Torah, la représentation des ustensiles du Temple tels qu'ils ont existé à Jérusalem, avant la destruction du Temple.
Le sacrifice d'Isaac
De l'autre côté de l'image représentant la façade du Temple, à Doura-Europos, se trouve dessiné le sacrifice d'Isaac (3). Abraham est debout devant l'autel où est étendu Isaac, et il a le couteau tiré. Il regarde en direction de la main de Dieu qui vient d'apparaître dans le ciel. Au premier plan, nous voyons un bélier près d'un arbre, Nous trouvons aussi une représentation du sacrifice d'Isaac à la synagogue de Bet Alfa, sur un des trois panneaux du pavement en mosaïque (4); mais cette fois la représentation est élargie par une autre scène, celle des deux serviteurs d'Abraham et de l'âne qui, avec celui-ci, se sont rendus au Mont Moria et sont restés au pied de la montagne. Nous voyons à droite, sur l'image, Abraham qui jette Isaac lié sur l'autel du sacrifice. Derrière Abraham, à gauche, se trouve le bélier qui, faute d'espace, se dresse pour ainsi dire debout et qui est ici attaché à l'arbre. Cela correspond aux Targums araméens de Gn 22,13, et non pas au texte biblique selon lequel le bélier s'est pris par les cornes dans un fourré.
On trouve une représentation similaire de ce thème dans une copie du manuscrit de KosmasIndigopleustes, datant du 9ème siècle (cod. Vat. gr. 699, fol. 59r). Kosmas, celui « qui a voyagé en Inde », a vécu vers le milieu du 6ème siècle à Alexandrie, et même un certain temps peut-être dans la péninsule sinaïtique; il peut donc très bien avoir été influencé par un modèle juif pour sa représentation du sacrifice d'Isaac. En haut à gauche, nous voyons de nouveau les deux serviteurs d'Abraham avec l'âne, puis une représentation d'Isaac portant lui-même le bois sur son dos (comme il était représenté, par exemple, dans la fresque de la grande nef de St Paul-Hors-les-Murs, à Rome, qui date du Sème siècle et qui n'a été conservée que dans des copies), allusion chrétienne au Christ portant lui-même le bois de sa croix en vue de son sacrifice. Dessous, se trouve le bélier attaché à un arbre, comme nous l'avons déjà vu à Bet Alfa. Le fait qu'Abraham soit ici sur le point de planter le couteau dans la gorge d'Isaac selon les fois de l'abattage rituel juif ne rencontre aucun parallèle dans les modèles juifs que nous avons vus; mais l'image correspond au texte d'une hymne de Grégoire de Nysse (PG 46, 565 ff.) à la louange d'Abraham. Ce dernier y est décrit comme un prêtre en train de sacrifier, sur le point d'offrir son fils en sacrifice selon les prescriptions rituelles juives. Le Père de l'Église cappadocien a permis ainsi aux artistes chrétiens de traduire en images, à l'aide des symboles religieux et selon les modèles picturaux juifs, une interprétation scripturaire purement chrétienne de l'événement essentiel de salut pour les juifs, l'Alliance de Dieu avec son peuple.
Pour illustrer les scènes bibliques des Patriarches, dont Nilus d'Ancyre avait recommandé qu'on décore les nefs de l'église, les artistes chrétiens ont donc cherché des modèles dans l'art juif synagogal. Nous avons de cela un exemple dans l'illustration du sacrifice d'Isaac. Nous pourrions citer aussi l'exemple de Moïse sauvé des eaux par la fille de Pharaon ou celui du passage de la Mer Rouge. Ces deux derniers cycles se retrouvent aussi dans la synagogue de Doura-Europos, et les particularités de cette représentation peuvent être retrouvées dans l'art chrétien du haut et bas Moyen-Age.
La synagogue, « demeure de Dieu », comme l'église
Il semble cependant que cette influence ne s'est pas limitée au fait que les chrétiens aient repris certains motifs décoratifs figuratifs à la synagogue, mais que la décoration de l'église dans son ensemble ait reçu d'elle une impulsion. Cela suppose, il est vrai, que la synagogue n'ait pas été seulement le lieu du rassemblement et de la prière pour la communauté, mais qu'elle ait été considérée, comme l'avait été auparavant le Temple de Jérusalem, comme un lieu saint appartenant à la divinité. Nous avons vu qu'à la synagogue de Doura-Europos, au 3ème siècle, et à celle de Bet Alfa au 6ème siècle (et on pourrait ajouter bon nombre d'autres exemples), les objets de culte du Temple étaient représentés au-devant et au-dessus de la niche de la Torah. Cela devrait prouver de manière évidente que, après la destruction du Temple, chaque synagogue était considérée comme une demeure de Dieu. C'est dans ce sens qu'il nous faut aussi comprendre les paroles de Rabbi Yermiya, au nom de Rabbi Abbahou, vers l'an 300: « Cherchez le Seigneur là où il se trouve! (Is. 55,6). Et où se trouve-t-il donc? - dans les synagogues et les maisons d'étude » (J. Ber. V,1). Il existe encore toute une série de sentences rabbiniques dans le même sens, et toutes de cette même époque.
La preuve la plus incontestable nous vient cependant des inscriptions qui parlent de la synagogue comme d'un lieu saint, en grec hagios topos, en araméen athra qadisha. De la synagogue de Stobi, en Macédoine, nous a été conservée une inscription de la 2ème moitié du Sème siècle, dans laquelle la synagogue est appelée hagios topos; et le terme de athra qadisha est attesté dans plusieurs synagogues palestiniennes du 6ème siècle. Mais si la synagogue, après la destruction du Temple, a été de plus en plus considérée comme la demeure de Dieu, un lieu saint, cela correspond aussi à l'idée qu'ont les chrétiens de la maison de Dieu. Ceux-ci, en effet, donnent à leur lieu de culte le nom de kyriakou, mot dérivé de kurios, qui signifie, « demeure du Seigneur ». Et si la synagogue, tout comme l'église, était considérée comme la demeure de Dieu, il devenait possible aussi de faire quelques emprunts aux juifs pour la décoration de l'intérieur de l'église.
La vision eschatologique/théophanique
A la synagogue de Doura-Europos, au-dessus de la niche de la Torah et des objets de culte, se trouvait le panneau central, « le tableau d'autel », à deux étages pour ainsi dire. Nous trouvons là trois couches de peinture superposées: un arbre d'abord, qui est encore visible et appartient à la couche la plus ancienne, et deux images, à droite et à gauche de celui-ci, qui appartiennent à la couche la plus récente: elles représentent à gauche le patriarche Jacob allongé sur son lit et bénissant ses 12 fils (Gn 49), et à droite le même Jacob bénissant les deux fils de Joseph, Ephraïm et Manassé (Cn 48). Au-dessus de la scène de bénédiction de gauche, nous voyons David, le chantre des psaumes, représenté assis tel Orphée et, devant lui,debout, le lion de Juda (5). Les scènes de bénédiction ont toutes deux des connotations messianiques, aussi l'image peinte au-dessus, représentant un roi assis sur son trône et entouré de ses serviteurs, ne peut-elle guère être interprétée autrement que comme une représentation du Seigneur du monde à venir, entouré de sa cour céleste.
A droite et à gauche de cette image du haut, qui illustre donc un thème eschatologique, nous trouvons deux représentations de Moïse: à droite, devant le Buisson ardent, à gauche, recevant au Sinaï les tables de la Loi. Au-dessus du buisson apparaît la main de Dieu. L'image de gauche est abîmée en haut, mais nous voyons encore un morceau d'une table de la Loi, et aussi les sandales enlevées manifestant la sainteté du lieu. Les deux scènes de Moïse, illustrant le récit biblique des visions de Dieu, se trouvent donc à droite et à gauche de l'image centrale qui représente probablement le Seigneur du monde à venir.
Nous trouvons un parallèle parfait à cette disposition des images dans deux églises chrétiennes du 6ème siècle, dont l'une se trouve au Sinaï, non loin donc de Doura-Europos, et dont l'autre est liée également au monde culturel de l'antique Byzance: c'est l'église St Vital de Ravenne. L'abside de l'église du couvent Ste Catherine, au Mont Sinaï, est décorée dans sa partie concave par une mosaïque représentant la transfiguration du Christ au Thabor. Dans cette mosaïque de l'abside, nous retrouvons les deux scènes de Moïse: à gauche devant le Buisson ardent, et à droite recevant les tables de la Loi. Dans les deux cas, Moïse est tourné vers le centre de l'abside. Dans la mosaïque de l'abside de St Vital, le jeune Christ-Emmanuel trône sur le globe terrestre et tient en main le rouleau aux sept sceaux. Il s'agit donc de nouveau d'une représentation de théophanie. Juste à côté, sur le mur Sud du presbytère, nous voyons Moïse au Buisson ardent: il se retourne vers la main de Dieu qui vient de la direction de l'abside; et sur le mur Nord du presbytère, nous le retrouvons de nouveau, recevant le rouleau de la Loi.
Les deux parallèles chrétiens semblent confirmer la conjecture que l'image centrale, située à Doura-Europos, au-dessus de la Torah, est bien elle aussi en quelque sorte une représentation de théophanie.
Cette vue d'ensemble des divers éléments grâce auxquels l'art chrétien primitif a pu se constituer a permis de montrer que les premiers artistes chrétiens avaient puisé surtout à trois sources: la mythologie païenne, le culte de l'Empereur romainet la peinture religieuse juive. La mythologie païenne a aidé à visualiser, dans le langage de l'époque, l'action libératrice et salvifique du Christ; l'iconographie romaine de l'Empereur a été utilisée pour représenter le Christ comme véritable Seigneur du monde, et le judaïsme a contribué, grâce à ses collections d'illustrations bibliques, à la représentation typologique de l'Ancien Testament, telle que le Nouveau Testament la suggère déjà...